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14 juin 2001 (Kabylie) : la fracture – 14 juin 2019 : la réparation ?

OPINION

14 juin 2001 (Kabylie) : la fracture – 14 juin 2019 : la réparation ?

14 juin 2001 : cette date est gravée dans nos mémoires. Marquant l’histoire du printemps noir, cette journée avait fait suite au massacre perpétré en Kabylie par le pouvoir. Abdelaziz Bouteflika en début de règne, son Premier ministre Ali Benflis, le sinistre ministre de l’Intérieur Yazid Zerhouni et le commandement de la gendarmerie nationale venaient de réprimer dans le sang la révolte de jeunes manifestants exprimant leur colère suite à la mort par balles d’un jeune lycéen, Guermah Massinissa dans une brigade de gendarmerie le 18 avril 2001.

En 4 jours (du 25 au 28 avril 2001) de répression d’une rare violence notamment à Amizour, une cinquantaine de personnes seront tuées par balles parfois de type explosif visant les parties vitales du corps (les rapports médicaux faisant foi), ce qui n’a pas gêné l’un des responsables d’expliquer que l’usage des balles réelles était lié simplement au manque de balles en caoutchouc !!!

129 personnes au total seront tuées, plusieurs milliers seront blessées parmi lesquelles certaines resteront mutilées et handicapées à vie.

Meurtri au plus profond de lui-même, le peuple kabyle, à travers son organisation ancestrale, la confédération de villages kabyles (Archs) a pris la décision de marcher massivement le 14 juin 2001 jusqu’à Alger. Ce fut la plus grande marche depuis l’indépendance jusqu’à la manifestation de 22 février 2019.

Ce mouvement pacifique était porteur d’un document appelé «plateforme d’El Kseur », une plate-forme non pas de haine ni de revanche, mais de revendications essentiellement pour un changement démocratique réclamant entre autres : «un Etat garantissant tous les droits socio-économiques et toutes les libertés démocratiques», une refondation des institutions : «– La mise sous l’autorité effective des instances démocratiquement élues de toutes les fonctions exécutives de l’Etat ainsi que les corps de sécurité», des mesures contre l’impunité : «Pour le jugement par les tribunaux civils de tous les auteurs, ordonnateurs et commanditaires des crimes et leur radiation des corps de sécurité et des fonctions publiques », pour le respect des droits culturels : « atisfaction de la revendication amazighe dans toutes ses dimensions (identitaire, civilisationnelle, linguistique et culturelle) sans référendum et sans condition, et la consécration de tamazight en tant que langue nationale et officielle », pour la justice sociale : «Contre les politiques de sous-développement, de paupérisation et de clochardisation du peuple algérien ».

La réponse du pouvoir lors de cette marche du 14 juin a démontré ses velléités génocidaires en réprimant brutalement les manifestants et poussant de façon irresponsable à un affrontement entre Algériens par l’organisation d’une véritable chasse aux Kabyles « venus envahir la capitale ». Pourtant, trop rares étaient les voix de personnes indignées et solidaires des Kabyles. Cette fois-là encore, la stratégie du régime avait gagné en sortant l’arme de l’ennemi intérieur, et ainsi, malgré ce moment de forte turbulence, ce régime a pu assurer sa pérennité.

14 juin 2019 : près de vingt ans après, où en sont les principaux acteurs de ces événements : la Kabylie, le pouvoir algérien et la nation algérienne ?

La Kabylie : Ces évènements ont eu pour conséquence de confirmer la rupture avec le pouvoir datant déjà depuis 1962, mais aussi la survenue d’une grande fracture avec le reste de la nation algérienne. Cette énième injustice marquée par l’impunité devant le sang versé de la jeunesse kabyle a été ressentie douloureusement par les Kabyles et a conduit à des ruptures qui vont marquer l’histoire de la Kabylie et son rapport à l’Algérie, car l’attitude générale des autres Algériens, au mieux indifférents ou attentistes devant le drame kabyle, a désespéré plus d’un quant à un possible destin commun. Bon nombre de jeunes adultes ont décidé de prendre le chemin de l’exil à la recherche d’une terre d’accueil, en France, au Canada ou ailleurs avec le sentiment d’être quasi apatrides. Devant l’arrivée en masse de demandeurs d’asile kabyles souvent bien éduqués, le directeur de « France Terre d’asile  » avait alerté publiquement : « Est-ce qu’il s’agit là d’un début de politique de dépeuplement ethnique, qui serait encouragée par les autorités algériennes ? Quand un pays voit sa force vive s’échapper ainsi, on peut s’interroger sur son avenir…»*.

La rupture a également été d’ordre idéologique et politique avec la ligne des luttes kabyles traditionnelles. Des organisations politiques vont naitre, marquées par un recentrage autour de la Kabylie. Ce sera l’émergence soit de courants autonomistes fondés sur des idées circulant depuis les années 90 prônant une refondation de l’État Nation plus adaptée à la réalité multiculturelle algérienne, soit de courants plus radicaux prônant l’indépendance de la Kabylie.

Et pourtant la Kabylie va reprendre espoir le 22 février 2019, suite à la démonstration massive du peuple algérien marquant sa volonté de recouvrer sa souveraineté, après l’initiative heureuse de la population de Kherrata du 16 février 2019. Les Kabyles vont participer activement à la révolution en marche, sortant enfin de la solitude de ce combat démocratique, inégal face au système en place et contre lequel seule l’union est une arme efficace.

Il y a lieu de rendre un hommage à la Kabylie qui, malgré ses sacrifices pour une Algérie souveraine et démocratique, n’a recueilli que trahisons, emprisonnements, tortures, embargo économique, déni de son identité et dépossession de sa culture et de sa langue. Par son engagement, la Kabylie démontre encore une fois son patriotisme à toute épreuve en continuant à se battre pour libérer l’Algérie de la dictature, pour la sauvegarde de l’identité et de l’âme algérienne contre toutes les formes de colonialisme et d’impérialisme.

Cette région montagneuse du bord de la Méditerranée, petite en surface, mais grande par son rôle politique, est reconnue comme le bastion des libertés démocratiques, s’élevant dès 1963 contre l’instauration de ce régime dictatorial, s’opposant à l’idéologie religieuse meurtrière des années 90, militant pour l’égalité des sexes en droit et la séparation du religieux et du politique. Elle a également et surtout été à l’origine de l’éveil à la conscience amazighe, avec aujourd’hui une dynamique de réappropriation de l’identité amazighe des peuples nord-africains, lesquels en refondant leurs appartenances sont susceptibles de conduire à un bouleversement géopolitique régional dans le futur.

Le pouvoir algérien : deux décennies après, le pouvoir n’a pas changé. Si ce pouvoir est actuellement mis à nu et finissant, il est toujours prêt à tout pour sauvegarder ses intérêts et maintenir un système incapable d’innovation, totalement autiste et basé sur le coup de force permanent y compris contre la volonté manifeste de la totalité du peuple.

L’impunité totale est une autre caractéristique de ce régime grâce à laquelle les responsables des évènements de 2001 n’ont jamais été inquiétés, mais plutôt promus comme c’est le cas de Yazid Zerhouni et d’Abdelaziz Bouteflika par le prolongement de son mandat présidentiel. Il est à noter, par ailleurs, qu’ils n’ont jamais exprimé un quelconque regret, et que seul Ali Benflis a tenté de se disculper maladroitement en rejetant la faute sur les autres protagonistes. Ces responsables, vivants ou morts, doivent répondre un jour de ce crime d’État, pour que la justice soit enfin rendue et que cette plaie ouverte puisse commencer à se cicatriser.

L’antikabylisme est également un autre fondement de ce régime. La Kabylie a toujours été considérée comme l’ennemi de l’intérieur, dangereuse par ses idées, une entité « non arabe » qui doit se soumettre à l’hégémonie idéologique du pouvoir ou disparaître. Ces dernières semaines, une campagne antikabyle sans précédent a été orchestrée via ses relais avec une libération d’une parole raciste, sans retenue, au révisionnisme aberrant, allant jusqu’à l’appel au meurtre sans aucune sanction ou simple rappel à l’ordre.

On accuse la Kabylie de servir les intérêts français, sans se préoccuper de l’insulte faite à la mémoire des nombreux martyrs de cette région, fer de lance de la lutte contre le colonialisme français, contrairement à ses accusateurs adeptes de courants de pensée qui avaient prêché l’assimilation et la fidélité à la France et qui veulent que le pays soit maintenu sous influence des pays du Moyen-Orient, eux-mêmes manipulés par l’Occident. On accuse les Kabyles de francophonie. Eh bien, oui, ils l’assument, car cette langue est un butin de guerre, comme l’a si bien dit le grand Kateb Yacine. La langue française héritée de notre histoire, permet de s’ouvrir au monde, d’accéder au savoir universel et à la pensée rationnelle et non à la pensée magique privilégiée par ce pouvoir et ses adeptes obscurantistes, ce qui peut expliquer d’ailleurs les meilleurs résultats scolaires des enfants de Kabylie et une meilleure préparation des étudiants à l’étranger.

La nation algérienne : Le plus grand changement est là. Bon nombre de raisons semblent avoir travaillé la société en profondeur : les drames vécus notamment lors de la décennie noire, les combats menés par les progressistes algériens, les intellectuels, le combat démocrato-identitaire des Kabyles avec une amazighité de plus en plus affirmée par les Algériens, cette amazighité les éloignant ainsi des appartenances falsifiées et des influences néfastes des idéologies moyenâgeuses moyen-orientales.

L’accès aux réseaux de communication moderne a permis la multiplicité des sources d’information, a libéré l’expression et multiplié les échanges. Même si les forces conservatrices et de la régression sont encore présentes et agissantes, elles ne prennent plus la majorité en otage, laquelle exprime à toutes les manifestations sa volonté de construire une Algérie libre et démocratique.

C’est un changement fondamental. Comprenant mieux le combat de la Kabylie, celle-ci n’est plus perçue comme l’ennemi intérieur dont il faut se méfier, contre laquelle il faut se coaliser avec le pouvoir pour en limiter les actions contre « l’arabe et l’Islam». Dans une démarche de réparation, lors des premières manifestations, des Algérois ont voulu accueillir les marcheurs de Kabylie avec des mets et des mots de bienvenue « halou l’biban, djaw laarouch », « ouvrez les portes, les Archs arrivent ». Des slogans pour la fraternité, contre les discriminations et les manigances de division et de stigmatisation de la part du pouvoir montrent à l’évidence que la donne a changé.

À mon sens, c’est le plus grand acquis de cette révolution. Le pouvoir le sait et cela explique cette campagne anti-kabyle ridicule et désespérée. Le système reste impuissant devant une nation rassemblée sur des fondamentaux authentiquement algériens, aspirant à sortir des influences délétères et lui permettant de construire un avenir qui lui est propre. Par l’acceptation progressive de la pluralité, les Algériens commencent à s’accepter dans leurs réalités diverses, ils ont compris que ce qui les unit, ce n’est ni une langue (les slogans sont multilingues) ni une religion (la mort de l’ibadite Kameleddine Fekhar en est un rappel tragique), mais c’est la TERRE qui les unit, la terre amazighe d’Algérie, leur patrie étant l’Algérie et rien que l’Algérie.

La réparation en cours de cette nation algérienne violentée, fracturée, portant trop de drames et de souffrances est donc possible. L’abrogation de fait par la Révolution du sourire de l’interdiction de manifestation à Alger instaurée depuis le 14 juin 2001 et la réutilisation des mots d’ordre et slogans de 2001 est en soi tout un symbole. Nous ne sommes pas toujours condamnés au pire, nous avons droit nous aussi au meilleur : une nouvelle Algérie authentique, plurielle et fraternelle. L’espoir est-il donc permis ?

M. B.

Article de Royer Solenn : « De nombreux Kabyles demandent l’asile » dans le journal La Croix du 03/10/2001

 

Auteur
Malika Baraka

 




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