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40 ans après : que reste-t-il de la «marche des beurs» ?

Marche des beurs
40 ans après la marche des beurs. Photo : Brahim Chenchabi.

La marche pour l’égalité et contre le racisme, lancée en 1983, a 40 ans. Cette initiative antiraciste, surnommée la « marche des beurs », entendait propager un message de paix et de fraternité qui résonne encore aujourd’hui. 

Il y a quarante ans, le 15 octobre 1983, une poignée d’enfants d’immigrés venus d’une cité des Minguettes, à Vénissieux, lançaient une marche au départ de Marseille. Fatigués par les crimes racistes et la discrimination à l’emploi, ces jeunes sillonnent toute la France « pour l’égalité et contre le racisme ».  À leur arrivée à Paris deux mois plus tard, ils sont accueillis par 100 000 personnes.

Rebaptisée par les médias la « marche des beurs », cette action se décide sur le lit d’hôpital de Toumi Djaïdja, symbole de la marche, après qu’un policier lui a tiré dans le ventre une nuit de juin 1983. « À cette époque, tuer du jeune arabe, c’était un sport national », se rappelle Djamel Attalah, l’un des premiers marcheurs, âgé de vingt ans à l’époque. « Il y avait une dégradation des rapports entre les jeunes et la police, mais aussi un certain nombre de personnes qui avaient plus de liberté de s’armer ciblaient ces jeunes issus de l’immigration. Entre 1981 et 1983, une quarantaine de jeunes de quartier ont été assassinés », renchérit Adil Jazouli, sociologue spécialiste des quartiers populaires. Quarante ans plus tard, la marche de 1983, qui a débouché sur la carte de séjour de dix ans à la suite d’une rencontre entre François Mitterrand et les marcheurs, est entrée dans l’histoire. « C’était la première fois que des jeunes d’origine maghrébine et issus d’un quartier populaire portaient collectivement une revendication d’égalité et de lutte contre le racisme », affirme Adil Jazouli.

« En 1983, nous devenions des acteurs »

« On avait la peur au ventre puisqu’à l’époque nous étions tous étrangers », se souvient Hanifa Taguelmint. En 1980, à quelques mois d’intervalle, deux crimes racistes secouent le quartier marseillais où elle grandit, la Busserine. L’une des victimes est son petit frère Zahir. Il meurt à l’âge de seize ans d’une balle dans la tête, tirée par l’un de ses voisins. L’année suivante, elle participe à la fondation de Radio Gazelle, une radio associative de culture maghrébine, qui deviendra le relais de la marche de 1983. « La presse nationale ne s’emparait pas du sujet dès les premiers jours, il fallait qu’on fasse vivre la marche et qu’on mobilise des jeunes », raconte-t-elle. Comme d’autres, elle montera à Paris pour s’élancer aux côtés des marcheurs. À l’exception près qu’elle fera le voyage dans un car avec cinquante autres jeunes, après avoir organisé un départ massif depuis Marseille.

Pour beaucoup, c’est la première fois qu’ils foulent les rues de la capitale. Tous collés les uns aux autres, ils découvrent le froid parisien, dansent sur des chansons, puis pleurent d’épuisement. Pour Hanifa, c’est le soulagement de voir autant de monde réuni pour les mêmes causes qu’elle défend depuis trois ans. « Au 20 heures, tous les soirs, on entendait parler de crimes racistes et de violences. Là, on n’allait plus parler de nous comme ceux qui subissaient, mais comme ceux qui agissaient. En 1983, nous devenions des acteurs », confie-t-elle. « Ce rassemblement, c’était la France dont je rêve encore aujourd’hui », seconde Djamel.

Des luttes toujours actuelles 

Quarante ans après, les jeunes des Minguettes constatent amèrement que les problèmes qui les ont poussés à débarquer sur le pavé parisien persistent. « Le message est encore d’actualité. Dans ces quartiers populaires, il y a toujours ce déni de citoyenneté », s’indigne Djamel. « Mais aujourd’hui, on entend des discours violents quotidiennement. Être raciste, c’est même plus un délit, c’est une opinion ! » Le marcheur regrette des violences policières qu’il juge plus fréquentes et dénonce « les syndicats policiers porteurs d’une idéologie d’extrême droite ».

Un avis partagé par Hanifa, qui rappelle à quel point les banlieues se sont embrasées après la mort de Nahel, le 27 juin 2023, mortellement blessé par le tir d’un policier après un refus d’obtempérer. « Je veux leur dire que ce qu’ils vivent, nous l’avons vécu aussi, quarante ans plus tôt. Nous avons réussi à former des luttes collectives et c’est ce qui les attend aussi », raconte-t-elle.

Selon la marcheuse, la République ne porte toujours pas de regard inclusif sur les jeunes issus de l’immigration. « Je dis souvent que la République, à ce moment-là, a raté des épousailles avec nous, cette génération qui ne demandait qu’à vivre et travailler. Il y a eu un ratage politique et symbolique énorme », souligne Hanifa. « Moi, j’ai abandonné. On a toujours cette étiquette de maghrébins, alors qu’on est français », déplore Toufik Kabouya, ancien habitant des Minguettes, qui a marché jusqu’à Valence.

Comme l’indique le rapport 2021 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), la population française est pourtant de plus en plus tolérante envers les minorités : l’indice de tolérance, qui s’établissait à 54 en 1990, a grimpé à 68 en 2022. En revanche, les atteintes à caractère raciste augmentent, passant de 242 faits racistes comptabilisés en 1992 à 1636 en 2022. « Aujourd’hui, la situation dans les quartiers est telle qu’il faudrait marcher tous les jours pour dénoncer les discriminations et les violences policières », analyse Adil Jazouli. « La marche n’est que la pointe de l’iceberg de luttes qui l’ont précédé et de luttes qui sont encore en cours aujourd’hui », ajoute Hanifa.

Transmettre la mémoire de la marche aux jeunes 

C’est pour cette raison que l’ancienne marcheuse s’attache à organiser une commémoration des 40 ans de la marche à Marseille, point de départ du mouvement. Avec l’aide de plusieurs membres du collectif Mémoires en marche, Hanifa a réuni des photos et affiches de l’évènement ainsi que des keffiehs et baskets portés par les marcheurs. Le tout est exposé au musée d’Histoire de Marseille jusqu’en décembre 2023. « C’est la première fois que notre histoire rentre dans un musée d’histoire autre que celui de l’immigration », lance-t-elle fièrement.

Pourtant, pendant plusieurs années, Hanifa est restée muette. Sans victoire significative, la marche était devenue un sujet tabou. « Comme tous les gens qui rentrent de guerre, on est silencieux pendant un moment. Là, il est temps que l’on parle. » Pour elle, c’est son chant du cygne. Ce sera la dernière fois qu’elle racontera son histoire et celle de ses camarades, dans l’espoir de l’inscrire dans le roman national. « Il faut savoir transmettre et laisser la place aux jeunes », insiste Hanifa.

D’autres évènements sont prévus à Lyon, lieu de naissance de l’idée du mouvement, ainsi qu’à Paris. Djamel, en tête de cortège en 1983, travaille depuis février 2023 à la coordination nationale de ces commémorations. « Il faudra toujours se souvenir que dans ce pays, il y a quarante ans, une bande de jeunes d’un quartier populaire a interpellé la République pour dire « nous sommes aussi les filles et les fils de cette République et observez-nous comme tel ! » », dit-il. Une piqûre de rappel qui pourrait être utile selon le sociologue Adil Jazouli : « La marche a planté des principes et a ouvert la voie. Ça a permis de lever un plafond de verre. »

« J’essaie d’oublier »

D’autres, au contraire, refusent d’en parler. C’est le cas de Toufik qui fustige encore aujourd’hui la récupération politique de SOS Racisme. En effet, si la « marche des beurs » est un tournant symbolique, l’après marche n’intègre pas réellement ces jeunes marcheurs. SOS Racisme, créé en 1984, reprend le flambeau sous le slogan antiraciste « Touche pas à mon pote ». Aucune figure de la marche n’est présente à la direction de l’association. « Ça n’avait absolument rien à voir avec la marche, on a été manipulés », s’indigne Toufik. Hanifa, elle, parle d’une « mort symbolique ». Faute de revendications claires, de leader ou d’unité politique, aucun mouvement national n’émerge de la communauté maghrébine. « Mitterrand a reçu les marcheurs et leur a servi le « pourboire royal » avec la carte de séjour de dix ans, donc on s’est moins mobilisés et davantage refermés sur nos luttes locales ensuite », explique la marcheuse.

La blessure est toujours ouverte pour Toufik, qui vit désormais à Alger. « J’essaie d’oublier cette époque-là, je ne veux plus en entendre parler. On nous a manipulés parce qu’on était jeunes et qu’on ne comprenait rien à la politique », peste l’ancien marcheur des Minguettes, aujourd’hui âgé de 65 ans. « Encore maintenant, ça me fait mal au cœur. » Depuis, Toufik a coupé tout contact avec les autres marcheurs. Toujours fier d’avoir marché pour ses idées, il garde un souvenir amer de ce qui a suivi la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. « Si c’était à refaire à mon âge, je le referai, mais dans un autre pays », conclut-il. Pour Toufik, comme pour de nombreux jeunes issus de l’immigration, pas question d’oublier à quel point ses espoirs d’intégration ont été étouffés.

Rfi

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