« Tous les grands hommes sont de grands travailleurs, infatigables non seulement à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger. » (Nietzsche)
Que ferons-nous de ce que, malgré l’hostilité des hurleurs et l’adversité des magouilleurs qui se sont abattus sur lui, nous a légué un des piliers de la pensée humaine, dont le crédit est confisqué par les cercles et les clubs politiques et culturels, Hocine Ait Ahmed ? « La lutte des peuples pour leur libération politique ou sociale doit être réaliste. »
1° L’initié et le programmateur
« La docilité inconditionnelle remplace la rigueur morale, la fermeté idéologique et la compétence. » (Intervention de Hocine Ait Ahmed à la cour de sûreté de l’Etat, 1964). D’abord, il a réussi à dépasser les pulsions hégémoniques que réclame la réflexion pour pousser à l’infaisabilité des projets proposés par les intellectuels.
Ait Ahmed n’a pas eu la marque d’intellectuel, qui, d’après, ses œuvres, théorique et pratique, a relégué à la classe des riches qui font jouer les « romanciers, poètes et autres manieurs de verbes » la danse qu’ils veulent sur la musique qu’ils veulent, tous ceux qui opèrent la jonction de la conscience incrimante (la pulsion romantique mineure) et de la factualité compromettante (le réalisme impoli et aventurier).
Très jeune, il a choisi l’idéologie : dans son rapport de Zeddine, il avait compris les effets du compagnonnage de la subjectivité et des concepts sans toutefois laisser l’un prendre, aux faits qui traversent notre vie et nos existences cruelles de le démentir, l’espace à l’autre, car il ne peut y avoir de vie spirituelle sans concepts, ni une vie intellectuelle sans subjectivités ; les uns et les autres connus pour être les ingrédients d’une vie propre, pour le dire comme le font les porteurs de l’espoir humain.
On a créé de faux intellectuels et de brillants artistes, de fascinants romanciers et d’illustres poètes, sans que le peuple accède au droit à la parole ; circonstances atténuantes pour nos adversaires, l’oral n’a été l’effet que de la politique (la gestion) de nos intimités dont s’enorgueillissaient nos ancêtres par militants culturalistes interposés. L’écrivain, que fut X ou Y, n’est qu’un mythomane, rêvant d’un strapontin que lui accordera l’Histoire. Rêve somme toute légitime et moralement juste.
Ait Ahmed voulait-il avertir les écrivains bourgeois si jamais ils émettaient le vœu de caporaliser et de monopoliser le moment révolutionnaire ? En tout cas, la stratification n’a pas été opérée par le paradigme « intellectualité » : nous pourrions dire, dans les cas flagrants, qu’il y avait une fusion des « élites » avec les masses, Habri assumerait-il par candeur disciplinée les implicites de l’Histoire ?, lui qui fut ce révolutionnaire rationnel et cet historien fasciné par la rigueur, lesquelles n’ont pas formé une société telle que la voulaient les évolutions historiques des groupes humains.
Après l’avoir tellement asservi, terni, sali, dégradé et souillé, le nationalisme, qui a réuni tous les composants de l’Algérie, était voué à la relégation de l’Algérie à un groupe d’ethnies dont le rêve a été violé par les décideurs : le passage au nationalisme, tel que pensé par les théoriciens de la révolution, a mis la nation algérienne sur la voie de la confirmation identitaire, notre société n’était plus exposée au danger d’érosion émotionnelle et à la chute dans les bas âges de l’humanité où les groupes étaient formés comme le furent les hordes primitives.
La décomposition psychologique opérée par le colonialisme sur les masses venait de succomber à l’attaque menée par les gauches, tous sous-courants confondus. Mais, il ne faut pas trop espérer, les contre-révolutionnaires étaient aux aguets. Hocine Ait Ahmed a initié les combattants au nationalisme, pour mettre fin à l’ethnicisme et pour donner aux politiques la vraie mission qui était la leur.
2° Les culturalistes recadrés
Ensuite, après avoir vaincu l’ethnicisme, il fonda un parti à tendance socialiste. Mais quel socialisme ? Celui où la dictature du prolétariat n’est pas admise : Hocine Ait Ahmed a bien repéré la partie pulsionnelle des mouvements idéologiques, en se positionnant en dehors du système de gestion de l’émotion humaine et universelle, telle que pensée par les officines et les centres d’intelligence qui pilotent toutes les œuvres humaines, essentiellement politiques.
Hocine Ait Ahmed n’a pas voulu voir un mouvement culturaliste se transformer en annexe des clubs d’extrême droite. Une sorte de pacte symbolique a été conclu : non à la dérive identitariste et non à la négation de la question culturelle. Défendre l’identité ne doit pas mener à écraser la vraie aspiration du peuple, l’exercice politique et le droit à l’expression d’opinions si réfractaires soient-elles. Les officines ont créé le profil social de l’intellectuel : être romancier ou poète, journaliste ou écrivain (de façon générale) donne droit au statut d’intellectuel engagé, les thématiques en sont l’apanage des officiers de la police politique.
Certains écrivains sont tombés dans le piège tendu par les officiers civils. Les militants culturalistes formés par l’espace idéologique du régime, dénient à Hocine Ait Ahmed le statut d’intellectuel : il faut passer par ce que dicte la police politique, c’est-à-dire les chargés de gérer le monde politique et intellectuel.
Hocine Ait Ahmed est présenté aux jeunes comme un vieux moudjahid dont le parti est envahi par des fanatiques et par des « bougnouls ». Or, il fallait décentrer la préoccupation humaine, pour, croit-on, couper le lien ombilical aux culturalistes, qui pourraient monopoliser le statut d’intellectuel et de décerner le prestigieux statut dont seule l’impression cache une matière précieuse complète ponctionnée sur le corps pensant de l’humanité : y suivent les privilèges, dont le droit à la victimisation. Les intellectuels de droite en veulent à l’humanité, ils considèrent que la vie est chère pour être accordée aux pauvres. Hocine Ait Ahmed a pris la défense d’un peuple dans toutes les luttes que l’un et l’autre ont initiées.
A-t-il gardé ses options socialistes ? Oui et non, vu sa vie. S’il était resté attaché exclusivement à son travail intellectuel (choisissant l’embourgeoisement, comme cela était le cas de certains écrivains), il aurait creusé sa pensée, il finira par l’affiner et l’inscrire dans l’Histoire de l’humanité. Il aurait été de gauche. Hocine Ait Ahmed a ouvert la voie politique, laquelle a été une ligne parallèle à l’existence de ce leader dont nous n’avons rien appris, faute de ce que les décideurs voulaient en faire.
Ceux-ci procédèrent au politicide, pour contrer la logique rationnelle qui devrait présider à la vie collective. Les militants sont non seulement discrédités, moqués et mis en panne par les riches, mais être militant coûte la vie. Une vie durant laquelle tout acte politique est interdit est vouée à la réactivation de l’agressivité que seuls les réfutateurs de la civilisation peuvent manier. Hocine Ait Ahmed ne sera jamais honoré par ses congénères, parce qu’il était militant dévoué et un intellectuel engagé.
Hocine Ait Ahmed a choisi la social-démocratie en prenant le risque d’être discrédité par les ruminants du Verbe, lesquels chantent la radicalité tout en se lamentant sur leur impuissance d’action. Entre la théorie et le théoricien, les meneurs du combat libérateur doivent, avant de passer au questionnement sur la pratique, se poser en théoriciens qui restent vigilants dans les frontières de la théorie et l’utopie. Le rêve naît d’un blanc qui s’attire toutes les pulsions, y compris la criminalité.
Ecrire, c’est remettre à l’envers la face de l’argentier de la ligue des meurtriers : Hocine Ait Ahmed a mené son combat avec ses compagnons sans exercer un quelconque narcissisme dont seraient touchés certains « intellectuels » et sans promettre que la démocratie se réussisse en dehors du politique comme il le perçoit, le débat.
Mais une question majeure se pose : le débat garantit-il la liberté d’opinion et l’accès à la posture de participation de toute la société à la décision collective ? Y croire, c’est réduire la position pédagogique au pédagogisme…Qui décide de l’ordre du jour ? Qui gère les débats ? Qui rédige le PV de la réunion ; et surtout quel degré d’adhésion des débatteurs aux idées tranchées ? Tout cela veut dire que le débat mène à des simulacres d’assemblées lesquelles traînent la politique dans une théâtralité phénoménale.
Et pourtant, le credo de Hocine Ait Ahmed, c’est le dialogue, le débat, etc. Mais le travail qui compte le plus, c’est la révolution anthropologique, qui devrait se mener durant quelques années pour défricher le terrain à l’option de l’exercice politique. Hocine Ait Ahmed rejette ce qu’il appelle « Les rhétoriques creuses », qui seraient les bases du plaidoyer du pouvoir pour ajourner le passage à la politique. Au moment où les spéculateurs, les invités-vedettes des médias et de l’écriture muette des professeurs tentent de désamorcer la crise par des solutions marginales, Hocine Ait Ahmed met dos à dos les universitaires névrosés à la rigueur « normalisante » et les journalistes acquis à la démocratie ontologique (sans repères spatio-temporels).
On reproche à Hocine Ait Ahmed sa tendance politiciste, comme le reproche affiché par Gramsci à Marx concernant l’économisme de celui-ci. Certes, Hocine Ait Ahmed voulait prendre le chemin le plus court pour instaurer la démocratie, mais il croyait que le politique est ontologique (le conflit ontologique), ce qui renforce son argumentaire en disant : « Aujourd’hui, le patriotisme, c’est la démocratie ».
Ait Ahmed donne une nouvelle approche du politique en le rendant préhistorique, voire pré-existentiel. « Même s’il a du respect pour le passé, l’intellectuel ne peut accepter la forme aseptisée de l’histoire qui évacue l’essentiel : le conflit. L’idéologie politique de l’État algérien est construite autour de la négation du conflit politique, c’est-à-dire sur la négation de la notion constitutive de la vie en commun. Nié, le conflit ne continue pas moins de « travailler » la société algérienne, à l’instar des autres sociétés. »
3° Les vertus du déshonneur
En dernier lieu, la discipline politique que Hocine Ait Ahmed observait n’était pas artificielle ou stalinienne : le zaïmisme dont ne cessaient de l’accuser les thuriféraires du pouvoir a été démenti par le processus de vie de son parti. Les mutations qui marquent les temps ont été soigneusement opérées et excellemment réussies par feu Hocine Ait Ahmed : des maquis de légitime défense à la légalisation du parti, à l’option participationniste, Hocine Ait Ahmed, s’il était un zaïm, n’aurait jamais accepté que les militants contestent les décisions qu’il prenait.
Preuve à l’appui : la panoplie de conseillers qu’il consultait avant de s’exprimer publiquement sur une quelconque question. Un zaïm, c’est un personnage qui fige ses militants sur une option, une opinion, une tendance, une position qu’il a choisies sans que les instances du parti soient consultées ; or, Hocine Aït Ahmed, mis à part le dialogue auquel il a activement participé pour réhabiliter le politique et arrêter l’effusion du sang, tenu à Saint ’Egidio, moment où le secrétaire général du parti déclarait à la presse que le président du parti y a participé sans consultation de la base (s’en est suivie sa démission), n’a pas monopolisé la décision et n’a pas agi seul contre la majorité militante.
Il percevait l’action politique comme une jonction où le militantisme acharné et l’existence opprimée se neutralisent dans un chant épique que les masses fredonnent, la chair de poule accompagnant l’adrénaline dans ses processus corporels les plus fins. Les limites de l’action politique ne sont pas fixées par Hocine Ait Ahmed, car, le politicisme qui était impératif à l’aube de l’indépendance limitait la marge de manœuvre du Chef.
Pour policiser la question, le destin national ne sera pas pensé par les patriotes du parti comme Djamel Zenati qui aurait été le meneur du pôle de gauche des militants de quatre-vingts. Les « intellectuels » d’occasion (années quatre-vingt-dix) se sont acharnés contre Hocine Ait Ahmed pour l’infléchir dans ses positions, mais, pour ce leader dont le parcours tend à une universalité qui inspire les révolutions (on nous dit qu’Aït Ahmed était consulté par des groupes militants), il était hors de question que les convictions soient négociées. Ait Ahmed aurait pu faire aboutir sa pensée s’il était en marge de la vie politique.
Président d’un parti, Hocine Aït Ahmed a abandonné sa marge existentielle pour vivre le meurtre (disions le suicide) biologique comme fête spirituelle. Contrairement à ce que prétend la gauche occidentale, le centre est une position extrême, qui se définit comme matière dure, comme cercle fermé et comme onto-cycle où le verbiage s’use et le radicalisme se ternit. « Les révolutionnaires algériens n’accepteront ni d’être récupérés, ni d’être pris en charge par les révolutionnaires français. »
Soyez cools
Si l’action politique pouvait s’expliquer par le déséquilibre qui a ébranlé l’Histoire des humanités existentielles, dans toutes sortes de modèles qu’elles se présentent : le mérite de Hocine Ait Ahmed, c’est de nous avoir humanisés, c’est-à-dire a fait de nous des actants politiques. Il a réussi à briser l’espoir romantique qui a voulu embrigader l’esprit humain en le soumettant à toutes sortes de pulsions, dont le culte de la mondanité et de la mythologie bourgeoise.
L’Être algérien, comprenons-nous de la vie de Hocine Ait Ahmed, pourrait être constitué par des paradigmes politiques sans prétentions culturelles narcissiques. Quand les identitaristes caressent les instincts des masses, on ne fait que cultiver les penchants criminels de celles-ci, lesquelles se sont métamorphosés en foules.
Les intellectuels ne sont pas uniquement ceux qui se présentent comme les scribes de l’officialité, chose qui conforte les bourgeois, contre les prolétaires qui consomment leur Être dans le travail jouissif qu’ils mènent dans leur vie d’esclaves (de détenteurs de la légitimité morale garantie par les conservateurs et les culturalistes).
Abane Madi