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À l’Aube de la parole, Houri est Orbi (Houri est au Monde)

Nadiaia Spahis Botte. Tirage en toile métal plastique sequin et paillettes.


Comme l’avant campagne médiatique du Real Madrid (club espagnol de football) ayant efficacement appuyé, en 2022, l’attribution du Ballon d’Or à Karim Benzema, le forcing promotionnel de l’éditeur français Antoine Gallimard a également porté ses fruits puisque le convoité Prix Goncourt a été attribué le lundi 05 novembre 2024 (par six voix et dès le 1er tour) au Franco-Algérien Kamel Daoud.

Pourtant, son opus Houris fut plutôt froidement accueilli le 26 août 2024 par les critiques littéraires de l’émission de France İnter « Le Masque et la Plume » qu’anime tous les dimanches Rebecca Manzoni (on y cause aussi de cinéma et de théâtre).

Bien que saluant un grand livre allégorique à l’indéniable force poétique, Arnaud Viviant le trouvera un peu long et notera que son style « étouffe chrétien » autorisait de le rebaptiser Tombeau pour 200 000 victimes de la décennie noire.

L’analyste précisait par ailleurs que l’auteur, qui « tente de réécrire La Peste de Camus », était passé une décennie plus tôt (2014) à une touche de la consécration. Celle de 2024 serait donc en quelque sorte une compensation gommant la fébrilité d’un jury ne sachant pas apprécier la version décoloniale de Meursault contre-enquête, roman alors primé du Goncourt du premier roman.

En partie d’accord avec l’initial intervenant, Nelly Kapriélian, journaliste et critique littéraire au sein du magazine Les İnrocks, reconnaissait l’existence et l’importance d’un opus concentré sur « la souffrance de femmes sans voix » mais dont l’écriture trop grandiloquente, la forme académique et le postulat plutôt scolaire la laissera indifférente, ne la touchera aucunement, l’ennuiera, voire l’étouffera. Pour elle, « les romans qui commencent par une adresse (houri qui parle d’emblée à sa fille), ça ne marche pas toujours », sauf apparemment chez les six « rectificateurs » majoritaires du lundi 04 novembre 2024.

À la fois courageux et embarrassant, voilà les deux vocables employés du côté de Laurent Chalumeau pour caractériser le tapuscrit victorieux. Courageux car, poursuivait-il, l’ex-chroniqueur du Quotidien d’Oran « s’expose à la législation algérienne (…), brave une loi scélérate promulguée par le régime algérien pour interdire qu’on évoque la guerre civile », au point que l’ouvrage promu pourrait « lui valoir jusqu’à cinq ans de prison. ».

Sur ce point, nous avons préalablement signalé (via la contribution « Deux écrivains franco-algériens taraudent les répercussions et lésions psychiques de la Décennie noire ») que le natif de Mesra (wilaya de Mostaganem) ne courait au final pas plus de risque que les plasticiens, artistes, chercheurs et rédacteurs , bien avant lui, visé ou dénoncé l’injonction prohibant l’exploitation, le détournement ou la récupération des blessures de la Guerre civile (1992-1999).

Les plasticiens Mustapha Sedjal, Denis Martinez, Karim Sergoua, Nadia Spahis, Kamel Yahiaoui et Adlane Djeffal créeront des toiles et installations traitant, en souvenir des exactions de masse, de la problématique pendant que des comédiens amateurs interrogeaient et bousculaient sur les planches la lourdeur du mutisme et de l’obscurantisme ambiants.

En décembre 2016, la revue algérienne d’études sociales Naqd (N° 33/24) revenait, avec « L’Esthétique de la crise II, par-delà la terreur », sur les traumatismes mnésiques issus de la dramatique période. L’article 46 de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale (placé en exergue du texte de 430 pages) laisse penser, particulièrement aux Occidentaux connaissant mal ou biaisant le contexte algérien, que le prétendu briseur de tabous Kamel Daoud a eu l’audace de désaliéner des silences étouffant les affrontements sanglants.

İl est cependant bon et utile de rappeler ici que sa démarche ne l’exposait pas de facto à une réprobation à même de l’enfermer dernière les barreaux, soit au fond d’un cachot d’El Harrach, trou duquel İhsane El Kadi sortait le 1er Novembre 2024, après 22 mois de détention.

Quatre jours plus tard, l’encensé ignorera complètement de citer cette heureuse libération, préféra de loin siphonner toute l’attention médiatique. Précisant que Kamel Daoud « à la prétention d’être autre chose que ce qu’il est », Laurent Chalumeau trouvait donc son livre embarrassant puisque « par-delà ses bonnes intentions, il manque vraiment de subtilité (…), m’a donné de l’urticaire (tant il cherche à) faire passer les gros sabots de son dispositif pour des escarpins à semelles rouges. Si bien qu’avec sa narration artificiellement et délibérément obscurcie pour produire une vision de profondeur, ses phrases inutilement chantournées et surchargées, il balance courageusement un pavé à la face de la dictature. Mais encore faut-il que le projectile atteigne sa cible. Je ne pense pas que son livre risque d’empêcher les dictateurs de dormir. Au contraire, s’ils le lisent, il est probable que ça les plonge dans un profond sommeil. Et si c’est ça la lecture, on comprend mieux l’essor des jeux vidéo ».

Prenant le relai de cette acerbe diatribe, Elisabeth Philippe s’arrêtait quant à elle sur une « stèle manquante pour toutes les victimes de cette tragique période», sur une œuvre nécessaire, fondamentale et courageuse mais également à plusieurs égards fastidieuse dans sa construction.

En présentant « beaucoup de monuments aux morts, ceux de la guerre d’indépendance, alors qu’il n’y a rien culturellement pour les 200 000 morts de la Décennie noire », elle met en cause l’excroissance de la commémoration martyrologique à dimension sacrificielle à travers un récit laborieux s’ingéniant à enchâsser ou emboîter les narratifs « avec une espèce de brouillage de la temporalité. »

La mise au « Point » du quatuor radiophonique compromettant prématurément et possiblement les espoirs de Kamel Daoud, son conseiller Antoine Gallimard s’évertuera à lui faire passer 48 heures après une session de rattrapage sur France İnter. İl fut dès lors convoqué au 7/10 de Nicolas Demorand et Léa Salamé (la compagne de Raphaël Glucksmann lui déroulera le tapis rouge le 07 octobre 2024 dans le talk-show Quelle époque !) et en dernier ressort le mardi 05 novembre 2024 chez Sonia Devillers, laquelle le questionnait en ces termes : « Alors qu’est-ce qui gêne le plus le régime algérien dans ce roman, que vous racontiez ce massacre, qu’une loi interdit d’instrumentaliser la mémoire, que vous critiquiez la loi de réconciliation, que vous critiquiez la façon dont cette loi est utilisée aujourd’hui pour entretenir l’omerta ?».

« L’invité de la matinale de 07H50 » lui répondra ceci : « Vous parlez de régime, moi je parle d’un système, j’ai sur le dos les islamistes pour des raisons évidentes, j’ai sur le dos les conservateurs du régime pour des raisons évidentes mais j’ai aussi sur le dos les intellectuels de caste décoloniale parce que je parle d’une guerre qui n’est pas la guerre de leur rente , donc je fais la jonction des trois et c’est pour cela que ce roman-là dérange les trois et si vous ajouter à ça la visibilité en France, le fait que j’exprime aussi ma passion pour ce pays-là, et je parle à ma propre voix, et que je sois un villageois qui arrive à Paris sous les strass, je pense que vous réunissez tout ce qu’il faut pour une décapitation ».

Se trouve dans ce laudateur résumé l’ensemble des clichés ringards qui incarne la figure de l’intellectuel romantico-égotiste tellement imbu de sa petite personne qu’il s’ingénie à faire croire que sa vocation première est de porter sur son dos tout le poids du monde environnant. Touchant et sincère lorsqu’il parle de ses parents ou grands-parents, Kamel Daoud demeure atteint du syndrome de l’addiction à la notoriété tous azimuts.

Le retournement du stigmate lui a vraiment fait perdre le Nord. Celui de l’Afrique d’abord puis celui de l’humilité via laquelle se perçoit les véritables génies. Ce type, qui n’en est manifestement pas un, n’a pas construit une œuvre littéraire, celle par laquelle se devine une pensée assidue, percutante et déroutante, voire révolutionnaire, que le voilà déjà en train de bomber le torse de poils hirsutes, de se mouvoir devant la glace du beau et égocentrique Narcisse.

Tel un paon affublé d’un arc à paillettes, le néo-parisien se complet allégrement au cœur de la cour des miracles et doit peut-être aussi une fière chandelle aux paranoïaques censeurs algériens incapables d’appréhender qu’aucune frontière ne peut stopper la pénétration territoriale d’un livre, fusset-il de seconde main.

Des jurés du Goncourt démentiront toute sorte d’interférence, nieront que le rejet liminaire des autorités algériennes ait eu une quelconque incidence sur le choix final, balaieront l’hypothèse d’un « geste politique vindicatif à l’encontre d’un pays ami», commentera en dernier lieu Philippe Claudel.

Le président de ladite Académie regrette qu’Antoine Gallimard ne puisse étaler sur les rayons du Salon international du livre d’Alger (SİLA), l’autre foire aux vanités, une partie notoire de ses poulains, notamment Amina Damerdji, l’autrice de Bientôt les vivants (sortie en janvier 2024) tout autant empêchée de paraître en bonne posture. Stipulé début octobre 2024, le véto recalant le patron du groupe Madrigall relève de l’énième contorsion des tisserands d’une fibre patriotique ne servant qu’à juguler les nœuds gordiens de la consistance du rien ou de la complétude du vide.

Favorable à l’auréolé de l’heure, la votante Christine Angot considérera qu’ « On ne peut pas faire comme si on n’entendait pas ce qu’il dit ». Nonobstant, l’absence d’écoute envers les échos émis antérieurement par nombre de scribes algériens diffusant depuis belle lurette les thèmes que colporte et s’accapare (à son unique profit) aujourd’hui Kamel Daoud, démontre bien la méconnaissance et l’anonymat du champ intellectuel algérien.

Le traître à la cause qui « a vendu son âme à la France », avançait le quotidien français Le Figaro du 05 novembre 2024, susciterait, du côté Sud de la Méditerranée, agacement et jalousie.

Ses partisans y subiraient même des intimidations, particulièrement à cause du climat de terreur imposé qui règne dans le cadre du SİLA ouvert au(x) public(s) depuis le 07 novembre et pour dix jours durant.

La venue, en grande pompe, du consacré aurait peut-être permis de dévoiler qu’il dérange en vérité très peu de monde, que la supposée hostilité idéologique n’est pas le moteur qui anime prioritairement la crainte des décideurs de la haute hiérarchie militaire.

Principalement accaparés par les marchés financiers, entre autres les courbes boursières de la rente pétrolière, ceux-ci ne souhaitent pas qu’un grain de sable vienne perturber le débit de leur fleuve tranquille, réveille les démons d’une mémoire collective bâillonnée pour que l’oubli gagne à jamais les cœurs meurtris.

Que pensent-ils vraiment de Kamel Daoud, Persona non grata ? Sans doute qu’il n’y a chez cette « brebis galeuse » rien de fondamentalement français, que les pieds noirs de la « nostalgérie« , maintenant persuadés de la proche arrivée au pouvoir de Marine Le Pen, ne voient en son adoubement parisien que celui d’un bicot de service picorant, çà et là, les bons maux et mots lui donnant la ferme impression de faire partie intégrante du cercle fermé des biens pensants.

Au lendemain du Goncourt, Houri est Orbi (Houri est au Monde) et son géniteur littéraire parade au cœur des salons de la capitale gauloise en vertu de la triomphale, et, somme toute, légitime tournée des Grands ducs.

Saadi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture

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