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A propos du 17 octobre 1961 à Paris (II)

Une réaction mémorielle

A propos du 17 octobre 1961 à Paris (II)

Provocations

Ce que Valat attribue aux « provocateurs » du FLN d’avoir recherché en organisant la manifestation du 17 octobre, c’est l’intensification de la répression, pour cristalliser, « populariser » le scandale ou la révolte qu’elle susciterait peut-être. Cependant les « provocateurs » qui interviennent, spontanément ou non, dans des manifestations se signalent par leur recours à une certaine violence. Or les manifestants du 17  octobre, on le sait, devaient être, et ont été, non armés et non violents. Leur seul « délit » fut de contrevenir à… une non-loi, un décret impubliable car anticonstitutionnel (parce que discriminatoire), un non-interdit – le « conseil » lancé le 5 octobre aux Algériens de ne pas sortir le soir.

En l’occurrence, cette notion de provocation implique une connotation falsificatrice, outre un amalgame impressionniste avec les « provocations » courantes de minorités manifestantes. Précisément, aucun débordement des limites imparties à une manifestation non violente n’a « provoqué » la barbarie policière.

Mais encore c’est la « répression policière provoquée » par les desseins troubles et manipulatoires du FLN qui fait douter le sagace Valat. Ce doute ne consiste-t-il en un simple aveu : « Ils savent bien qu’on va les massacrer, et en plus ils nous provoquent, ils sortent… »

Comparer une telle « provocation » hypothétique au désir de déclencher une répression aussi extrême reviendrait à attribuer à la direction FF-FLN un calcul pro-policier. Ou, plus absurde, la volonté de condamner, à la déstructuration ultra-violente qui suivit le 17 octobre, sa propre base sociale, celle dont les cotisations et la solidarité lui étaient vitales. Une telle « provocation » machiavélique, à supposer que la direction n’eût nourri aucune considération d’autre sorte, revenait pour elle à se suicider à très brève échéance.

(Comparativement, les initiateurs FLN de l’émeute de Philippeville en 1955, qui déclencha des représailles massives, ont déclaré ensuite – peut-être aussi pour paraître avoir dirigé des processus aléatoires – avoir voulu déclencher un engrenage militaire tel qu’il rendrait inconciliables autorités françaises et base sociale algérienne, de façon à gagner celle-ci au FLN dont la position restait incertaine. Mais un parallèle avec d’éventuels calculs de la Fédération de France en 1961 est sans objet : celle-ci regroupait une part décisive des travailleurs algériens en métropole ; la politique répressive à leur égard était déjà endémique et générale ; il ne s’est pas agi d’une émeute dégénérant en actions pogromistes éparses, mais d’une manifestation dont la non-violence organisée tendait notamment à prévenir le plus possible les réactions policières.)

Le couvre-feu « conseillé » par l’État français visait à empêcher toute activité et déplacement militants des travailleurs algériens, effectués le soir par nécessité. Le but de Papon (de Debré, de De Gaulle…) était d’étrangler les réseaux de financement et de communication du FLN ; afin de le marginaliser dans les négociations évoluant vers une sorte d’indépendance. Une autre incidence pouvait être de marginaliser plus spécialement la représentation politique de l’émigration algérienne en France, la FF-FLN, appuyée sur une base sociale active et revendicative, pour traiter avec des tendances plus diplomatiques et militaires de ce parti multiple. De fait, le Gouvernement provisoire de la République algérienne n’appuiera pas, dès novembre 1961, la Fédération de France et « oubliera » le 17 octobre à Paris (J. House et N. MacMaster, Paris 1961, Paris, éd. Tallandier, p. 196-197).

Il s’agissait aussi de favoriser, en vue d’une « troisième voie » franco-algérienne inexistante, des fragments collaborateurs du MNA (Mouvement national algérien, formé par Messali Hadj suite à l’interdiction du MTLD après le déclenchement du 1er novembre 1954, que la police lui attribuait à tort), désormais reconstitué artificiellement (avec les services secrets français), ou d’autres micropartis animés par la Force de police auxiliaire.

Notamment le Front algérien d’action démocratique : les Archives m’apprennent que les harkis de Paris en distribuaient les tracts dans les cafés… qu’ils terrorisaient. Composé d’anciens du MNA, de militants FLN retournés et de voyous, il procédait à l’élimination de militants que lui désignait le capitaine des harkis (J. House et N. MacMaster, Paris 1961, p. 222-223).

Des pratiques reconnues sans fard…

Valat appuie sa démonstration sur un article d’un Bruno Voituriez, anti-islamiste passionné, officiant dans des sites « voltairiens » ménardistes (du nom d’un tonitruant maire FN d’une cité provençale des années 2010) – pour la « libre pensée » dans l’ordre néo-nationaliste.

Voituriez écrit : « On qualifie souvent la manifestation du 17 octobre 1961 de “pacifique”. Il me semble pourtant paradoxal d’associer en l’occurrence “guerre” d’Algérie et manifestation “pacifique”. Les “événements” d’Algérie étaient bien une guerre et les Français n’ont pas attendu que la France Officielle le reconnaissent en 1999 pour le savoir. Il était clair pour eux que le rappel des réservistes par Guy Mollet en 1956 et l’envoi en Algérie du contingent étaient des actes de guerre et c’est bien ainsi que, dès cette époque, ils désignaient les “opérations de maintien de l’ordre” menées en Algérie. »

En gros, puisqu’il s’agissait d’une guerre, il était logique que les policiers, « exaspérés » par les assassinats de collègues – gestes de « guerre » illégitimes –, aient livré la guerre aux Algériens à Paris lors de leur manifestation. Il est vrai que, dans une guerre classique et totale, comme dit Valat, on ne voit jamais manifester dans un pays des populations du pays belligérant ; on ne les y voit pas travailler en masse (sauf dans des camps et forcés). Mais en l’occurrence, cette guerre policière était déjà une constante depuis la fin de 1959 de façon intensifiée contre des civils, et elle contribue à expliquer certaines actions programmées ou non de militants du FLN. Seulement, s’il s’agissait en effet d’une guerre, d’une part le statut des FMA, leur inscription économique dans la société métropolitaine, d’autre part la spécificité civile de l’immense majorité des protagonistes algériens (les militants armés de l’OS étaient très minoritaires), enfin l’inégalité criante des armements engagés, confèrent à cette guerre la spécificité non d’une « guerre révolutionnaire » mais d’une guerre sociale. Dans cette dernière notion, le mot guerre ne doit pas faire illusion. Il signifie que la domination détient tous les moyens coercitifs, tous les moyens de guerre ; les dominés n’ont que leur vérité, leur souffrance et leur passion.

On pourrait mieux dire que Papon, en instaurant le couvre-feu, a provoqué la décision de cette manifestation, sans chercher à savoir s’il l’avait souhaitée. En tout cas la police parisienne ne l’avait pas anticipée et en a connu tard le projet décidé rapidement. Ceci souligne un caractère inattendu et non « préparé », non prémédité, de cette « provocation ». Et il est attesté que Papon a contribué à provoquer la barbarie policière avec de nombreux propos invitant au meurtre, sans supposer ici ce qui se disait banalement parmi les hiérarchies et le petit personnel.

L’aveu escamote le fait que l’Algérie était alors censément « française », définissant les FMA en métropole comme « français », fût-ce de façon collective comme « musulmans ». (Ce dogme d’identification constitue à soi seul une discrimination aujourd’hui remarquable autant que persistante.) Par conséquent, il ne pouvait alors être reconnu, par les parachutistes les plus zélés, de « guerre », mais seulement revendiqué un « maintien de l’ordre ». Le prédicat de Voituriez appuie ses affirmations sur une dénégation absurde : sans la francisation coloniale, il n’aurait pas existé de lutte indépendantiste.

Voituriez poursuit: « Peut-on alors qualifier de “pacifique” une manifestation organisée à Paris à l’appel de l’ “ennemi” dans le cadre de sa stratégie d’extension du conflit ? En riposte aux attentats du FLN en France un couvre-feu avait été instauré pour les Algériens. Le FLN appela alors les Algériens à une manifestation le 17 octobre 1961. Certes les manifestants n’étaient pas armés et leurs intentions étaient sans doute pacifiques. Celles du FLN ne l’étaient certainement pas lui qui, par les meurtres de policiers qui avaient précédé, avait préparé le terrain pour que les forces de police et de gendarmerie exaspérées se livrent à une répression féroce. Ce fut le cas… » Je souligne.

Le seul souci de l’auteur est que le FLN reconnaisse aussi sa coresponsabilité dans « sa stratégie d’extension du conflit », équivalente pour lui à celle des forces répressives. Ici encore, aux dénis cumulés, les aveux explicites se conjuguent sans souci d’une cohérence historique : ce qui est occulté, ce sont les conditions socio-politiques qui ont conduit à cette guerre non-guerre, à ces manifestants pacifiques et légitimes devenus « ennemis » hostiles, à ce pogrome parisien contre gens désarmés, à cette proscription meurtrière d’un sujet politique dénié comme tel dans une contradiction historique que l’on ne veut reconnaître. État de guerre ou non, « ce fut le cas », et cette réalité excède toute « norme » internationale ou nationale. Précisément, la notion de crimes de guerre n’est pas intrinsèquement amenée et justifiée par la reconnaissance d’un état de guerre. L’imbroglio de procès d’intention à l’encontre des indépendantistes algériens et de revendications cyniques ne sert qu’à l’éluder. Comme sont éludés les traitements pogromistes appliqués aux 12 000 prisonniers « de guerre » embarqués au soir du 17, qui feraient scandale dans tout conflit dûment homologué, fût-ce de façon hypocrite.

(S’il est nécessaire de justifier l’emploi de cette notion de pogrome, rappelons qu’elle est attribuée à Pierre Vidal-Naquet, qui l’énonce sur le moment, et ensuite y recourt à maintes reprises dans ses Mémoires (tome II) et dans La Torture dans la République. Mais elle figurait aussi dans le communiqué à la presse « Un groupe de policiers républicains déclare » (du 31 octobre 1961) : L’«enchaînement monstrueux » des encouragements à une violence hors limite des policiers par leurs plus hauts responsables « ne peut qu’accumuler les massacres et entretenir une situation de pogrom permanent ». Ainsi la notion de pogrome semblait aller de soi pour définir ce qui avait eu lieu, ne résultait pas d’une exagération propagandiste, ni d’un amalgame douteux avec d’autres tragédies de l’histoire. Encore peut-on noter que les pogromes traditionnellement ont été effectués par des éléments civils, assimilables au lumpen-prolétariat et à la petite-bourgeoisie (souvent téléguidés mais formellement distincts des autorités en place), ou à des armées d’invasion. En l’occurrence, il s’est agi majoritairement de policiers en fonction et de supplétifs, mais toujours de forces institutionnelles « nationales », du même « pays » que les victimes.)

… mais avec des discussions courtoises

Rémy Valat avait publié d’abord un livre en l’honneur des « harkis de Paris », la Force de police auxiliaire. Cette notion administrative attestait déjà tout le mépris de l’État français pour ses supplétifs, qui n’étaient que des « auxiliaires ».

Dans les Calots bleus et la Bataille de Paris. Une force de police auxiliaire pendant la guerre d’Algérie (Éditions Michalon, Paris, 2007), Valat adopte dès son titre cette notion de « bataille de Paris » reprise d’une part aux intellectuels français opposés à la politique policière de l’État gaulliste et, d’autre part, à la FF-FLN, qui étendait à la société française la référence à la « bataille d’Alger ». Tandis que, pour ces derniers, il s’agissait de dénoncer l’importation en France des méthodes des parachutistes, l’évocation de Valat revient à justifier, à l’instar de la torture lepéniste, leur application en France contre les militants algériens qualifiés de « terroristes » indifférenciés à l’égard desquels la guerre, la bataille, s’imposent légitimement. Bien sûr, la notion de « terroriste » résonne en l’occurrence de façon trompeuse au début des années 2000 : elle évoque des meurtres aveugles de civils, qui ne se sont pas produits en France durant la guerre d’Algérie.

Valat écrit que ce sujet de la FPA « est encore aujourd’hui très polémique et comporte une charge émotionnelle » (p. 13). Il évoque « les ressorts subjectifs qui alimentent le débat et conditionnent les opinions ». Les prolégomènes sempiternels à une révision « dépassionnée », et donc plus « objective », rationnelle, « scientifique », etc., sont reposés. Quand on aime, on trouve injustifiable que d’autres vilipendent.

S’agissant de brutes tortionnaires, d’ailleurs acculées par la tactique de leurs employeurs à détruire leur adversaire désigné, car ils craignaient pour leur propre vie, est-on passionné et irrationnel lorsque l’on emploie cette notion très objective de brute tortionnaire ? Il en existe, que l’on sache.

Le « conditionnement » des pseudo-opinions s’est souvent constaté à cet égard : les tortionnaires révulsent certains, subjectivement. Mais ce concept est-il approprié en l’occurrence ? Cet auteur en doute. Il rappelle d’abord que les policiers « ont intérêt à ce que le militant, surtout s’il s’agit d’un terroriste, donne le plus rapidement possible les noms des hommes composant son groupe de combat avant que ceux-ci ne se volatilisent ». Les interpellés immédiatement définis comme « terroristes », sans autre recherche, justification, preuve, sous-entendent en revanche une urgence, et avec elle une excuse (celle d’Aussaresses et des Pen) : la désignation préalable de « terroristes » évoque dans cette terminologie des monstres de barbarie et le péril en la demeure, le devoir de sauver des vies. L’implication sous-entend à son tour d’admettre des moyens qu’il n’est ni besoin de définir, ni d’étudier, de rechercher, d’évoquer…

Malgré ces lourdes circonstances, les interrogatoires menés par les calots bleus, dans ce que les passants appelaient en se détournant les « caves qui chantent » (on y passait à plein volume de la musique du Maghreb pour recouvrir les cris des torturés), se déroulèrent globalement dans une ambiance pondérée.

Valat a trouvé, dans ses Archives préfectorales, une note où, selon le fonctionnaire qui le consigne, un militant du FLN interpellé regrette qu’un autre « s’est mis à table avant même d’avoir été menacé ». Preuve historique d’une lâcheté foncière de ces fichus terroristes arabes, la note peut-être réaliste, peut-être controuvée, d’un cas particulier fonde scientifiquement une généralisation valatique : « Pris au piège, la majorité des interrogés passent directement aux aveux après quelques simples menaces verbales, et même, quelquefois, sans aucune contrainte. Redoutant pour leur vie, celle de leur famille, les militants, influencés par leur propre propagande sur la violence des policiers auxiliaires, parlent instantanément, même les cadres » (p. 94).

Les rapports éventuels de policiers ne signalent sans doute aucun abus de droit quant à leurs propres pratiques : ce n’est pas l’objet de leurs enquêtes, mais de consigner les faits révélés, obtenus.

Cependant la démonstration historique d’une propension inattendue des militants à raconter leur vie recèle quelques omissions : les immigrés algériens autour des années 1960 étaient très majoritairement célibataires ou seuls, coupés de leur famille restée au pays, dans un camp de confinement bien souvent, ou un bidonville des grandes villes. Les militants des groupes d’intervention, ce que Valat désigne comme « terroristes » se livrant parfois à des expéditions de représailles contre les policiers et leurs auxiliaires, étaient sélectionnés par le FLN selon des critères parmi lesquels figurait l’absence d’attache familiale : le soldat clandestin devait renoncer à ses liens éventuels, ou n’en pas avoir.

Une entourloupe en miroir, une mise en abyme cynique, entoure l’abominable réputation des harkis de Paris : unique fruit d’une propagande « totalitaire » du FLN, elle aurait si magiquement convaincu, intoxiqué les militants ou les simples travailleurs algériens que l’appréhension, la peur des tortures qu’ils imaginaient à plaisir les laissaient fantasmatiquement pantelants, démembrés, ensanglantés et, tétanisés par l’auto-suggestion, volontiers bavards.

Ce déni pervers omet que les consignes internes du FLN demandaient aux militants, en cas d’arrestation, de tenir vingt-quatre heures – ce délai permettant aux contacts de se « volatiliser », contre quoi les pratiques les plus expéditives des calots bleus s’instaurèrent en effet. Mais c’est une chose que de mentir en justice en prétendant avoir été torturé, ou de dénoncer dans la presse les pratiques hors-la-loi de la police française ; c’est autre chose de considérer, en interne, l’attitude à tenir si possible dans le cas de torture.

L’influente propagande du FLN, et ses directives, s’il n’y avait eu les faits avérés, connus, massifs, de tortures, auraient mentionné à ses militants de tout autres consignes. Elles n’auraient pas préconisé : « Vous serez torturés, tenez vingt-quatre heures », ce qui relevait sans doute déjà de l’exploit. Les organisateurs du FLN auraient conseillé : « Vous ne serez pas torturés, inutile de parler tout de suite. »

La calembredaine de Valat établit mieux que toute preuve archivistique la réalité des faits généralisés que dénonçait la « propagande » indépendantiste.

C’est toute l’organisation interne du FLN, le cloisonnement, le fait que chaque militant ne connaissait que trois ou quatre militants en tant que tels, par leurs pseudonymes, qui s’explique par la pratique de la torture à leur encontre. Le principe des cellules étanches est fondé uniquement sur la nécessité de la prévenir. Mais elle catalyse une hiérarchisation bureaucratiquo-militaire où le soupçon et le danger vital renforcent l’autoritarisme et prêtent le jour aux manipulations. Ces caractéristiques de l’époque résistante deviendront celles de l’État indépendant.

Un amalgame de fantasmes

Valat conclut avec mesure que la FPA « est plutôt à considérer comme une formation spécialisée dans la lutte antiterroriste, comparable, en de multiples aspects, aux unités remplissant cette fonction de nos jours » (p. 221, je souligne).

Plutôt, considérer, multiples aspects… les termes demeurent précautionneux. La seule assertion catégorique est la relation, l’amalgame avec la « lutte antiterroriste » actuelle, dans les années 2010 en France notamment – conséquence logique de l’amalgame entre lutte indépendantiste ancienne et attentats anti-civils actuels.

Autrefois : une lutte sociale et politique de plusieurs décennies, devenue indépendantiste assez tardivement, passée à la lutte armée plus tard encore dans un contexte spécifique – ayant collectivement affronté une armée ultramoderne. Et de nos jours : des tueries aléatoires ou aux prétextes idéologiques irrationnels autant qu’instrumentalisés, menées par des factions ultra-minoritaires.

Ce serait tout pareil !

Un « conflit de basse intensité en milieu urbain » opposait ainsi l’État français à l’« État algérien naissant, représenté par le FLN ». Valat suggère-t-il que de tels conflits peuvent se reproduire ? C’est une implication à laquelle réfléchir, même si l’on n’en est pas encore à la « guerre totale », juste à un « conflit de basse intensité ».

L’évocation, le rappel, plutôt en termes militaires que de « mémoire », font l’impasse sur le contexte de l’époque, où l’Algérie était française, où l’État algérien n’était pas censé exister, où les Algériens immigrés à Paris étaient des… « Français », où le droit de manifester était reconnu à tous, où les couvre-feu discriminatoires n’osaient s’avouer comme tels…

L’amalgame se détaille, à défaut de se justifier. Lorsqu’il décrit telle atrocité commise par les soldats du FLN en France, Valat en associe l’objectivation cruelle à des crimes commis dans l’actualité récente par des terroristes ou des clans islamistes. « Ce qui n’est pas sans évoquer », n’est-ce pas… Il y aurait une constante atavique, sinon ethnique, de la barbarie criminelle propre aux « Arabes », ou aux Maghrébins, ou aux musulmans, ou aux islamistes. Dans le même sac toutes tendances et toutes époques justifient, appellent l’invariable barbarie en miroir de l’ordre français, ou occidental, ou chrétien. On annonce la guerre contre toutes, on l’attend, on l’anticipe, on la souhaite, on se plaît du moins à l’imaginer. Durant les dernières années en France, divers clubs de « collectionneurs d’armes » impliquant d’obscurs et honnêtes retraités provinciaux, démantelés par-ci par-là, ressortent peut-être de cette paranoïa ; comme ce réseau d’activistes d’ultra-droite, dirigé par un ancien policier, qui aurait projeté des attentats, des meurtres ciblés, d’autres aléatoires contre des musulmans, des femmes voilées, ou encore d’empoisonner des circuits d’alimentation halal.

C’est souligner que la contextualisation historique, la différenciation politique, la distinction sociale s’imposent comme les seules « armes » possibles contre l’instauration d’un dualisme idéologique global, pour prévenir sa concrétisation médiatique et policière, son enracinement pratique dans l’évolution prochaine des relations d’un monde de facto interethnique et inter-« civilisationnel » dont chaque composante, les musulmane et occidentale comme toutes autres, sont dores et déjà infiniment changées par rapport à leurs traditions originelles.

En ce glissement imperceptible et évident à la fois des modes de vie socio-culturels, les tendances totalitaires islamistes et anti-islamistes paraissent qualitativement comme des arrière-gardes dépassées par l’évolution sociologique. Est-ce parce qu’elles l’éprouvent qu’elles tendent à réimposer, à travers un come back terrorisant, le miroir solidaire de leurs pratiques coercitives, de leurs orthodoxies nationalistes inchangées, visant un envahissement de l’espace informationnel et socio-politique en harcelant policièrement les sociétés ?

Une autre similitude illusoire découle de la notion très ancienne et très extensive de « terrorisme ». Il y a là un facteur de la confusion de nos jours entre l’histoire et l’actualité. On implique encore que les luttes anticoloniales n’auraient constitué qu’un moment d’un perpétuel antagonisme entre mondes « arabe » et occidental. Il ne se serait pas agi d’une émancipation politique, et ne s’y seraient pas opposées des forces répressives démesurées, mais de justes guerriers qui retrouveraient en cela une légitimation tardive, redite en miroir de leurs représentations initiales.

Historiquement, la notion de « terrorisme » a désigné des réalités multiples. Des nihilistes russes aux résistants français, des provocateurs de l’OAS aux bolcheviques tardifs des années 1970 en Europe, de la propagande par le fait du début du vingtième siècle aux combinaisons de services secrets, du caractériel surarmé à la prise en otages de populations civiles entières comme arme de guerre : le terrorisme revêt des dimensions et des modalités différentes. Peur et manipulation en font une valeur univoque qui favorise les amalgames et les analogies impropres entre des tendances politiques, des contextes sociaux, et des types de militantisme tout à fait différents. Bien des spécificités distinguent et séparent le « terrorisme » de militants algériens durant la guerre d’Algérie et les kamikazes ultra-islamistes d’aujourd’hui. Ici encore, des publications savantes, pas seulement néo-fascisantes, tendent à relier actuellement ces « agressions arabes ».

S’il embrigade de rares fous d’armes et sans doute quelques démagogues recrutant des déshérités sans principe, paumés de la survie mégapolistique, l’ultra-islamisme ne représente pas les composantes musulmanes de la société « française ».

Les actes se distinguent également : le FLN de la lutte anticoloniale en France n’a jamais mitraillé massivement des civils ni des forces de répression, ni provoqué d’explosions aléatoires dans les transports publics, ni assassiné la rédaction d’un journal.

J-L. M. P.

Articles extraits d’«Une réaction mémorielle. Essai contre l’abus du passé à propos du 17 octobre 1961 à Paris » (à paraître).

 

Auteur
Jean-Louis Mohand Paul

 




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