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À quoi bon écrire ?

Tribune

À quoi bon écrire ?

Un ami, un frère comme on disait en une époque digne, m’a écrit une lettre privée. Son contenu est tel que j’ai demandé à lui répondre de manière publique, car ce qu’il dit mérite et doit être porté à la connaissance citoyenne. Cet ami a désiré demeurer anonyme.

Pour la clarté de l’exposé, il est nécessaire, quoique cela allonge le texte, de citer la lettre dans son entier, puis discuter ses diverses assertions.

« Je lis tes écrits en me demandant – sur la base de mon expérience et de ce que des gens proches de moi publient – ce qui suit : « si ceux qui sont au pays n’ont pas pu influer sur ce pouvoir, infléchir ses décisions, comment peut-on penser, qu’en écrivant, lui, moi, et beaucoup d’autres, de si loin, comment peut-on penser, ou prétendre, réussir là où ils échouent au quotidien  » ? Et pourquoi ajouter à la confusion générale des idées ?

C’est quand j’ai vidé mon sac, ce que je pensais être juste de dire, en plus de 100 textes que je me suis décidé à ne plus intervenir. Parce que cela ne sert à rien. Plus personne ne lit personne. Depuis toujours. Et les idées n’avancent pas. Elles ne sont pas mobilisatrices. Sais-tu que je crois être le seul intervenant, ou je le fus, à lire attentivement tout ce qui s’écrit, citant scrupuleusement les noms de ceux à qui j’emprunte une idée, mentionnant quand elle a été développée, sur quel organe ? Ce n’est pas quelque chose de courant. 

Il n’y a pas de matrice. De repaires. De référant. La libération, ou prétendue libération de la presse n’a servi, ne sert, et ne servira  que d’exutoire pour faire baisser la pression. « Ana goultha », entendait-on dire lors les sanglantes manifestations. Et quand d’autres drames éclateront, nous entendront 40 millions d’algériens dire « ana goultha ». Et puis ? Bravo. Mais qu’as-tu fait ?

Rien

Nous pensons pouvoir peser sur l’opinion. Quelle prétention. Il n’en est rien. Cette opinion-là est bien mieux informée que nous. Cette opinion a son  … opinion mais, par le marché du « bouffe et tais-toi », elle ne s’engagera pas jusqu’à ce qu’il n’y ait rien à partager. A ce moment là … elle ira casser les édifices publics. Les seuls bien qui lui appartiennent en propre. Tragique. Pour finir encore dans la confusion et la recherche d’un sauveur. Quel qu’il soit. Pourvu que …

Le salut ?

Il faudrait bien comprendre qu’il ne viendra pas de notre génération qui a montré ses limites, son inconstance et, surtout, son incapacité à prendre la vie et le pays en main. Nous avons reçu des martyrs, un pays merveilleux, clé en mains. Nous y sommes entrés par effraction pour nous satisfaire d’usines clés en main/produits en main. Nous en sommes, depuis 90, par gens interposés, avec un pouvoir importé, clé en mains. C’est pour cela que les idées nouvelles n’ont aucun effet.

Dès lors, ce qui surgira un jour ne viendra pas des gens comme toi ou moi. Nous. Il viendra d’une nouvelle génération, assurément. Aussi de ceux – le peu qui auront résisté et survécu – de notre génération – vivement qu’elle débarrasse le plancher cette racaille – qui sont demeurés là-bas et qui se battent. Je leur rend, ici, un hommage appuyé. Ils sont plus forts, plus résistants que moi, que beaucoup de mes amis qui ont lâchés prise et qui, après les noces, font, avec notre pays, chambre à part ! »

Ce n’est pas la première fois, et ce ne sera sans doute pas la dernière, que je lirai ou entendrai de tels propos.

Avouons d’abord que je les comprends. Dans les années suivant 1973, date de mon exil volontaire du pays, j’ai pensé ainsi, et j’ai donc gardé le silence, même quand j’appris avoir été personnellement diffamé, dénigré, imité tout en occultant totalement mon travail artistique et social dans le pays. Alors, je me taisais en pensant « À quoi bon ?… Ce peuple est désormais dans une situation si aliénée qu’il ne sert à rien d’intervenir, à moins d’avoir la folie de Don Quichotte. »

Mais, parallèlement, dans les divers pays où j’ai résidé, j’essayais de contribuer à l’amélioration de la vie des exploités-dominés. C’est que je les voyais résister, s’organiser, combattre, même si les résultats étaient dérisoires.

Puis, avec le temps, mon expérience pratique s’enrichissait, et, avec elle, mes études théoriques. Je me rendais compte qu’en Algérie, malgré la féroce dictature militaire, traficotée en « socialisme », malgré le « soutien critique » offert par les dirigeants (à ne pas confondre avec les militants de base) d’un parti et d’une « élite » (à ne pas confondre avec les citoyens ordinaires) vulgairement opportunistes, malgré ces cruelles calamités, le peuple bougeait d’une manière ou d’une autre, une minorité de citoyens et citoyennes luttaient selon ses maigres possibilités. Jusqu’aux diverses explosions populaires libératrices connues. On évoque la révolte d’octobre 1989 à Alger. Mais on oublie ou ignore les multiples grèves dans les usines et dans les fermes, du temps de la dictature militaire, sauvagement réprimées. Elles furent les ruisseaux qui ont formé le fleuve d’octobre 1989, et les autres sursauts populaires, et le tragique  reflux qu’a été la décennie moyen-âgeuse sanguinaire.

Alors, ma conscience m’interpellait : « D’accord, exilé, mais volontaire !… Des ressources limitées, mais nettement plus confortables que celles dont disposent tes compatriotes au pays !… Et la commodité de te dire : Oh ! Mais il n’y a rien à faire pour ce peuple ! Trop aliéné ! Trop écrasé par une misérable caste mafieuse et ses trop nombreux serviteurs, qui comprend également cette engeance qui ose l’imposture de s’auto-proclamer « progressiste » et « démocrate », pour bénéficier du beurre (de l’État), et de la fermière (la « bonne » conscience de prétendre « servir » le peuple.) »

Alors, l’exigence d’honnêteté m’obligea à admettre que dans le pays que j’avais quitté, en réalité je l’avais abandonné. Parce que quasi isolé, déprimé, menacé de « disparaître », désespéré, vaincu ! Parce que, plus exactement, incapable d’affronter les difficultés, certes écrasantes, mais, cependant, d’autres continuaient à les affronter, au risque de la prison, de la torture et de l’assassinat… Dès lors, continuait en moi la voix de l’honnêteté : « Tu as bien le droit de jeter l’éponge, mais pas de théoriser ta position en plaçant la faute sur le peuple, en le déclarant « foutu ». Trop commode, trop facile, et ne correspondant pas tout-à-fait à la réalité. Car celle-ci, c’est d’abord ton découragement personnel, ta fatigue de combattre. Elle est compréhensible, mais, encore une fois, aie l’honnêteté et le courage de l’admettre ! Et ne pas la justifier par la situation du peuple, aliéné, exploité et dominé. Il est vrai qu’il l’est, mais, d’une manière ou d’une autre, il tente de résister, selon ses connaissances (limitées) et ses moyens (qui le sont davantage). »

Considérons la première question de l’ami : « de si loin, comment peut-on penser, ou prétendre, réussir là où ils [les gens restés au pays] échouent au quotidien  » ? »  

On peut résider à l’étranger et, néanmoins, être correctement informé de ce qui se passe dans le pays d’origine, à travers non seulement les informations officielles, mais, également, les informations de luttes populaires, les amis et amies resté-e-s sur le terrain et luttant, enfin par les membres de sa propre famille, laquelle, dans certains cas, reflète, d’une manière ou d’une autre, la situation générale au pays. Ainsi, il est possible non pas de « réussir », mais du moins de fournir des pistes de réflexion et des suggestions utiles à l’action dans le pays même.

De même, on peut être reste toujours dans le pays d’origine, et ignorer les enjeux et les conflits réels, les luttes qui ont lieu. Par conséquent, accuser une personne d’ignorer les réalités de son pays d’origine, pour le seul fait qu’elle réside à l’étranger, est contestable. Ce fut mon cas, quoique certains m’accusent de « tout ignorer » de l’Algérie, pour avoir vécu 40 ans ailleurs, alors que ces mêmes personnes ignorent tout de mon activité, à part ce qui se lit sur internet, en sélectionnant uniquement ce qui semble confirmer leur calomnie. C’est de « bonne » hypocrite guerre de propagande. Toute action publique doit l’affronter, surtout si elle s’exprime contre la domination-exploitation.

Il est même des cas où le fait de résider à l’étranger permet, en comparaison des personnes restées au pays, une vision plus claire et plus efficace, favorisée par une certaine distance géographique, à condition d’avoir accès aux informations nécessaires. L’histoire mondiale le prouve. Quant à celle algérienne, quelles sont les personnes qui furent à l’origine du mouvement de libération nationale : celles demeurées au pays ou celles qui étaient dans l’émigration en France ?

Voyons, à présent, le problème de « réussir » ou pas par ses écrits.

Comment prétendre et attendre des résultats immédiats ?… Ignore-t-on les leçons de l’histoire ?…. Les très rares personnes qui ont écrit successivement contre l’esclavage, le féodalisme, le capitalisme, le totalitarisme bolchevique, le fascisme, le colonialisme, les dictatures, etc., toutes ces personnes écrivaient-elles avec l’assurance de réussir ? N’écrivaient-elles pas, au contraire (à l’exception des croyants au « Grand Soir »), en sachant qu’elles ne faisaient que semer des grains (clarifications, suggestions de recherche, propositions de solutions) avec l’espoir que les cultivateurs (le peuple et la partie solidaire de son élite intellectuelle) puissent savoir transformer ces grains en une belle récolte (un changement social positif), toutefois sans savoir quand il arrivera ?

Faut-il être totalement aveugle pour ne pas se rendre compte que dans les périodes  historiques même les plus ténébreuses pour le peuple, les plus dictatoriales des castes les plus impitoyables, les plus plus sanglantes de crimes contre les partisans de la justice sociale, que même dans ces périodes les luttes pour la dignité humaine n’ont jamais cessé, même réduites au minimum ?… Alors, seules les personnes découragées, fatiguées ou attirées par un confort nouvellement conquis,  se permettaient de déclarer : « À quoi bon ? »

N’en fut-il pas, ainsi, également, de notre lutte de libération nationale ?… «  À quoi bon lutter contre le colonialisme ? »… Relisons la lettre de mon ami, en nous imaginant vivre durant la criminelle époque coloniale : les arguments ne sont-ils pas identiques ?

Relisons cette phrase de mon ami :     

« Le salut ?

Il faudrait bien comprendre qu’il ne viendra pas de notre génération qui a montré ses limites, son inconstance et, surtout, son incapacité à prendre la vie et le pays en main. »

Cette phrase n’a-t-elle pas été dite tellement de fois par des intellectuels durant la période coloniale ?… Tant qu’on est vivant, et que le cerveau est capable de penser, peut-on se décharger de notre devoir citoyen sur une génération suivante ?… Ce n’est pas une « génération » qui a montré ses limites, mais moi, toi ou telle autre personne en particulier. Mais d’autres, même si en nombre infiniment minoritaire, continuent à combattre pour leur dignité personnelle, qui implique celle de toutes et tous.

J’entends mieux cet aveu de mon ami :

« C’est quand j’ai vidé mon sac, ce que je pensais être juste de dire, en plus de 100 textes que je me suis décidé à ne plus intervenir. Parce que cela ne sert à rien. Plus personne ne lit personne. Depuis toujours. Et les idées n’avancent pas. Elles ne sont pas mobilisatrices. »

Je conçois qu’une personne n’aie plus rien à dire, ou, plutôt, le pense. Car, que sont « 100 textes » au regard de la réalité sociale, de sa complexité, de son dynamisme ?… Il y a toujours à penser et écrire parce que les événements changent, les enjeux et les formes de conflits également, et la réalité ne cesse de monter la fausseté de l’assertion biblique « rien de nouveau sous le soleil ».

En réalité, à lire attentivement la lettre de mon ami, c’est sa seconde affirmation qui justifie la première : « cela ne sert à rien. Plus personne ne lit personne. »

N’est-ce pas ainsi justifier l’incapacité personnelle d’écrire en accusant les autres de ne pas lire ?… Or, c’est une erreur démontrée par la réalité. Pour au moins deux motifs, basés sur ma propre expérience d’écriture à l’usage du public algérien. D’une part, des personnes lisent, et même avec un grand intérêt, sans éprouver le besoin de le dire. D’autres, certes rares, le déclarent dans des commentaires que les journaux les plus démocratiques et intelligents offrent à leurs lectrices et lecteurs (1). C’est la raison pour laquelle ma signature, au bas de mes contributions, est toujours suivie par mon adresse de courriel. J’ai, en effet, constaté que si des lecteurs et lectrices insèrent des commentaires, parfois très pertinents et enrichissants, d’autres préfèrent m’écrire en privé, avec la même utilité.  

S’il existe même qu’un seul lecteur pour écrire ce genre de commentaire : « Moi même j’ai contrarié plusieurs fois l’auteur de l’Article Kaddour Naïmi, sur d’autre sujets. Mais cette fois je dois le féliciter pour cet article c’est de la matière », eh bien, le temps consacré à écrire une contribution n’a pas été perdu.

Examinons un autre argument de l’ami : «  Et les idées n’avancent pas. Elles ne sont pas mobilisatrices. »

Là, on peut être d’accord, et encore ! En effet, si des idées ne sont pas mobilisatrices, de deux choses l’une : soit elles sont incompatibles avec la réalité, non conformes au désir du peuple et/ou à celui de la caste dirigeante (2) ; soit ces idées ne sont pas encore à l’ordre du jour, par manque de prise de conscience du peuple ou de ses dirigeants. Par exemple, en ce qui me concerne, je défends avec persévérance (plusieurs lecteurs l’ont déclaré dans leurs commentaires) l’idée d’autogestion sociale, et son retour en tant que thème de débat pour une solution sociale, non seulement en Algérie mais dans le monde. Loin de moi la stupide prétention de m’attendre à ce que cette idée soit mobilisatrice immédiatement. Il me suffit de jouer un rôle semblable à une personne qui proposait la liberté de tous les êtres humains en plein esclavagisme, ou l’affranchissement des serfs en plein féodalisme. Car affirmer « les idées n’avancent pas », n’est-ce pas ignorer l’histoire et sa manière de se manifester ? Aux époques successives de l’esclavage, du féodalisme, du colonialisme, combien de temps il a semblé que « les idées n’avancent pas », pour l’abolition de ces systèmes ?… Dès lors,  à moins de ne pas tenir compte de la dynamique historique (intellectuelle et sociale) et de ses phases (qui ne se limitent presque jamais à une génération humaine), comment peut-on affirmer l’immobilité des idées, et leur manque de capacité mobilisatrice ?

Mon ami écrit encore :

« Nous pensons pouvoir peser sur l’opinion. Quelle prétention. Il n’en est rien. Cette opinion-là est bien mieux informée que nous. Cette opinion a son  … opinion mais, par le marché du « bouffe et tais-toi », elle ne s’engagera pas jusqu’à ce qu’il n’y ait rien à partager. A ce moment là … elle ira casser les édifices publics. Les seuls biens qui lui appartiennent en propre. Tragique. Pour finir encore dans la confusion et la recherche d’un sauveur. Quel qu’il soit. Pourvu que … »

Mais que signifie « l’opinion » ?… S’agit-il de celle des exploiteurs-dominateurs ou de celle des exploités-dominés ?

Cela fut déjà dit par un connaisseur en société (Lénine si ma mémoire est fidèle). En substance, il déclara : une rupture sociale intervient uniquement quand ceux d’en « haut » ne parviennent plus à gouverner, et ceux d’en « bas » à supporter.

Cependant, ce genre de rupture dépend de la préparation intellectuelle qui a lieu auparavant, dans un terme historique plus ou moins long. Exemples : la Révolution française de 1789 n’a-t-elle pas été préparée idéologiquement par les penseurs qui l’ont précédée ? N’est-ce pas Jean-Jacques Rousseau et son « Contrat social » (où il défendait l’État et son déisme de « l’Être Suprême ») qui ont produit Robespierre, sa dictature jacobine étatique guillotineuse et son culte de « l’Être Suprême » ?… Concernant le mouvement d’émancipation sociale mondiale, la révolution russe n’a-t-elle pas été le résultat d’environ un siècle de production d’idées émancipatrices, dans tous les domaines culturels ? De même que la révolution espagnole, etc. ?

En Algérie, la rupture que fut l’abolition du colonialisme n’a-t-elle pas, elle aussi, été préparée par des idées, et son aboutissement tellement imparfait (sur le plan de la justice sociale) n’est-il pas le résultat de l’imperfection des idées qui ont produit cette rupture anti-coloniale ?

Revenons à ce que mon ami appelle « l’opinion ». Certes, celle des dirigeants étatiques est mieux informée que nous, pour des motifs évidents. Mais celle des dominés-exploités ?… N’est-elle pas, dans sa grande majorité, victime d’un obscurantisme programmé ?… Certes, c’est là ce qu’on appelle une opinion. Mais ne doit-elle pas être analysée, discutée pour, éventuellement, en présenter une autre ?

L’ami écrit :

« Cette opinion a son  … opinion mais, par le marché du « bouffe et tais-toi », elle ne s’engagera pas jusqu’à ce qu’il n’y ait rien à partager. A ce moment là … elle ira casser les édifices publics. Les seuls bien qui lui appartiennent en propre. Tragique. Pour finir encore dans la confusion et la recherche d’un sauveur. Quel qu’il soit. Pourvu que … »

Là, on comprend qu’il est question d’exploités-dominés. Effectivement, quand ils n’auront rien à se partager, ils « casseront les édifices publics ». Mais qui en est le responsable ?… N’est-ce pas les personnes qui détiennent un savoir sage et utile, mais qui, avant l’événement de ce moment de révolte, n’ont rien fait pour écrire et répéter que ce n’est pas la casse des biens publics qui est utile, ni, par la suite « un sauveur, quel qu’il soit », mais autre chose, par exemple s’organiser en associations citoyennes autonomes, libres et solidaires afin de construire une société d’où soient bannies toutes les causes qui portent à casser les édifices publics, c’est-à-dire collectifs ?… Encore une fois, rappelons-nous les leçons de l’histoire. En Europe, les ouvriers commencèrent par briser les machines en pensant qu’elles étaient la cause de leur exploitation. Puis des intellectuels et l’expérience pratique leur firent comprendre la nécessité de s’organiser socialement pour s’émanciper. Hélas ! À ce sujet, les idées marxistes autoritaires l’emportèrent sur celles autogestionnaires. Le résultat est connu, et sa faillite très déplorable. Il reste donc, enfin, possible de remettre à l’ordre du jour la conception autogestionnaire, parce que, dès le départ, elle avait prévu la faillite du marxisme autoritaire, et avait proposé une solution alternative.

À propos de « casser », le hasard veut que ma contribution précédente concerne ce thème, et j’avais oublié de relater une anecdote significative. Lors d’une révolte populaire dans les années 1980, à Oran, certains manifestants, en passant près du théâtre régional, voulurent le brûler. Il fut épargné uniquement par une intervention de Abdelkader Alloula ; il expliqua aux révoltés que cet édifice ne devait pas subir ce dommage… Mais si, auparavant, dans les années précédentes, les artistes de théâtre avaient su rendre cet édifice disponible dans les faits (et pas seulement en paroles) à ce peuple, s’ils avaient su le convaincre de le fréquenter, en lui proposant des œuvres qui intéressaient réellement ce peuple, s’ils avaient su supprimer de cet édifice tout ce qui était anti-populaire (décors, rideaux, cérémonial, etc.), est-ce que ce peuple aurait pensé à brûler ce qu’il considérait, à raison, un édifice qui n’était pas le sien, mais celui de privilégiés ?… Personnellement, je ne fus pas étonné de ce désir populaire de destruction ; dès 1968, j’avais dénoncé ce genre d’édifice comme un endroit de privilégiés, dont le peuple était exclu (3).

A-t-on donc le droit de reprocher au peuple de « casser », quand on n’a jamais pris la peine et l’effort de trouver les moyens pour lui expliquer ce que le système social, pour l’exploiter et le dominer, lui interdit de savoir, c’est-à-dire de connaître ses véritables intérêts et la manière correcte de les concrétiser ?… Certes, ce travail de conscientisation est difficile, plein d’embûches, sans garantie de succès (du moins immédiat, lequel peut consister en la durée d’une vie humaine). Ce travail peut, en outre, porter en prison, et parfois à la mort. Et si l’on réside à l’étranger, ce travail peut gêner le confort dont on jouit, empêcher de cultiver paisiblement son propre jardin.

Il est compréhensible de se livrer à cette dernière activité, mais en consacrant, cependant, un peu de temps à cultiver, également, le jardin commun. Autrement, il y a risque d’anéantissement de l’activité intellectuelle personnelle parce que coupée de celle collective. L’être humain est un animal social, qu’on le veuille ou pas. Le nier, c’est tomber dans la vision illusoire des « saints » des cloîtres et des déserts, ou dans la conception stérile des enfermés dans une tour d’ivoire. Dans les deux cas, c’est mourir spirituellement, avec, pour les premiers, l’illusion de vivre en Dieu, et, pour les seconds, de survivre dans la contemplation des tourments du propre Super-ego ombilical.

Personnellement, l’envie de me contenter de mon jardin personnel me titille parfois, notamment parce que le temps qui me reste à vivre se raccourcit de jour en jour. Cependant, s’il m’arriverait de ne plus écrire, jamais je n’en accuserai ni le peuple, ni les lecteurs, ni la réalité complexe, mais uniquement ma fatigue, mon découragement, mon incapacité intellectuelle, et, – pourquoi ne pas dire toute la vérité ? -, mon égoïsme de privilégié.

Par conséquent, j’écrirai tant que ma conscience me dira qu’écrire c’est mieux que de me résigner, parce que se résigner c’est devenir, par le silence, complice des dominateurs-exploiteurs.  Ne pas exprimer publiquement une position revient toujours à accepter tacitement le désordre dominant. Et cela, que l’on réside au pays ou en un autre lieu de la planète.

Reconnaissons, cependant, que la majorité des personnes écrivent dans le but principal de s’auto-construire une statue de « Sauveur », avec les privilèges qu’elle procure. Evidemment, ces personnes cessent d’écrire dès lors qu’elles se rendent compte de ne pas « réussir » ce but égotiste, ou l’ayant atteint. Au contraire, il existe une minorité qui écrit pour la seule exigence de combattre l’exploitation-domination, au bénéfice d’une société libre et solidaire. C’est là leur manière de jouir  individuellement de leur droit à la liberté, complétée par la solidarité. Dans ce cas, tant qu’un système social abominable et préhistorique existe, le fait d’écrire s’impose. Précisons qu’il s’agit d’écrire pour agir socialement. Ajoutons ceci : si les écrits ne se transforment pas en action, la conclusion n’est pas de cesser d’écrire (si l’on a un réel souci du peuple), mais de se demander ce qu’il est juste d’écrire, même s’il n’est pas immédiatement transformable en action. Est-ce que le cultivateur sème à la seule condition de voir immédiatement le blé, ou que les variations climatiques lui garantissent la révolte ?

Fournissons une dernière considération qui ne se trouve pas dans la lettre de l’ami. Il dispose d’une formation intellectuelle qui l’a porté à se charger de missions d’aide au développement au sein d’organismes internationaux. Peut-on, dès lors, admettre qu’il n’a réellement plus rien à dire ?… Espérons qu’à la lecture de cette réponse, il ne conclura pas : « Inutile de répliquer », mais prendra le temps de montrer en quoi mon argumentation serait inconsistante. Ainsi, il sera encore utile, avec l’assurance que ce qu’il écrira sera lu avec intérêt, non seulement par moi, mais, j’en suis persuadé, par des lectrices et lecteurs de ce journal, dont certains, probablement, exprimeront des commentaires pertinents et enrichissants.

Concluons par cette information. Lors de chacun de mes séjours en Algérie, j’ai rencontré des compatriotes. Chez les jeunes surtout, j’ai constaté l’immense désir de savoir, afin de voir clair pour agir de manière efficace contre les formes de domination, au bénéfice d’une société libre et solidaire. Plus d’une fois j’ai vu, avec émotion, des larmes dans les yeux de ces jeunes, filles et garçons. Dès lors, quelque soit l’endroit où l’on réside sur cette planète, a-t-on le droit de se taire,  si on est habité par un réel amour pour le peuple et pour la justice sociale ?

K. N.

kad-n@email.com

Notes

(1) En passant, n’est-elle pas ridicule la justification d’un journal national concernant la suppression des commentaires. Prétexte avancé : trop de propos racistes ou vulgaires. Mais ne vaut-il pas prévoir un modérateur pour éliminer ces stupidités, tout en permettant l’expression démocratique des autres ? L’intention réelle de cette suppression de commentaires de lecteurs n’est-elle pas, en réalité, d’éviter que des contenus de ce journal soient critiqués de manière pertinente, mais, toutefois, insupportable pour l’auteur de l’article et, par conséquent, pour la réputation de ce quotidien ?

(2) Dernièrement, un expert en économie a publié une lettre où il déclarait ne plus écrire parce que toutes ses propositions furent ignorées par les responsables de l’État. Cela ne laisse-t-il pas entendre que le peuple, du moins sa partie éclairée ou cherchant à l’être, ne mérite pas que l’on écrive pour elle ?

(3) Voir mon ouvrage « Éthique et esthétique au théâtre et alentours », librement accessible ici : http://www.kadour-naimi.com/f-ecrits_theatre.html

 

Auteur
Kadour Naïmi

 




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