Mardi 26 mai 2020
À Tahar Djaout et à tous les hérauts du message de liberté
Entre la journée du 26 mai 1993, lorsqu’il reçoit une décharge de pistolet au bas de l’immeuble où il résidait à Baïnem, et le 2 juin où il rendit l’âme à l’hôpital, Tahar Djaout était le sujet de discussion en Kabylie et au sein de l’élite algérienne qui se reconnaissait dans son combat.
La nouvelle de l’attentat qui l’a visé a fait le tour du monde à une époque où il n’y avait pas les mêmes moyens de communications instantanés que ceux d’aujourd’hui. Ce fut une semaine d’angoisse où le temps suspendit son vol, où les plus terribles interrogations s’abattirent sur les Algériens.
Ce fut une année, presque jour pour jour, après l’assassinant du président Mohamed Boudiaf. Matoub Lounès chantera les deux martyrs quelques mois plus tard, avant d’être, lui aussi emporté, par la vague de folie meurtrière qui s’empara de l’Algérie.
Tahar Djaout s’ajoute à la liste des martyrs de la bêtise humaine, inaugurée- pour le cas des intellectuels, écrivains et porteurs d’idéaux culturels de modernité en Algérie, et en particulier en Kabylie- par l’assassinat le 15 mars 1962 de Mouloud Feraoun dans un peloton d’exécution organisé par l’OAS.
La même haine viscérale de la culture et des hommes qui la portent, le même refus de dialogue civilisé, la même négation de la vie et de tout ce qui en constitue le fondement, animent l’action destructrice des chasseurs de lumières. Mais, la lumière ne s’éteindra pas. Comme le fera observer Mouloud Mammeri, à propos des tueurs de Feraoun : « Le 15 mars 1962, au matin, une petite bande d’assassins se sont présentés au lieu où, avec d’autres hommes de bonne volonté, il travaillait à émanciper des esprits jeunes ; on les a alignés contre le mur et…on a coupé pour toujours la voix de Fouroulou. Pour toujours ? Ses assassins l’ont cru, mais l’histoire a montré qu’ils s’étaient trompés, car d’eux il ne reste rien…rien que le souvenir mauvais d’un geste stupide et meurtrier, mais de Mouloud Feraoun la voix continue de vivre parmi nous ».
La voix, les mots et l’engagement de Djaout, qui œuvrait pour que la société aille de l’avant (il disait appartenir à la famille qui avance), sont aussi parmi nous. Ils sont ancrés et estampillés dans l’esprit et le cœur de cette famille qu’il voulait en mouvement vers l’avant. Cependant, nous voudrions, comme le dit Mouloud Mammeri, que des autres, il ne reste rien. Ces « autres », ce ne sont pas ceux de 1962. Ce sont ceux secrétés par l’Algérie autocrate et rentière, orientée vers le Moyen-âge de la religion et de la culture; dressés contre tout ce qui est différent de leur conception de la vie. De la vie? Ils sont des « ennemis de la vie », comme les désigne Lounès Matoub.
La revanche de la famille qui avance, telle que voulue par Djaout, sera non seulement de commémorer chaque année la disparation de l’écrivain, mais de revisiter chaque jour ses créations, ses œuvres et les valeurs pour lesquelles il a lutté des années durant. C’est de porter ces valeurs, de les défendre, des les enrichir avec les données d’aujourd’hui, particulièrement en ces moments de gribouillage et de maussaderie où de fausses élites sont tentées par le reniement et par le happement par la rente.
Dans son roman Le Chercheur d’os (éditions du Seuil, 1984), Djaout parle des gens du village qui sont allés repêcher les restes des corps de leurs martyrs quelque part tombés au champ d’honneur. Au bout de la quête, un adolescent qui a pris sa charge sur un âne s’exprime en ces termes: « Combien de morts, au fait, rentreront demain au pays ? Je suis certain que le plus mort d’entre nous n’est pas le squelette de mon frère qui cliquette dans le sac avec une allégresse non feinte ».