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Abdelaziz, une énigme linguistique

DIGRESSION

Abdelaziz, une énigme linguistique

Nous avions connu la psychiatrie lourde avec Boumediene, de celles qui forgent les terribles regards fixes et profonds appelant à la soumission et à la terreur. Les jeunes générations ont connu un virtuose mondial du burlesque, Ould Abbès, en équilibre mental explosif de tout instant. Mais j’ai un faible pour notre phénomène national, immortel et énigme de la linguistique, notre Abdelaziz, qui va nous quitter et nous manquer.

Vous ne savez jamais ce que votre cerveau peut vous envoyer comme pensée à des moments où vous vous attendez le moins. Cette semaine, j’ai rendu visite à mes étudiants en première année de licence d’arts appliqués dans un atelier de typographie.

Et, par dessus l’épaule d’une étudiante, je regarde l’écran où était simultanément projetées une série  de lettres de l’alphabet (sous leur forme artistique) et une petite vidéo visionnant des lèvres qui reproduisaient les différents sons possibles d’une même lettre. Dans une école supérieure d’art, rien ne me surprend depuis huit ans, l’insolite fait partie de notre quotidien, en dehors de ma classe où l’enseignement en droit est plus conventionnel comme il le serait en langue ou en français.

Il s’agissait là d’un projet de fin de semestre dans lequel l’étudiante présentera une thématique sur les prononciations des lettres à travers l’histoire de France en les associant avec la représentation typographique des époques concernées. C’est qu’ils sont intelligents, mes étudiants !

Mais voilà qu’au moment même où j’allais continuer ma visite vers d’autres postes de travail qu’apparaît la lettre « r ». Et pendant que les lèvres prononçaient les différentes phonies de la lettre, un souvenir absolument inattendu vint à ma mémoire.

Il faut comprendre qu’Abdelaziz, notre mesure du temps, notre étalon de l’avancée en âge de notre vie, m’avait fasciné lors du début de notre existence commune, dès notre prise de conscience intriguée de ces petits bonhommes de la télévision, quotidiens.

Abdelaziz avait une particularité, il roulait les « r » à en faire trembler la moustache et les murs. Déjà, à cette époque, je m’étais posé toutes les questions sur ce phénomène mais aucune ne parvenait à avoir une réponse certaine. Examinons celles qui me restent en mémoire.

La première fut exclue immédiatement car j’avais un professeur originaire des Pyrénées, montagnard et brave, qui roulait les r au point de les avoir encore présents à l’oreille près de cinquante ans plus tard. Non, Abdelaziz n’est pas des Pyrénées, explication à écarter. Pas plus qu’il n’était Gascon où de Bourgogne, ce que notre instruction grandissante nous apprendra dans la filmographie où les metteurs en scène privilégiaient les accents régionaux et ne les écartaient pas pour les grands rôles comme ce fut le cas plus tard.

Puis, la seconde piste fut de penser que le « r » roulé était peut-être une caractéristique régionale algérienne que nous ne connaissions pas à Oran. Encore une fois une piste à écarter, ma famille paternelle est de Tlemcen, comme Abdelaziz, et je ne me souviens pas qu’il y ait eu une seule personne dans celle-ci roulant les « r » de cette façon.

Dans la poursuite de cette quête de vérité, à un moment plus présent puisque le soir même de cette visite de l’atelier de typographie, je me suis précipité sur Internet pour en apprendre un peu plus sur le roulement du « r » à travers l’histoire. Et là, mes chers lecteurs, c’est fascinant ce que l’histoire linguistique vous apprend.

Je n’oserai reproduire toute la science du « r » à travers l’histoire que j’ai découvert car j’ai crainte qu’un linguiste qui lirait mon article soit épouvanté de ma mauvaise compréhension. Cependant, j’en ai retenu deux points que je peux mentionner sans risque. Du temps de la langue latine, le « r » était très roulé par l’intermédiaire de la pointe de la langue (upex) rapprochée des alvéoles supérieures, d’où le nom de « r apical ». Et c’est à partir du XVIIe siècle que le basculement s’est produit au profit du « r uvulaire », celui qui permettait de ne pas prononcer « jusqu’à écorcher les oreilles » disait-on dans la cour royale.

Ai-je enfin trouvé la réponse de l’énigme nationale ? Bouteflika est éternel, il ne pouvait se modifier. Puis, Abdelaziz est certainement latiniste. On lui avait attribué tellement de vertus intellectuelles, je l’ai tant écrit dans mes articles pour rappeler à quel point le niveau était abyssal en ces périodes fastes de la dictature militaire.

Tout cela est passionnant mais je dois vous avouer que je me suis laissé aller à un mensonge. Un professeur essaie toujours d’enrober son analyse, autant qu’il le peut, de justificatifs objectivement attestés par la connaissance et la certitude documentaire. Mais en fait, la raison de ce tremblement de terre vocal du « r », nous l’avions identifié depuis la petite enfance, auprès des instituteurs français, dès la seconde moitié des années cinquante pour ce qui me concerne, dans la toute petite école.

Ces instituteurs, contrairement au cinéma, faisaient la chasse aux accents jugés incompatibles avec le bon apprentissage du français et de l’évolution de la lecture, base de la formation intellectuelle à venir. Et l’un de leur cauchemar était le roulement du « r » de ceux qui n’avaient pu côtoyer un environnement purement francophone dès leur naissance.

Je vois et j’entends encore ces pauvres enseignants répéter et répéter sans fin qu’il ne fallait pas prononcer le « r » en un roulement mais en une sonorité plus actuelle. Et bien plus tard, alors adolescents, nous nous remémorions ces épisodes, en présence d’un camarade qui roulait les « r »,   en transformant malicieusement le vocabulaire de nos anciens instituteurs de la manière suivante : « Non, pas Bourrrrrricot mais bourricot, pas abrrrrrruti mais abruti ! ».

Oui, il n’y avait que les réfractaires à la langue qui n’y arrivaient pas, Abdelaziz devait être de ceux qui faisaient arracher les cheveux aux instituteurs jusqu’à l’abandon. Le cas était irrémédiablement impossible à traiter, nous le saurons plus tard.

Franchement, il va me manquer ce roulement du « r » d’Abdelaziz, terrrrrriblement !

Auteur
Boumediene Sid Lakhdar, enseignant

 




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