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Ahaggar, les féodalités locales et la réforme de l’État

Les Touareg vent debout

Ahaggar, les féodalités locales et la réforme de l’État

Le récent ‘’coup de gueule’’ des Kel Ahaggar (Touaregs) remettant en cause, pacifiquement, la représentativité du personnel politique actuel dans le monde touarègue, repose la question de la légitimité des acteurs censés représenter et administrer les citoyens dans cette région du pays. Mais le problème est finalement le même dans toutes les autres régions d’Algérie.

La justification de cette manifestation du 17 mars 2018, exprimée par le sénateur d’Illizi, issu du parti RND, ne serait qu’une lutte d’intérêts personnels, dans ‘’la logique du ventre’’, pour  tagella-aγrum-el khobz-le pain : lequel des deux prétendants en compétition obtiendra le poste de sénateur en 2019 à Tamenghezt (Tamanrasset) !

Trop court comme explication !

Malheureusement, la réalité est beaucoup plus complexe.

Le mouvement de l’Ahaggar soulève, de notre point de vue, deux problèmes complémentaires :

  • Le peuple de l’Ahaggar ne se reconnaît pas à travers ‘’les élus actuels’’ issus des partis politiques dominants (FLN, RND, …), des administrateurs parachutés depuis Alger et des nouveaux notables hors-sol qui détiennent le pouvoir réel, marginalisant les autochtones.

  • Il revendique la réhabilitation de l’ancienne organisation, qui a fonctionné depuis des siècles en Tamazgha (Afrique du Nord), et qui a produit les mécanismes de gestion de la tribu jusqu’à la confédération des tribus de l’Ahaggar, gouvernée par l’Amenokal, élu par les représentants des tribus. L’Amenokal n’est autre que ‘’Lamin n Lumna’’, de chaque confédération, en pratique dans certaines régions d’Algérie, avant sa suppression au début de la colonisation française.

L’Algérie peine à sortir du déficit de représentativité et de légitimité post-1962.

Le FLN/ALN, qui a conduit la lutte de libération nationale en se basant sur les structures sociales villageoises, a subitement tourné le dos à ce qui était sa base sociale et instauré ‘’le centralisme démocratique’’ à la soviétique, les compétences et l’idéologie en moins.

Avec le ‘’parti du FLN’’, c’était pratiquement l’instauration d’une colonisation culturelle qui commença par disqualifier la culture du peuple, produite par des dizaines de siècles d’auto-administration et de résistance.

Pendant près de 30 ans, le seul canal d’ascension sociale, par la prédation et les passe-droits, c’était l’adhésion au FLN. La compétence, le sérieux, l’engagement étaient relégués dans les ténèbres de l’ancien temps, de ‘’ceux qui n’ont pas compris comment se débrouiller’’.

Le ‘’parti du FLN’’ est allé jusqu’à instaurer un article de loi discriminant :  l’article N°120, qui stipule que toute personne qui postule à un poste de responsabilité (poste de cadre supérieur, de direction, etc.), doit être obligatoirement membre du FLN. Ce n’était pas loin de ce pays d’Afrique subsaharienne où tout citoyen détenteur d’une carte d’identité était obligatoirement membre du parti du président ; c’était, sauf erreur, dans le Zaïre du Maréchal-Président Mobutu.

La révolte populaire de 1988 en Algérie, qui a amené la fin du monopole politique du FLN en 1989, n’a pas abouti à l’ouverture démocratique attendue. Aussitôt, la grande dérive islamiste puis le terrorisme islamiste et la culture du clientélisme et du bourrage des urnes instaurée déjà par le FLN ont fini par installer durablement ‘’la foire démocratique’’ et le négoce des mandats. Nous y sommes depuis 1990.

A part une proposition de régionalisation dans le programme de deux partis politiques (2), à notre connaissance, les autres partis politiques n’ont produit aucune réflexion pour un autre modèle d’État-nation afin d’assurer la continuité culturelle permettant de réformer les modes d’organisations locales et régionales (tajmaât, laârch/tribu, confédérations,…) qui ont fonctionné et administré nos concitoyens dans l’adversité pendant des siècles.

Bien évidemment, il ne s’agit pas de pousser ici à réhabiliter les féodalités religieuses, terriennes ou dites ‘’de la noblesse d’épée’’ (djouads), legs d’un passé médiéval bédouin, qui était une pièce rapportée dans notre pays, notamment par le pouvoir turc, mais sans lien avec le pays réel.

Un bref rappel historique est nécessaire :

Si la résistance à la colonisation a été menée dès 1830 par les tribus, de manière désordonnée, sans possibilité de succès, la révolte de 1871 dans tout le Nord Centre et Est de l’Algérie (3) (Kabylie, Aurès, Constantinois, Médéa, Chenoua, Ouarsenis, …) a été une action coordonnée, organisée et déclenchée à partir de la vallée de la Soummam, Seddouk – Medjana, sous la responsabilité principale des Mokrani et Belhaddad (Cheikh Aheddad).

Cependant, deux types bien distincts de forces et de combattants affrontaient les troupes militaires françaises : les villages et tribus liguées, avec leurs hommes en armes, leurs poètes et leurs amussnaw (4), dans une guerre de libération contre l’occupant, et à côté d’eux les féodalités religieuses et/ou terriennes, dans les plaines, qui entraient et sortaient du front au gré de leurs intérêts, des négociations secrètes avec les généraux français et des promesses de préservation de leur ‘’territoire’’, de leurs biens et privilèges. C’était un festival de retournements, de trahisons, mais parfois d’engagements sincères sur les champs de batailles.

Dans cet imbroglio cependant, aucun des élus représentant les confédérations des tribus, ‘’Lamin n Lumna’’, n’a trahi ou s’est retiré des champs de batailles, ou accepté d’être corrompu en renonçant à son engagement. Ils allaient devant leurs hommes, jusqu’à la mort.

On peut avancer que l’échec de cette révolte de 1871 était dû au conflit d’intérêts entre un peuple qui se soulève pour se libérer de la domination coloniale et une féodalité qui ne bouge et n’avance que par calcul, pour préserver son carré de pouvoir et ses privilèges. Qu’importe alors si le reste du pays est dominé et détruit !    

Ce rappel historique permet de bien situer où se trouve la culture populaire d’auto-organisation, de résistance désintéressée et entière, et les groupes d’intérêts qui fonctionnent sur d’autres registres.

La récente revendication touarègue pour, entre autres points, « donner plus de considération à l’Amenokal » est une revendication centrale afin de revoir le mode d’organisation politique dans une région du pays. A notre connaissance, l’Amenokal est un citoyen élu des tribus, au besoin, pour un temps, comme l’était Lamin n lumna en Kabylie ; il est légitime depuis des siècles.

Il s’agit aujourd’hui, pour l’État algérien, qui est interpellé, de revenir de cette vision ‘’moderniste’’ caricaturale, qui disqualifie toute forme d’organisation ancienne qui est pourtant légitime et qui a fait ses preuves. Bien évidemment, il ne s’agit pas de reprendre telles quelles les pratiques qui ont survécu aux siècles, mais de les faire évoluer par rapports aux contraintes et exigences des temps présents, comme l’exigence du suffrage universel. On ne peut envisager sérieusement un ‘’Amenokal à vie’’ ou une forme de tajmaât de village sans la participation des 50 % de la population féminine !

Le fiasco actuel des partis politiques et des pratiques généralisées de corruption, partout en Algérie, impose une réflexion urgente pour sortir du bourbier clientéliste et politico-financier qui pollue la vie des citoyens, s’accapare les richesses nationales et bloque toute perspective de développement et de mieux vivre.

L’échec actuel du jacobinisme caporaliste nécessite de promouvoir, au plus tôt, une politique de régionalisation salutaire (5) afin de rapprocher et de réconcilier le citoyen avec son État. C’est la meilleure voie pour assurer la légitimité du personnel politique au niveau local et d’avoir la transparence nécessaire, garante d’une réelle vie démocratique au niveau national et de la stabilité de l’État.

Sans sursaut citoyen et l’engagement de l’État national pour impulser au plus tôt ces réformes, l’étape suivante est malheureusement prévisible. Ce sera celle des violences sans fin des micro-khalifats des ‘’émirs missionnaires’’, des clans maffieux et des féodalités qui se revendiquent toutes, à tort ou à raison, «du Pouvoir d’Alger»… comme au temps de ‘’la Sublime Porte’’ !

A. U L.

Notes :

(1) ‘’Lamin n lumna’’ (Lamin des Amins) : le chef de la confédération, élu par tous les chefs de tribus, qui sont eux-mêmes élus par les assemblées de villages, et révocables à tout moment.

(2) Partis politiques R.C.D. et F.F.S.

(3) Mokrani, Mouloud Gaid, éditions Mimouni, Alger 2009. Une importante bibliographie est donnée à la fin du livre. Certains livres sont consultables gratuitement sur le site internet de la BNF,  ‘’Gallica’’ : http://gallica.bnf.fr/accueil/?mode=desktop

(4) « La presque totalité des amussnaw ont été les partisans de la liberté kabyle contre l’entreprise coloniale.Tous ont usé de leur verbe, de leurs conseils, souvent de leurs armes pour combattre l’agression », Mouloud Mammeri, Poèmes kabyles anciens, éditions F. Maspéro, Paris 1980, p.51.

(5) Une commission de réflexion sur les formes d’organisation de l’État algérien a été créée (dite ‘’Commission Missoum Sbih’’). Le rapport final de cette commission a été remis à la Présidence de la République en 2004. A ce jour, aucune information sur ses conclusions n’a été publiée !   
 

Auteur
Aumer U Lamara, écrivain

 




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