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Ahmed Rouadjia : « Le président Bouteflika n’a renoncé à rien »

RENCONTRE

Ahmed Rouadjia : « Le président Bouteflika n’a renoncé à rien »

Ahmed Rouadjia, professeur d’histoire et de sociologie politique à l’Université de M’sila, a accordé un entretien sur les dernières mesures décidées par le pouvoir. Eu égard à sa pertinence, nous reproduisons l’entretien avec l’aimable autorisation de M. Rouadjia.

Atlantico : Abdelaziz Bouteflika vient de renoncer à un 5e mandat et a annoncé un report du scrutin. Dans la configuration actuelle, peut-on réellement s’attendre à un changement pour le pays ?

Ahmed Rouadjia.- Le président n’a renoncé à rien, on lui fait seulement dire qu’il a renoncé à une chose dont il n’a pas conscience, car cet homme est depuis bien longtemps plongé dans un état d’aphasie total. C’est son clan qui parle depuis 2013 en son nom. Mais dans l’hypothèse où son camp, qui s’avère déjà bien affaibli par les gigantesques  manifestations du peuple, le remplacerait in extremis par un des siens, la situations politique ne changerait pas de manière notable. Car l’éventuel successeur à cet homme grabataire, aux regards effarés, sera choisi de telle façon qu’il remplisse les conditions de « la transition » souhaitée par « les décideurs » comme on dit chez nous.

Et ces décideurs ne sont rien de moins qu’un cabinet très restreint d’hommes de l’ombre qui décident en lieu et place du peuple, au dessus de sa tête  et par dessus  la loi des urnes…

 Ce qui change ou ce qui sera, en revanche, changé à l’avenir dans ce pays, c’est l’attitude des gouvernants envers le peuple, qui vient de leur administrer une leçon mémorable de responsabilité, de civilité et de courage. Par ses gigantesques démonstrations ordonnées, disciplinées, pacifiques, mais résolues à faire entendre sa voix indignée, le peuple ne se laissera plus jamais  humilier ou  piétiner comme il l’avait été par le passé.

Ce qui vient de se produire en Algérie est inédit, et jamais le peuple n’a fait autant de preuve de discipline, de solidarité,  de courage et de dignité face à un gouvernement dont la quasi-totalité de ses membres s’avèrent à l’examen attentif de vrais caudataires, ou pour dire les choses vulgairement, de lèche-bottes…

Quelles ont été les racines du pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika ? Quels sont encore les verrous qui empêchent l’apparition d’une véritable alternative politique ?

Ahmed Rouadjia : Les racines profondes du pouvoir de Bouteflika résident dans le système de corruption qu’il a réussi à mettre en place dès son retour au pays en 1999. Fin connaisseur des arcanes des clans et des tribus qui ont constitué dès l’indépendance l’ossature du futur Etat algérien, il a compris qu’il ne pouvait perdurer à la tête de l’Etat qu’en s’entourant d’individus corrompus, pusillanimes et flagorneurs.

Accusé lui-même depuis la mort de son ex-patron, feu président Boumediene, d’avoir détourné les deniers publics qu’il aurait placés dans les banques suisses, poursuivi dès 1980 par la Cour des Comptes pour ces mêmes motifs, ce qui l’a obligé de s’exiler en Europe, puis dans les pays du Golfe, le petit mais malicieux et autoritaire Bouteflika a pu paradoxalement s’en sortir indemne, blanchi, la tête haute, de toutes ces accusations devenues soudain « calomnieuses ».

Ayant la mémoire longue, et le cœur revanchard, il a réussi, dès son intronisation par les militaires, qui lui ont fait appel, à se débarrasser de la Cour des comptes en lui donnant un coup de sort définitif, et à éliminer ses adversaires des années 80 et auxquels il garde une tenace rancœur pour l’avoir évincé au profit de Chadli Bendjedid.

Au bout de vingt ans de pouvoir absolu, il a réussi à faire de la corruption et des corrompus  l’un des modes favoris de la gouvernance. Les membres de sa famille et leurs clientèles bigarrées ont réussi à édifier des fortunes colossales sur ce mode illégitime.

Tous ceux qui ont essayé de rivaliser avec lui, il a fini par les éliminer les uns après les autres, et y compris les hauts gradés de l’armée – ces fameux généraux éradicateurs – qui lui ont fait appel pour sauver leur peau des poursuites de la cour pénale Internationale pour crimes contre l’humanité au cours de la décennie noire de 1990.

 Et pour clore cette question, je dirai que les véritables « verrous qui empêchent l’apparition d’une véritable alternative politique » sont deux ordres : la corruption qui gangrène tous les compartiments de l’Etat et la perte de crédibilité de tous les partis d’opposition, toutes couleurs par ailleurs confondues, aux yeux du peuple devenu soudain « mature ».

Quels sont les risques de voir apparaître un nouveau candidat de façade ?

 Ahmed Rouadjia : Le risque serait le recyclage des corrompus par le « candidat de façade », et cette possibilité n’est pas exclue, car il n’existe pas, malheureusement, de véritables alternatives à ce pouvoir que les temps, la routine et l’absence d’une véritable  « culture de l’Etat » en ont fait un corps sans âme, et imperméable à toute réforme.

Les partis dits d’opposition, qu’ils soient « démocratiques », néo-fondamentalistes, comme Ennahda, nationalistes comme le FLN et ses satellites, ou d’obédience Frères Musulmans, comme le MSP (Mouvement de la Société pour la Paix) sont tous contaminés à des degrés divers par le prurit de corruption et la soif insatiable du pouvoir pour le pouvoir.

Mais ce qui est certain en revanche, c’est que le futur gouvernement de l’après-Bouteflika ne pourra plus jamais faire fi de l’opinion publique qui, pour la première fois depuis l’indépendance, s’est dressée solidaire et unie comme un seul homme pour crier haut fort son ras-le-bol contre l’incurie et la gabegie d’un régime autoritaire et corrompu jusqu’à la moelle.

L’espoir du changement se trouve du côté de cette prise de conscience qualitative du peuple, et surtout de ses franges juvéniles, de cette jeunesse pleine d’humours ironiques et de critiques mordantes contre toutes ces marionnettes d’hommes risibles, qui n’ont point peur du ridicule, en se présentant comme chefs de campagne d’un président en état d’agonie…

Le présumé  « renoncement » par Bouteflika au 5e mandat n’est pas de son fait, mais le fait de son clan qui s’est trouvé soudain auto piégé et confronté aux abois par suite de la forte pression populaire des semaines écoulées.

En voulant proroger sa vie, et partant son mandat, en vue gagner le temps dans le but de lui trouver un « bon » remplaçant qui puisse satisfaire les attentes de ses partisans et ses clientèles gangrenées par la corruption, le Clan de Bouteflika, aveuglé par les leurres de toute sa puissance, n’a pas pu anticiper les  fortes réactions des masses qui l’ont obligé à reconnaître malgré lui l’inanité de ses efforts de vouloir  reconduire à la tête de l’Etat un infirme en phase finale…

 




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