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Aïda Amara : « Je sais d’où je viens »

Aïda Amara

Aïda Amara. Photo © Pierre Saïah

Publié le 2 septembre 2025 aux Éditions Hors d’Atteinte, Avec ma tête d’Arabe est le premier roman dans lequel Aïda Amara remonte le fil de sa lignée pour affronter un traumatisme longtemps enfoui : celui des attentats du 13 novembre 2015.

Aïda Amara a accepté de revenir, pour Le Matin d’Algérie, sur cette plongée intime où se croisent la mémoire de son père né en Kabylie pendant la guerre d’indépendance, les silences de sa mère originaire d’Annaba et la trajectoire des siens au cœur de la colonisation, de l’exil et des violences politiques.

Journaliste et réalisatrice, Aïda Amara délaisse ici la distance professionnelle pour explorer, sans détour, la part la plus sensible d’une histoire familiale marquée par le racisme, les assignations identitaires, mais aussi par une transmission vivante, une dignité inébranlable et une résilience forgée par les mots et la mémoire. Elle a accepté cet entretien spécialement pour Le Matin d’Algérie.

Le Matin d’Algérie : Votre livre s’ouvre sur le traumatisme des attentats du 13 novembre 2015. Qu’est-ce qui vous a poussé à raconter cette expérience si personnelle sous la forme d’un roman ?

Aïda Amara :Le traumatisme du 13 novembre est arrivé plus tard dans mon processus d’écriture. J’ai commencé par m’interresser à mon histoire familiale, mon père est né et a grandit en Kabylie pendant la guerre d’indépendance, ma mère vient quant à elle, d’Annaba. C’est en fouillant dans leurs histoires que mon propre traumatisme a refait surface. Je ne pouvais pas raconter mon histoire, sans en parler.

Le Matin d’Algérie : Vous parlez de l’arabité comme d’un fragment de votre identité qui vous a été imposé après le traumatisme. Comment définiriez-vous ce que signifie être une femme arabe en France aujourd’hui ?

Aïda Amara : Je fais la distinction entre les identités qui me traversent (Française, Algérienne, Parisienne) et les assignations venant de l’extérieur, qui, qu’on le veuille ou non, rythment encore aujourd’hui le quotidien des enfants d’immigrés algériens en France. Je me garde bien de définir « la femme arabe en France » parce qu’elle n’existe pas pour moi. Il y a autant d’expériences d’« arabité » qu’il y a de femmes. Ce que nous partageons, en revanche, ce sont le racisme, les assignations, les clichés encore tenaces qui structurent notre expérience « d’Arabe en France », l’idée que nous serions encore un « autre », l’altérité au « nous » national.

Le soir des attentats, quand je témoigne auprès d’un policier, il me dit : «Ce n’est pas de votre faute », comme si je devais me sentir responsable des actes d’un « autre Arabe ». Les jours qui suivront seront du même registre : déchéance de nationalité pour les binationaux, injonction pour les « Arabes » à se désolidariser. Le climat est devenu étouffant.

Le Matin d’Algérie : La mémoire familiale et l’histoire de vos parents occupent une place centrale dans votre récit. Comment vos racines algériennes vous ont-elles aidée à surmonter vos traumatismes ?

Aïda Amara : Après la déflagration traumatique qu’ont été les attentats, j’ai eu besoin de me raccrocher à quelque chose de fort, de tangible. Comme un arbre chahuté par la tempête, je me suis raccrochée à mes racines, mes parents, et à travers eux, l’Algérie. J’ai récolté les récits familiaux que j’avais peur de voir disparaître, parce que, comme le répète souvent mon père, il est un homme de tradition orale. Je me suis intéressée à son enfance passée dans un camp de regroupement pendant la guerre d’indépendance, mais aussi à la vie de ma grand-mère Taous.

En me plongeant dans cette histoire, j’y ai trouvé des modèles de résilience, de dignité, qui m’ont donné la force d’affronter le racisme en France. J’ai aussi pris conscience que je n’étais pas la seule de ma famille à avoir subi la violence armée : ils l’ont vécue avant moi, à travers la guerre et la colonisation. Malgré cela, ils n’ont pas perdu leur capacité à aimer, à transmettre et à résister par les mots. Ma grand-mère Taous était connue pour sa répartie !

Le Matin d’Algérie : Vous êtes journaliste et réalisatrice avant d’être romancière. Comment ces expériences professionnelles ont-elles influencé votre écriture et votre regard sur les événements que vous racontez ?

Aïda Amara : Pour écrire ce roman, j’ai dû laisser la journaliste au placard. Je ne pouvais pas être dans une démarche détachée et analytique comme je le fais dans mes reportages. Je racontais mon histoire, celle de ma famille : c’était intime.

Cependant, je ne peux pas m’empêcher de toujours mettre en perspective ce que je vis. Quand je parle de mon expérience du racisme, ce n’est pas seulement pour me raconter, mais pour mettre un visage — parmi tant d’autres — sur une expérience partagée par des millions de Français.

Le Matin d’Algérie : Le roman explore la question des clichés et des préjugés liés à l’immigration et à l’arabité. Quel rôle espérez-vous que ce livre joue dans la discussion sur ces sujets en France ?

Aïda Amara : J’espère que ce livre pourra ajouter une goutte dans la mer des récits d’enfants issus de l’immigration algérienne en France. Montrer la diversité de nos vécus, ce qui nous rassemble aussi.

Le Matin d’Algérie : Vous racontez avec humour et acuité les micro-agressions du quotidien. Comment avez-vous appris à transformer ces expériences en force et en répartie ?

Aïda Amara : Cela me vient de mon père, qui le tient lui-même de sa mère, Taous. Elle disait en kabyle : « Soyez des agneaux à la maison mais des lions à l’extérieur ! »

Cette image, mon père me l’a transmise : on ne se laisse pas faire.

Face au racisme, on rend coup pour coup, avec les mots pour arme. Quand je lui rapporte une remarque raciste, il me demande toujours : « Qu’est-ce que t’as répondu ? » Enfant, en le voyant répondre aux micro-agressions, je n’avais aucun doute : l’ignorance venait d’en face. Je l’ai toujours vu moralement supérieur à ses agresseurs.

Le Matin d’Algérie : Violence et résilience sont des thèmes majeurs. Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre réalité historique et narration romanesque ?

Aïda Amara : La partie sur l’Algérie coloniale est romancée, car je n’y étais pas. Chaque chapitre part d’un souvenir familial ; ensuite, j’ai dû créer, tout en faisant beaucoup de recherches. Quel était le quotidien d’un village kabyle pendant la guerre ? Qu’y mangeait-on ? Comment travaillait un forgeron dans les années 1940 ?

Pour les passages sur ma vie parisienne, chaque chapitre devait nourrir le récit. Avec le « je », je voulais éviter le journal intime. Je racontais une histoire de lignée, de transmission.

Le Matin d’Algérie : Votre histoire familiale traverse colonisation, guerre d’Algérie et décennie noire. Comment ces héritages influencent-ils votre perception de la France contemporaine ?

Aïda Amara : Tout ce que je sais de l’histoire entre la France et l’Algérie, je l’ai appris à la maison. À l’école, on en parle à peine.

Connaître cette histoire me permet de comprendre les restes coloniaux en France. Je suis moins chahutée par les clichés racistes : je sais d’où je viens.

A travers l’histoire de ma famille, je comprends mieux ce qui se joue aujourd’hui, notamment la nostalgie de « l’Algérie française » dans l’extrême droite.

Le Matin d’Algérie : Vous insistez sur la nuance et la multiplicité des identités. Comment souhaitez-vous que les lecteurs reçoivent ce message ?

Aïda Amara : Je suis binationale, donc multiple. Mon identité évolue sans cesse.

Comme une mosaïque, je suis faite de fragments : française, parisienne, avec une part d’Algérie, de Kabylie, d’Annaba.

Même dans ma famille, ma grand-mère kabylophone avait besoin d’un traducteur pour parler à ma mère arabophone. Elles étaient du même pays. Il est important de ne pas figer l’identité ni l’imposer aux autres. Accepter les identités plurielles nous enrichit.

Le Matin d’Algérie : Vous avez réalisé podcasts et documentaires sur la mémoire migratoire. En quoi prolongent-ils les thèmes du roman ?

Aïda Amara : Avec ma tête d’Arabe est un livre sur la lignée, avec ses silences. J’ai perdu ma mère jeune et avec elle sa parole.

J’étais déterminée à enregistrer l’histoire de mon père ; à travers lui, j’ai retrouvé celle de l’Algérie. Après mes podcasts, beaucoup d’enfants d’immigrés m’ont écrit pour dire qu’ils n’avaient jamais osé interroger leurs parents. Le silence est encore présent, par pudeur. La mémoire fait vivre le passé et nous ancre dans le présent.

Le Matin d’Algérie : Quels conseils donneriez-vous à ceux qui cherchent à comprendre ou préserver leur héritage familial ?

Aïda Amara : Écouter, enregistrer, écrire. La tradition orale est belle, mais fragile. Laisser des traces est essentiel pour les générations futures.

Le Matin d’Algérie : Quels projets littéraires ou médiatiques après ce roman ?

Aïda Amara : J’aimerais faire vivre ce livre en France et en Algérie, notamment à Annaba, la ville de ma mère. Puis me consacrer à d’autres récits mémoriels, en France et en Algérie.

Entretien réalisé par Djamal Guettala 

Aïda Amara est journaliste et réalisatrice. Née de parents algériens, elle grandit à Ménilmontant, dans le XXᵉ arrondissement de Paris. Après plusieurs années en journalisme télé, notamment pour France TV et Canal +, elle réalise le podcast Transmissions, consacré au parcours migratoire de son père, ainsi que Revenir, un documentaire sur son retour en Algérie. Elle anime également des ateliers d’écriture et de podcast auprès de jeunes avec les médias Le Bondy Blog et la Zone d’expression prioritaire.
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