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Albert Camus, écrivain français d’Algérie (VI)

LITTERATURE

Albert Camus, écrivain français d’Algérie (VI)

L’Algérie est un territoire habité par deux peuples, l’un est musulman et l’autre ne l’est pas. (…) Les deux peuples d’Algérie ont un droit égal à la justice, un droit égal à conserver leur patrie90. Albert Camus continue son balancement entre oui et non. 

III. L’écriture de Camus pendant la guerre d’Algérie 

Dans les années cinquante, et plus particulièrement après le déclenchement de la guerre d’Algérie, Camus fait un bilan de son parcours d’homme et d’artiste.

Avec la publication de « L’Été » en 1954, l’écrivain, à sa quarantième année, arrive à un toumant, une sorte de charnière de son travail et de sa vie. Le tournant est marqué bien sur avec « La Chute »91.

La chute

Dans « La Chute » Camus se met en quête de son intérieur, explore son moi profond et en dégage un fonds d’idées et d’obsessions qui le harcèlent et que nous appellerions le syndrome de culpabilité.

La controverse et la rupture d’avec Sartre à propos de « L’Homme révolté »92 a ébranlé l’univers intérieur – philosophique, littéraire et humain de Camus. Du fond de son accablement et de sa solitude, Camus entame une remise en cause de lui-même et des autres. Le besoin d’un bain purificateur débouchera sur une confession de Jean- -Baptiste Clamence, ancien avocat de renom, devenu juge-pénitent, qui, dans un long monologue, clame sa culpabilité face au monde où tous sont coupables. Il s’accuse et assume sa responsabilité d’avoir péché par omission. De quoi Clamence est-il coupable?

La preuve de sa faute, pour ne pas dire crime, se trouve personnifiée dans un personnage de femme en détresse qui s’est jetée dans la Seine sans que l’homme de la loi et témoin caché fit le moindre geste pour l’en empêcher. Clamence, l’avocat spécialise dans les nobles causes, harcelé par un rire diabolique récurrent, finit par s’exiler de Paris et échouer dans une autre ville des brumes, Amsterdam, dont le port seulement pourrait lui rappeler la ville-lumière de sa jeunesse.

Camus avait beau ne pas s’identifier avec Clamence et nier les résonances autobiographiques de La Chute ceux qui le connaissaient croyaient le contraire. Le récit qui devait paraître sous le titre « Le Cri »93, s’identifie avec celui de la jeune femme que Clamence ne sauve pas, et c’est aussi le cri retenu de son épouse, Francine, dont la tentation de suicide94 nous en dit long sur sa vie.

Amis et intimes de Camus savent que l’épisode symbolique de la jeune femme se précipitant dans la Seine du pont des Arts correspond à Francine à Oran et à Paris en 1953. Pour nous, qui suivons l’itinéraire algérien d’Albert Camus, la symbolique de la femme en train de se noyer renvoie à sa passion majeure – L ’Algérie.

« La Chute » paraît en mars 1956, après la fameuse affaire de la trêve civile dont l’échec a désespéré Camus et lui a fait choisir le silence à propos du conflit algérien. L’intransigeance de Camus face à l’indépendance algérienne était la dernière raison de couper littérairement les ponts avec Sartre. Celui-ci, au nom de la liberté et des colonises refuse pour l’Algérie toute autre solution que l’indépendance. Considérant le colonialisme comme un système, Sartre met en garde contre la mystification néocolonialiste.

La conclusion de Sartre est pour Camus atroce: La seule chose que nous puissions et devrions tenter – mais c ’est aujourd’hui essentiel – c ’est de lutter [aux] côtés [du peuple algérien] pour délivrer à la fois les Algériens et les Français de la tyrannie coloniale95. Sartre et la gauche non communiste traitent tous les Français d’Algérie en coupables et c’est la culpabilité qui est le thème majeur de « La Chute ». Ce thème est orchestre en grande partie par les voix féminines – les cris de femmes.

L’image de la jeune parisienne qui se jette dans la Seine n’est pas sans évoquer le cri de détresse de la Mère-Algérie, qui en 1956 risque sérieusement de sombrer. Le refus de Camus de soutenir le FLN aggrave son cas de conscience, il se met en quête de la catharsis à travers et dans l’écriture – des oeuvres de création qu’il lui reste à écrire.

Pour notre part, nous cherchons à ajouter à la crédibilité de notre propos, à travers les déclarations de Camus lui-même sur la source de son oeuvre. En 1957, le Prix Nobel 1957 disait à Franc-Tireur. Je suis simplement reconnaissant au Comité Nobel d’avoir voulu distinguer un écrivain français d’Algérie. Je n’ai jamais rien écrit qui ne se rattache, de près ou de loin, à la terre où je suis né. C ’est à elle, et à son malheur, que vont toutes m es pensées96.

L’exil et le royaume

De même que « La Chute », « L’Exil et le Royaume » fait partie de cette nouvelle série d’oeuvres dont le pian date de 1952 environ. Dans ce recueil de six nouvelles, l’exil est conçu en tant que chemin du royaume, qui pour Camus «coïncide avec une certaine vie libre et nue que nous avons à retrouver, pour renaitre enfin»97. Publié en 1957, « L’Exil et le Royaume », évoquant l’Algérie en guerre, pourrait être considéré, dans une certaine mesure, comme un pendant littéraire des Actuelles III, Chroniques algériennes, exposition de la philosophie politique algérienne de Camus. La vie libre et nue, rêvée par Camus, est celle des habitants des Hauts Plateaux du Sud algérien. Les deux ethnies algériennes y sont mises en oeuvre, sous un mode conflictuel latent ou sur le point d’exploser. C’est le cas de La Femme adultère et de « L’Hôte ».

La femme adultère

L’héroïne de La Femme adultère, première nouvelle, mi-symbolique, subit amoureusement la tentation du désert jusqu’à commettre symboliquement bien que charnellement l’acte de l’adultère face au désert. Janine, la femme adultere, ne trompe pas son mari avec un autre homme, mais avec les espaces de la nuit, auxquelles elle ouvre ses yeux et son corps.

Dans l’aspect symbolique, l’adultère de l’héroïne renvoie, en premier lieu, à une constante essentielle de Camus, l’amour de la nature en tant que régie de conduite et gage du salut, oppose à la soumission aux religions et aux morales. Deuxièmement, et dans un sens plus particulier, l’ouverture de la femme adultère aux espaces grandioses du désert, traduit, à notre sens, le désir profond de Camus lui-même de retourner à la nudité algérienne et à une vie humble, celle des Arabes et de la sienne d’autrefois. 

Cependant, le pèlerinage aux sources dont le temps fort sera Le premier homme, se trouve entravé par ceux desquels il aimerait s’approcher: les Arabes. A l’intersection de la symbolique et de la dimension réaliste de La Femme adultere, Camus restitue la réalité algérienne de l’instant, avec les Arabes qui sont loin d’aller à sa rencontre. Le premier texte des Nouvelles de l ’exil, prévues dès 1952, s’intitulait Laghouat.

La Femme adultère, et, remarquons en passant, que Laghouat, oasis du Sahara algérien, était un centre révolutionnaire de la première heure. La rencontre du couple français Marcel/Janine avec les Arabes de cette ville, évoquée par Camus, est parfaitement conforme à la réalité socio-historique algérienne des années cinquante. Malgré lui, Camus est ici, comme dans ses écrits politiques, en retard sur les possibilités de récupérer les Arabes. Cependant il ne manquera pas de mettre en lumière leur arrogance: De l’autre extrémité de la place venait un grand Arabe, maigre, vigoureux, couvert d’un bournous bleu ciel, … les mains gantées… (…) II avançait régulièrement dans leur direction, mais semblait regarder au delà de leur groupe, en dégantant avec lenteur l’une de ses mains. «Eh bien, dit Marcel en haussant les épaules, en voilà un qui se croit général». Oui, ils avaient tous ici cet air d ’orgueil, mais celui-là, vraiment, exagérait. (…) Puis… l’Arabe arrivait sur eux, lorsque Marcel saisit, tout d ’un coup, la poignée de la cantine, et la tira en arrière. L ’autre passa sans paraître rien remarquer, et se dirigea du même pas vers les remparts. Janine regarda son mari, il avait son air déconfit. «Ils se 99 croient tout permis, maintenant» . Ce «maintenant» a pour référent la guerre d’Algérie. (A suivre)

M.S.

Notes 

89- J. Daniel, Le Temps qui reste, Paris, Stock 1973 (reprise des «Études méditerranéennes» n° 7). Rapporté par O. Todd , op. cit., p. 620.

90- Ibid, pp. 620-621. 91 Gallimard, Paris 1956.

92- A. Camus, L’Homme révolté, Gallimard, Paris 1951.

93- Le titre La Chute pour le récit de Camus a été choisi par Roger Martin du Gard.

94- Camus a confié un jour à-Roger Quilliot à Paris: «Ma femme a tenté de se suicider». Voir O. Todd, Camus, une vie, p. 638.

95- «Les Temps modernes», n° 123, mars-avril 1956. Cité par O. Todd , op. cit., p. 645.

96- A. Camus  Dìscours de Suède, I, Commentaires, Edition de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 1892.

97- Voir Prière d’insérer (1957), A .C ., in: A.  Camus, Théâtre, récits, nouvelles. Pléiade, Gallimard, Paris 1962, p. 2039.

98- La Femme adultère, op. cit;, p. 1574.

99- La Femme adultère, op. cit., p. 1568. 

Auteur
Maria Stepniak

 




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