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Algérie : 50 ans de résistance linguistique

REGARD

Algérie : 50 ans de résistance linguistique

L’élection présidentielle dans un pays est souvent l’occasion d’un nouveau départ, avec une nouvelle vision et le changement des acteurs politiques. Les candidats sont alors tenus de se déterminer à l’avance sur l’ensemble des sujets importants pour l’avenir de la nation.

Quelles que soient les réserves légitimes émises à propos des prochaines élections présidentielles dans notre pays,  une première victoire vient d’être acquise : la multiplicité des candidats à la candidature (on parle de plus de 180 personnes qui ont retiré le formulaire de candidature). Le terrain est certes balisé et miné. Mais un verrou a sauté : il n’y a pas que ceux qui ont les chars derrière eux, la main sur les comptes en devises de Sonatrach et le soutien de la police politique, qui peuvent prétendre à la magistrature suprême.

Sur les plans culturel et linguistique, l’Algérie s’est fourvoyée dans une direction dont il est aujourd’hui urgent d’en sortir.  

La politique d’arabisation lancée en 1963 sans aucun débat national, dès la prise du pouvoir, par la force, par l’armée de l’extérieur venue du Maroc et de la Tunisie, visait deux objectifs :

  • Faire disparaître les langues du peuple (tamazight et darija/arabe dialectal), considérées comme des dialectes vulgaires, non porteurs de culture ; et pour mieux les dévaloriser, on les qualifiaient de « legs du colonialisme » !

  • Fabriquer ‘’l’Algérien nouveau’’, de culture exclusive arabo-islamique, accessoirement socialiste, et utilisant la langue arabe littérale.

Aucun pays au monde n’a mis autant de moyens pour tenter d’acculturer sa population. Et pourtant, c’est bien connu, pour tout individu, « la perte de la langue est la première cause de la perte de la culture ».

Les causes de mort des langues  minoritaires sont multiples (disparition des locuteurs suite à une guerre, épidémie, exode économique ou fuite du terrorisme ou de la répression de l’armée, pression d’une autre langue, fermeture/volonté de purisme puis affaiblissement et extinction, action volontaire d’un Etat central qui impose sa langue, etc.).  

Certes beaucoup de langues disparaissent, mais il en naît de nouvelles depuis des siècles (les langues créoles, le néo-norvégien, l’hébreu moderne, le maltais au début du 20e siècle, le croate en 1990, dissocié volontairement du serbo-croate, etc.).

L’Algérie du néo-FLN a ajouté une autre cause de morbidité à ce triste répertoire des causes de destruction des langues : satisfaire un schéma idéologique, l’arabo-islamisme. C’est une véritable auto-mutilation dont le coup social et culturel est immense et qui n’a jamais été évalué à ce jour.

Pourtant, à la libération du pays en 1962, avant le déclenchement de cette politique d’arabisation (due au couple Ben Bella-Nasser puis poursuivie vigoureusement par Boumediène), il n’y avait pas d’ostracisme particulier. Le premier discours du 5 juillet 1962 à Sidi Ferruch (Sidi Fredj), lieu du débarquement français en 1830, a été tenu en kabyle par la colonel Akli Mohand Oulhadj, et au stade municipal d’Alger Ruisseau (El Annasser), Krim Belkacem, à côté de Mohamed Boudiaf, a fait son discours en kabyle (1) (voir la vidéo). Ben Bella faisait alors ses discours sans complexe en darija ou en français.

Par contre, Liamine Zeroual n’a jamais prononcé un mot en public en tamazight, sa langue maternelle. Il a fallu attendre 1992 pour entendre le président Boudiaf faire ses discours en darija, et le premier ministre Ahmed Ouyahia s’exprimer dans les médias en tamazight, bien après les années 2000.

Depuis 1963, l’État algérien n’a pas eu la même attitude vis-à-vis du darija et de la langue amazighe, quelle que soit la spécificité d’ailleurs (kabyle, chaouia, mozabite, touarègue, etc.). Les deux devaient disparaître et laisser la place à l’arabe classique. Mais il y avait bien une hiérarchie implicite dans son attitude, jamais exprimée et assumée par les responsables politiques, mais vérifiable tous les jours dans tous les domaines de la vie nationale.

1.- Destruction et effacement à terme de la langue amazighe 

C’est le point d’accord de tous les idéologues de l’arabisation au sein du FLN. Cette obsession éradicatrice vient de l’idéologie des Oulémas depuis les années 1930 et qui avait infiltré le PPA (Parti du Peuple algérien) puis le FLN. Ils avaient décrété que l’Algérie était un pays arabo-musulman, sans histoire d’avant l’islamisation. Tout ce qui reste n’est que jahiliya (sauvagerie/ignorance/idolâtrie). La position bien connue de Bachir Ibrahimi, alors chef des Oulémas, est sans nuance ; elle est rappelée en notes (2).

Dans l’euphorie arabisante de Ben Bella en 1963, celui-ci avait tenté de supprimer les émissions en kabyle sur la radio algérienne (3).

On ne peut comprendre toute la violence qui a été dirigée contre Agraw Imazighen / l’académie berbère, créée en exil à Paris en 1967, si on ne tient pas compte de cette stratégie d’éradication. On peut imaginer la réaction de Boumediène et de ses amis : « Comment ? Des hurluberlus à la solde de l’impérialisme (c’était la formule consacrée pour disqualifier tout opposant) veulent faire une académie alors que c’est la disparition qui les attend ? ». Des moyens financiers et humains colossaux ont été engagés pour infiltrer, saboter et casser par la violence cette académie au moyen de la police politique et des barbouzes de l’ex. Amicale des Algériens en Europe.

Les perquisitions musclées des agents de la Sécurité Militaire (SM) dans les lycées et les domiciles de  jeunes de Kabylie, des Aurès et d’ailleurs pour trouver des textes ou poèmes écrits en tamazight sont des témoins de cette politique d’éradication. Ces jeunes traumatisés sont aujourd’hui pères et grand pères. Ils le racontent aujourd’hui à leurs descendants et l’histoire le retiendra.

2.- Transformer la langue darija en langue arabe classique (passer du ‘’vulgaire’’ à la langue ‘’noble’’ !)

C’est le but, jamais exprimé, des idéologues de l’arabisation : tuer ce darija vulgaire, qu’on désigne toujours par le qualificatif aârbiyya / ‘’arabe populaire’’, afin de maintenir la confusion dans l’esprit des locuteurs, et le remplacer par la ‘’vraie langue arabe’’ du Coran, et ainsi devenir de bons musulmans.

Surtout, on ne dit jamais d’où vient cette langue. Une connivence qui n’est pas due à l’ignorance ni au seul hasard.

Darija / arabe dialectal et l’arabe classique (ou littéral, ou coranique) sont deux langues distinctes. Elles ont certes un lien de parenté.

Darija est une langue nouvelle d’Afrique du Nord, née du contact entre les tribus hilaliennes arabophones, venues d’Orient, à partir du 11eme siècle, et les tribus amazighes zénètes occupant les Hauts Plateaux sahariens. Darija est donc une synthèse, dont la syntaxe comme le vocabulaire sont un mixage des deux langues.

A partir des différences locales entre les régions, on peut tracer les mouvements des grandes tribus entre l’Est et l’Ouest, de la Tunisie au Maroc.

Darija, que l’on dénomme aussi Maghribi ou Tamaghribit, est donc une langue de chez nous. Et pour cela, elle a été disqualifiée et destinée à la disparition par nos stratèges arabo-islamistes du FLN et de leurs alliés Oulémas.

De la résistance populaire

L’échec de la politique d’éradication linguistique (= disparition des langues tamazight et darija) est certes dû au réflexe millénaire de défense d’un peuple qui en a vu d’autres : imposition du punique par Carthage, du romain par les Romains, et qui ont disparu dès la chute et le départ des colonisateurs.

Cet échec est aussi dû à la non-conviction et la roublardise des stratèges de l’arabo-islamisation : ils destinent la langue arabe (classique) pour le peuple, mais ils placent leurs enfants dans les lycées et universités étrangères, dans les langues des connaissance et de la promotion sociale… pour diriger le pays. Les dès étaient donc pipés, et le peuple n’est pas dupe.    

Si la répression de la langue darija était réelle dans les faits, tout était mené en douceur pour que cela soit imperceptible. Tous les films produits, les pièces de théâtres, beaucoup d’émissions de radios étaient en langue darija ; les interventions du personnel politique, exceptés les discours officiels, étaient tolérées et menées en cette langue. Le peuple darjophone avait donc l’impression que ‘’sa langue’’ était au pouvoir. Cependant, aucun statut officiel de cette langue, aucun enseignement, aucune étude linguistique, aucune publication en darija n’a vu le jour en plus de 50 ans de cette politique.

Aussi, toutes les campagnes d’alphabétisation menées à grand renfort de propagande, pour ‘’le recouvrement de la personnalité nationale’’, se sont terminées par des échecs lamentables. La cause : tout était basé sur la manipulation. Partout ailleurs dans le monde, on alphabétise des populations adultes illettrées pour qu’elles apprennent à lire et écrire leur langue, celle qu’elles pratiquent tous les jours.

Or en Algérie, on impose aux adultes d’apprendre à lire et écrire en quelques semaines une langue qu’ils ne connaissent pas et que personne ne pratique dans sa vie quotidienne. C’est comme si l’extrême droite italienne au pouvoir à Rome demain imposait une alphabétisation en latin !

La dynamique de défense de la langue amazighe avait été lancée déjà au sein du PPA des années 1940, puis par les vétérans de la guerre d’indépendance qui ont vu leur révolution détournée, et quelques intellectuels autonomes par rapport au système politique. La jeunesse amazighophone a pris le relais par la production culturelle, les recherches linguistiques, et mis en échec, pour un temps, cette stratégie de l’anéantissement par les arabo-islamistes.

L’idéologie islamiste actuelle qui pénètre de plus en plus le pouvoir ne serait qu’une autre facette de la stratégie éradicatrice de 1963. Et le danger est toujours là.  

‘’La rupture’’ des candidats à l’élection présidentielle ?

Lorsque des candidats potentiels à cette élection promettent la rupture, il s’agit de commencer, à notre avis, par la première de toutes : la rupture avec la politique culturelle et linguistique de l’après 1962. Faire le bilan, non de l’échec de cette politique mais de la résistance du peuple face à cette politique. Cette rupture entraînera ensuite toutes les autres. Et l’on pourra parler de la deuxième république.

Il semble que ‘’le grand soir’’ n’est pas encore arrivé, lorsqu’on observe les liftings successifs et les jeux de rôles pilotés par les héritiers des stratèges de 1963 !

Malheureusement, le complexe du colonisé et le refus de soi est toujours d’actualité dans notre pays. Il n’est pas seulement dans le ‘’système politique’’.

Dans un récent article paru dans le journal Le Matin d’Algérie, un commentateur politique exige ceci du candidat à l’élection présidentielle : « Il doit […] s’exprimer dans un arabe et un français sans faute ; parler au moins parfaitement l’anglais et si possible au moins une autre langue étrangère… ».

Exit les deux langues nationales des Algériens, tamazight et darija ! … à moins qu’elles ne soient remplacées, dans l’esprit de cet auteur, par le français et l’arabe classique moyen oriental !?

A. U. L

Notes :

(1) Vidéo du discours en kabyle de Krim Belkacem en 1962 au stade municipal d’Alger Ruisseau (stade du 20 Août, El Annasser) : https://www.youtube.com/watch?v=Y63CBJlpagw

(2) «  … Quelle est cette voix discordante qui nous écorche les oreilles de temps à autre […] Quelle est cette voix hideuse qui s’est élevée il y a quelques années à la radio algérienne en diffusant des informations et des chansons en kabyle…La vérité est que la nation est arabe, et que les kabyles sont des musulmans arabes, leur livre, le Coran, c’est en arabe qu’ils le lisent et écrivent en arabe et ne veulent pas d’alternative ni à leur religion ni à leur langue (arabe)… » Bachir Ibrahimi, dans la revue El Basâ’ir du 28 juin 1948 ; traduction de M. Tilmatine, revue Awal n°15, p. 77.

(3) La question berbère dans le Mouvement National Algérien 1926-1980, Amar Ouerdane, édition Septentrion, Canada, 1990.

Auteur
Aumer U Lamara, écrivain

 




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