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Algérie-France : l’impact de l’histoire commune (II)

DECRYPTAGE

Algérie-France : l’impact de l’histoire commune (II)

L’histoire officielle en symétrie

Le poids de la tradition française est si lourd qu’il a imprégné la façon même de concevoir l’histoire officielle. Autant pour les ûlama que pour les idéologues du FLN, il est surtout question de construire une histoire semblable ou, plus précisément, en symétrie à celle de la France.

En 1962, pour reconstruire l’identité collective décimée par près d’un siècle et demi d’une colonisation destructrice au double plan social et institutionnel, le FLN s’était livré dans la précipitation à un bricolage idéologique en ne s’appropriant, de toute la richesse de la pensée politique, intellectuelle et culturelle du mouvement national (ENA(10) ; PPA(11) ; MTLD(12); PCA (13) ; Ûlama(14) ; UDMA(15) ; AML(16); Élus musulmans(17)), que l’idéologie conservatrice des ûlama. Or l’association des ûlama, fondée en 1931, est l’une des manifestations de la salafiya en Algérie ; le salafisme, né à la fin du xixe siècle au Caire, s’est largement diffusé en terre d’islam et l’Algérie ne pouvait y échapper.

Pour les ûlama, les musulmans ont un devoir de fidélité à l’islam des premiers siècles et à l’ensemble du corpus normatif qui en a résulté, représentant, à leurs yeux, l’âge d’or de l’islam. Et pour ces clercs, l’histoire de l’Algérie ne doit être pensée que dans le cadre de l’islam, de son histoire et sa culture, c’est-à-dire de l’umma qui renvoie, à la différence de la nation, à une communauté confessionnelle sur le fondement d’une seule religion : l’islam et son véhicule la langue arabe. Soumis au statut de dhimmi(18), les Chrétiens et les Juifs en terre d’islam ne jouissaient pas des mêmes droits que les Musulmans.

Le droit islamique ignore la nationalité, seule compte la umma composée de croyants, de Musulmans puisque le lien qui la fonde est religieux et non politique. Pour les ûlama, il est clair que les efforts de caractérisation de l’identité algérienne ne doivent porter que sur l’aspect cultuel et culturel en opposition aux références du même genre de la France coloniale : face à sa langue, sa latinité et son appartenance chrétienne, même si celles-ci ne sont inscrites dans aucun texte, hormis la langue française dotée du statut de langue officielle, les ûlama ont opposé la norme sacro-culturaliste et réductrice d’arabité et d’islamité.

L’histoire est fortement mise à contribution pour consolider cette identité anéantie par la colonisation, mais revivifiée par les luttes politiques durant le mouvement national et la guerre d’indépendance. Pour donner une légitimité historique à l’édification de l’État national, fut alors conçue, notamment par l’artisan de l’histoire nationale algérienne, Ahmed Tawfiq Al-Madanî, une histoire analogue à celle conçue par le concepteur de l’histoire nationale française de la IIIe république, Ernest Lavisse. « Une galerie de portraits des grands ancêtres prestigieux – de Jugurtha à l’émir Abd El Kader – répond en écho à la galerie de portraits des Français – de Vercingétorix à Napoléon » (Meynier et Khalfoune, 2011, p. 95-140). Ici l’histoire est conçue, pour ainsi dire, comme une collection d’images d’Épinal.

L’identité n’est ni une réalité archéologique ni une essence figée, c’est au contraire un construit en constante évolution. Et l’Algérie bénéficie d’un profond enracinement historique qui va bien au-delà de l’avènement de l’islam. Des royaumes berbères antiques, aux empires carthaginois, romain, vandale ou byzantin en passant par les conquêtes islamo-arabe et la domination ottomane jusqu’à la colonisation française du XIXe siècle, tous ces différents apports ont contribué à des degrés divers à la façonner (Meynier, 2007).

La genèse de la nation algérienne n’est liée ab initio ni à l’islam ni à la langue arabe ni à l’ethnie. L’Algérie partage ces deux dimensions avec plus d’une vingtaine de pays depuis des siècles sans pour autant constituer une seule nation. La conscience nationale est relativement récente ; elle n’a germé que depuis la rencontre historique et conflictuelle des Algériens avec la colonisation française.

L’écrivain sénégalais Léopold Sédar Senghor disait bien que la colonisation a charrié de la boue et de l’or… Sauf à préciser qu’elle a surtout charrié des torrents de sang et de l’or. Parce que, poursuit-il, elle nous a donné des valeurs qui nous ont permis ensuite de lutter contre cette même colonisation. Grâce à l’école française fréquentée par une minorité d’Algériens et à la formation politique d’un grand nombre de militants nationalistes(19), les cadres du FLN étaient quasiment tous imprégnés de l’idéologie juridique de la Révolution française de 1789. Et ce sont bien les notions politico-juridiques de peuple, de nation, de souveraineté, d’égalité, de république, des droits de l’homme, d’Assemblée constituante… qui furent mobilisées pour mener la lutte politique en vue de l’indépendance. Lors des négociations d’Évian de mars 1962, les représentants du Gouvernement provisoire de la république algérienne invoquaient à l’appui de leur plaidoyer des références juridiques et politiques puisées de l’histoire et de traités français (Shepard, 2008, p. 207).

La guerre d’Algérie : une crise fondatrice

L’impact de ce passé commun pèse encore aujourd’hui non seulement sur l’Algérie, mais aussi sur l’ex-puissance coloniale. C’est peut-être là l’aspect le moins connu, même si les effets sont ici de moindre gravité. C’est évidemment en Algérie plus qu’en France que ses retombées sont les plus tragiques et que les blessures tardent à se cicatriser. Mais on aurait grand tort de sous-estimer ses incidences sur la France; l’issue et les conséquences de la guerre d’Algérie n’ont pas manqué de retentir sur son évolution. Todd Sheppard observe que la fin de l’Algérie française a changé la France (Shepard, 2008, p. 9).

La guerre d’Algérie : fondement de la Ve république

Le déclenchement de la guerre d’Algérie – première guerre de libération nationale moderne –, a été un modèle pour de nombreux peuples en lutte contre la colonisation y compris l’Organisation de libération de la Palestine de Yasser Arafat et le Congrès national africain de Nelson Mandela. Des intellectuels, comme Jean-Paul Sartre et Francis Jeanson, avaient vu dans la révolution algérienne un événement historique émancipateur, dépassant largement le cadre du combat libérateur des Algériens, ouvrant de riches perspectives politiques susceptibles de libérer l’humanité entière (Shepard, 2008, p. 88 et 96). Pour la France, de toutes les colonies de l’empire, c’est bien la décolonisation de l’Algérie qui fut la plus traumatisante et, en même temps, une crise fondatrice qui a fortement aggravé l’instabilité chronique de la IVe république.

Car c’est bien la guerre d’Algérie qui avait fait chuter successivement pas moins de six gouvernements (Pierre Mendès France(20) ; Edgar Faure(21) ; Guy Mollet(22) ; Bourgès-Maunoury(23) ; Antoine Pinay(24) ; Félix Gaillard(25) ; Pierre Pflimlin(26). Ce grave conflit a déstabilisé le régime politique tant et si bien que la durée moyenne d’un gouvernement entre 1955 et 1958 ne dépassait pas plus de trois mois. Et c’est bien la bataille d’Alger, ayant fortement marqué l’année 1957, qui a sonné le glas de la IVe république et l’avènement de la Ve république, fondée par la constitution de 1958, bouleversant ainsi les rapports de pouvoir au sein de l’État au profit de l’exécutif.

C’est donc pour sortir de la crise algérienne que la France s’est dotée des institutions politiques de la Ve république, et ce sont les circonstances politiques imposées par la guerre d’Algérie qui ont contribué à forger un régime politique fortement présidentialisé(27). Les périodes de guerre justifient souvent d’ailleurs des constitutions prévoyant des exécutifs forts.

La présidentialisation du régime est nettement consolidée en 1962 par l’élection du président de la République au suffrage universel direct(28). Sous la IIIe et la IVe république, les présidents étaient élus au suffrage indirect, à la majorité absolue des suffrages des membres du congrès, c’est-à-dire par les deux chambres. Ce changement de mode de désignation du président de la République est en rupture totale avec le parlementarisme de la IIIe et IVe république, largement inspiré du système politique du Royaume-Uni.

C’est pour maintenir l’Algérie dans le giron de la France que le général de Gaulle introduisit dans la constitution de 1958 le principe de la communauté française (Byrne, 2012, p. 661) qui se présente comme une structure fédérale en vue de sauver l’Empire colonial (29). Toutefois, cette tentative de concevoir une nouvelle forme d’organisation politique de l’Empire colonial sur le modèle du Commonwealth britannique est tombée très vite en désuétude, c’est-à-dire dès 1960 en raison de l’indépendance de l’ensemble des États membres, avant d’être abrogée par les dispositions du chapitre IV de la loi constitutionnelle de 1995 (30).

Soulignons, enfin, que la guerre d’Algérie fut également un ferment de décomposition de la gauche française. D’un côté, elle fut à l’origine du schisme le plus tenace qui frappa les socialistes vers la fin de la décennie 1950 (fondation en 1958 du Parti socialiste autonome, issu de la Section française de l’internationale ouvrière et qui va fusionner dans le Parti socialiste unifié fondé le 3 avril 1960). De l’autre, elle fut la cause des difficultés rencontrées par le Parti communiste français avec l’apparition en son sein d’une opposition organisée (Ravenel, 1998). Et l’extrême droite est largement un sous-produit de l’Algérie française.

L’Algérie à l’origine de nombreuses notions juridiques

Notons d’abord que l’Algérie a contribué à façonner la modernité française ; elle a tenu lieu, en quelque sorte, de miroir à son édification qui s’est construite au fil des siècles, note avec pertinence Jean-Robert Henry (Henry, 1998, p. 90-91) ; dans un double rapport. Le premier s’attache aux catégories juridiques et politiques modernes (liberté, égalité, citoyenneté, État de droit, séparation des pouvoirs, démocratie, parlementarisme…) où la France est en concurrence avec certains États européens comme l’Angleterre et l’Allemagne.

Le second est une connexion binaire modernité / tradition avec les anciennes colonies et, en particulier, l’Algérie, principal rapport de la France à une société traditionnelle, figure incarnant dans l’imaginaire français la dialectique modernité/tradition. L’Algérie est, aussi, à l’origine de nombreuses notions juridiques françaises. La notion de domanialité, à titre d’exemple, fut introduite avec la colonisation au milieu du XIXe siècle.

En effet, la summa divisio (31) domaine public et domaine privé a vu le jour à la faveur de la loi du 16 juin 1851 sur la constitution de la propriété foncière en Algérie, alors que son application a été longtemps éloignée du droit positif métropolitain (32) avant de devenir bien plus tard une notion phare du droit public français. L’état d’urgence, en vigueur depuis les attentats du 13 novembre 2015, porte l’empreinte de sa filiation à la guerre d’Algérie (Debard, 2007, p. 179). (A suivre)

T. K.

* Tahar Khalfoune est enseignant chercheur à l’IUT de Lyon et juriste à l’ONG Forum refugiés-cosi de Lyon, il est l’auteur de nombreuses publications, notamment Le domaine public en droit algérien : réalité et fiction, Collection Logiques Juridiques, l’Harmattan, décembre 2004 ; coauteur avec Gilbert Meynier d’un essai Repenser l’Algérie dans l’histoire, Essai de réflexion, l’Harmattan, 2013 ainsi que des réflexions sur le droit algérien publiées dans la Revue internationale de droit comparé (RIDC). 1. Les exemples de guerres sont légion et l’on peut évoquer succinctement la guerre de Crimée en septembre 1854 ; la campagne d’Italie en 1859 contre les Autrichiens ; l’expédition de Cochinchine (1861-1864) ; la guerre de Prusse (1870- 1871) ; la Grande guerre ; la guerre du Rif (1921- 1926) ; la guerre d’Indochine (1946-1954) ; l’expédition au Soudan (1882-1884)… Voir Menidjel (2007, p. 41 et suiv.).

Notes 

10. Étoile Nord-Africaine 1926.

11. Parti du Peuple Algérien 1937.

12. Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques 1946.

13. Parti Communiste Algérien 1924, branche du Parti Communiste Français.

14. Association des ûlama musulmans 1931.

15. L’Union Démocratique pour le Manifeste Algérien 1946.

16. Amis du Manifeste et de la Liberté 1944.

17. La Fédération des élus musulmans (1930-1943).

18. Le dhimmi en droit islamique renvoie au statut des Juifs et des Chrétiens bénéficiant de la protection de l’État islamique en contrepartie de l’acquittement d’un impôt : djizia.

19. Issus majoritairement du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques.

20. Du parti Radical, (17 juin 1954 – 6 février 1955), soit 6 mois et 11 jours. Il est renversé à l’issue d’un débat sur la politique conduite en Afrique du Nord.

21. Il succède à Pierre Mendès France du 23 février 1955 au 29 novembre 1955.

22. Du parti Socialiste, (1er février 1956 – 21 mai 1957), soit 16 mois. Ce gouvernement connaît une longévité exceptionnelle sous la IVe République : il reste au pouvoir plus d’un an, puis écarté à cause du coût excessif de l’intervention militaire en Algérie.

23. Du parti Radical, (12 juin 1957 – 30 septembre 1957), soit 3 mois et demi.

24. Indépendant, (17 octobre 1957 – 18 octobre 1957), soit 1 jour.

25. Du parti Radical, 13 mai 1958 – 28 mai 1958, soit 5 mois.

26. Du MRP, (13 mai 1958 – 28 mai 1958), soit 15 jours.

27. Voir l’interview des constitutionnalistes Olivier Duhamel et Dominique Rousseau, Non fiction. fr, 03 octobre 2008

28. L’élection du président de la République au suffrage universel direct est introduite par la révision constitutionnelle adoptée par référendum le 28 octobre 1962. Mais ce scrutin n’a eu lieu que le 19 décembre 1965 qui a vu l’élection du général de Gaulle pour un nouveau mandat de sept ans.

29. La constitution a prévu que « les États (concernés) jouissent de l’autonomie […], s’administrent eux-mêmes et gèrent démocratiquement et librement leurs propres affaires ». Article 77 de la constitution de 1958 abrogé par la loi constitutionnelle n° 95-880 du 4 août 1995.

30. Loi constitutionnelle n° 95-880 du 4 août 1995.

31. Expression latine signifiant que rien n’échappe à cette classification qui recouvre l’ensemble des biens : l’un des deux termes, domaine public ou domaine privé, s’applique nécessairement à tous les biens publics.

32. Pour les raisons de son éloignement du droit métropolitain, voir Khalfoune (2016, p. 745- 774).

 

Auteur
Tahar Khalfoune

 




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