Jeudi 19 mars 2020
Algérie : la survie… avant la lutte et la révolution pacifique !
Lorsque cette pandémie (corona), qui n’épargne presque aucun pays au monde, sera résorbée, chacun parmi les survivants ressentira probablement la satisfaction d’avoir survécu et d’avoir fait sa part pour empêcher la propagation fulgurante du virus Covid-19.
Les débats actuels montrent qu’il vaut mieux un excès de prudence qu’un excès de confiance, ou d’inconscience. En 1918, la grippe ‘’espagnole’’ (1) avait fait au total 50 millions de morts entre 1918 et 1919, parce que chacun des pays touché avait caché la pandémie et tenté de résister seul. C’était en temps de guerre et c’était considéré comme stratégique !
Les débats passionnés qui ont actuellement lieu en Algérie sur l’opportunité de suspendre les manifestations pacifiques du mouvement de dissidence citoyenne (Hirak) révèlent en premier lieu deux positions opposées mais non inconciliables : d’une part, ceux qui perçoivent la gravité de la situation mondiale (dont fait partie l’Algérie) et l’obligation de se plier aux règles de résistance et d’endiguement de la propagation du virus, et d’autre part ceux qui minimisent le danger et placent en priorité la poursuite de la lutte, qui est ‘’une affaire intérieure’’ à l’Algérie. Derrière cette position se profile la peur d’arrêter le Hirak et de ne pouvoir demain reprendre le mouvement. C’est un peu la panique de l’automobiliste qui n’a pas de démarreur, qui a peur de caler et qui refuse d’arrêter son moteur.
Cependant, il semble que le bon sens est en train de l’emporter au niveau de la population et de l’administration, indépendamment de ce que préconise le gouvernement actuel et les demi mesures qui ne répondent pas à la gravité de la situation et aussi les quelques opérations et/ou décisions de certains membres du gouvernement pour en tirer des dividendes politiques de pacification ; ces manipulations sont d’or et déjà contre productives. Elles seront mises au passif des concernés.
La survie passe avant la lutte
Tous les pays du monde ont vécu dans leur histoire ces moments critiques où le choix n’est pas évident et les arguments aussi recevables les uns que les autres, même lorsqu’il ne s’agit pas de vie et de mort directement mais de l’impérieuse obligation de survivre. Nous donnons ci-dessous quelques exemples concernant notre pays depuis les temps anciens pour relativiser le stress qui est réel surtout auprès de la jeunesse engagée dans le passionnant combat pacifique depuis plus d’une année déjà, pour une nouvelle Algérie démocratique et sociale : combattre d’abord le système politique ou le virus corona ?
Pour mener les deux combats, il faut d’abord survivre.
Les semailles avant le combat libérateur (2)
En août 1514, le roi de Bgayet/Bejaia avait fait appel au turc Aroudj (Barberousse) pour l’aider à déloger les Espagnols qui avaient occupé la ville et érigé un fort. Les combats étaient engagés depuis quelques jours et la résistance des Espagnols s’effritait mais ils tenaient encore. Un matin il s’est mis à pleuvoir abondamment et le front des soldats-paysans Kabyles faiblit soudainement. Un débat houleux se déroulait entre ces combattants : faut-il continuer le combat sans garantie de succès ou remonter dans les villages pour labourer et semer la terre, pour pouvoir survivre ? Le choix était vite fait. Tous les paysans avaient cessé le combat et étaient remontés les uns après les autres dans leurs villages, et Aroudj avec ses mercenaires turcs mécontents étaient repartis vers leur port d’attache à Tunis. Quelques temps après, ces paysans sont revenus et ont libéré Bgayet/Bejaia.
Chasser et manger du sanglier par temps de disette
Dans la mémoire de notre village subsiste encore un hiver particulièrement rude, les maisons enfouies sous des mètres de neige, et les habitants n’avaient plus rien à manger. On raconte que suite à une réunion animée de tajmaât, des hommes du village étaient délégués pour aller consulter des marabouts dans un hameau voisin. Au retour, ils avaient obtenu l’autorisation d’aller chasser le sanglier. L’interdit religieux avait été levé devant l’impérieuse nécessité de la survie des habitants.
L’opération jumelles en Kabylie (juillet 1959 – mars 1960) (3)
Lorsque l’opération jumelles avait été déclenchée par le général Challe de l’armée française pour détruire les forces de l’ALN en Kabylie, une stratégie magistrale avait été mise au point par la direction de la wilaya 3 : il fallait démonter toutes les compagnies, éparpiller les maquisards par petits groupes autonomes et les fixer le plus longtemps possible sous-terre, dans des abris qu’ils ont eux-mêmes réalisés, sans combattre, mais tenter de survivre avec le minimum de contact entre eux et avec la population. Les baroudeurs des groupes de choc étaient alors contraints à l’oisiveté dans des abris exigus, sans presque rien à manger, pendant des mois. Beaucoup ont souffert mais ils ont survécu. A la fin de l’opération jumelles au début 1960, l’ordre avait été donné par le commandement de la wilaya pour attaquer toutes les casernes de la région. Les forces militaires de l’ALN avaient été préservées dans leur majorité, signant l’échec de cette opération.
A.U.L.
Notes :
(1) La grippe dite ‘’grippe espagnole’’, avait commencé aux USA (Philadelphie), pendant la première guerre mondiale. Seule l’Espagne, alors neutre pendant ce conflit, avait alerté le monde de cette pandémie. Bilan : 50 millions de morts dans le monde.
(2) Extrait du témoignage de Diego de Haëdo (16eme siècle): «… la véritable raison du départ du roi de Bougie et des Maures ses alliés (du siège de Bougie) … Aroudj aurait demandé à ceux-ci s’ils voulaient tenir jusqu’au bout, eux qui voulaient ensemencer leurs champs (car il venait de pleuvoir beaucoup et les semailles doivent se faire en Barbarie après les premières pluies), ils répondirent qu’ils ne pouvaient rester plus longtemps en campagne et s’en retournèrent chez eux les uns après les autres… ». Histoire des Rois d’Alger, Diego de Haëdo, éditions Bouchène, 1998, p.29.
(3) Témoignage d’un maquisards : « Lors du déclenchement de l’ Opération Jumelles par le général Challe, dans le but de détruire les forces de l’ALN en Kabylie, j’étais dans le secteur des At Dwala. Il y eut un déferlement de soldats absolument phénoménal. Plus de 45000 soldats avaient envahi la Kabylie. Le déploiement de cette nuée de soldats avait atteint notre secteur le 8 août 1959. Nous étions proches du village Amsiwen, pas très loin des At Bu Yehya. Nous étions un groupe de 18 maquisards. Nous nous étions dispersés sur 3 abris distincts, éloignés les uns des autres. Nous nous étions cachés, enterrés, conformément à l’ordre qui nous avait été donné par le commandement de la wilaya 3. Dans l’abri, nous étions quatre : Si Hmed des At Bu Yehya, Lmulud Afermac (Halit Mouloud), Si Muhend Ameqqran des At Dwala et moi.
Notre abri était situé sous un précipice, pratiquement inaccessible ni depuis le haut, ni depuis le bas. Pour y entrer, il fallait monter sur une des branches d’un olivier… Lorsque nous avions achevé nos réserves, nous sortions parfois de nuit pour ramasser au sol tout ce qui était possible de manger. Nous avancions à plat ventre, silence absolu, et tâtonnions avec les mains pour trouver une improbable figue sèche… Lorsque nous étions sortis de nos abris (45 jours après, ndlr), c’était pour nous un évènement inoubliable. Les maquisards sortaient de tous les côtés, sales et barbus. Nous avions de la peine à reconnaître nos amis… » Les Sentiers de l’Honneur, Messaoud Oulamara, éditions Koukou, 2014, p. 258.