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Algérie : pourquoi on en est là ?

Le Hirak reviendra
Le mouvement de dissidence populaire est une idée qui est loin d’avoir été tuée.

Coup sur coup, trois brillants intellectuels et néanmoins acteurs politiques chacun à sa manière, ont développé leur thèse pour nous éclairer sur la situation algérienne.

D’abord Mokrane Gacem dans le journal électronique www.lematindalgérie.com puis Saïd Sadi lors de son meeting dans le 13ème arrondissement de Paris dont le discours est sur le web et enfin Salem Chaker sur le site de tamazgha.fr 

Ayant le privilège de me prévaloir ami de ces trois personnalités, j’ai donc lu et écouter avec intérêt le raisonnement de chacun et suivi la logique de leur analyse sur les sources du mal qui frappe le pays, qui fabrique le malheur algérien.

Les limites de l’explication sociohistorique

Il s’agit naturellement de trois visions lucides, objectives, particulièrement bien écrites et bien documentées. Les trois autopsies explorent les faits historiques, sociologiques avec des angles de vue sensiblement différents. Sans y puiser des éléments identiques, les trois points de vue convergent néanmoins vers l’examen de contextes et influences idéologiques similaires sur les mêmes périodes. Elles puisent, en même temps, des éléments de réflexion dans les luttes manifestes des clans au pouvoir qui ont accompagné le mouvement national et l’après l’indépendance. Ces conflits sont regardés, pour l’essentiel, à travers la lunette politico-idéologique.

Je dois souligner que les trois interventions ne souffrent d’aucune ambigüité ni d’aucune concession. Elles traduisent non seulement une position politique courageuse mais elles révèlent aussi la grande expérience militante de chacun des trois intellectuels.

Pourtant, si l’examen de la situation qu’ils nous ont offert est tout à fait remarquable, tous les trois ont omis ou à peine effleuré un volet explicatif sans lequel on ne peut, à mon sens, comprendre le pourquoi on en est là. Du coup, et au risque d’être taxé de présomptueux, j’ai décidé d’y mêler mon grain de sel dans l’espoir que le lecteur y trouvera un complément d’analyse utile. J’ai conscience que je suis loin, très loin d’avoir leur talent, mais le sujet peut être exposé avec ma plume maladroite.

L’absence d’un regard psychologique

Remarquons que la quasi-totalité des analyses (et pas seulement celles de ces trois acteurs, du reste) ont porté sur les périodes qui ont jalonné la vie politique algérienne depuis l’Etoile nord-africaine à ce jour et sur les armes idéologiques utilisées par l’ensemble des acteurs de ces époques à savoir l’anticolonialisme, le nationalisme, l’islamisme, l’arabisme, le socialisme, le militarisme et de façon marginale, le berbérisme. Presque pas du tout ou très peu de ces analystes ont introduit la donnée psychologique dans leur argumentaire.

Ils ont classé ces doctrines ou ces systèmes de pensées qui servaient d’armes de pouvoir et de contre-pouvoir dans le registre des causes qui ont conduit au désastre actuel. Ce choix explique pourquoi les discours idéologiques des responsables politiques algériens et leurs actions ont été traités sur le mode sociohistorique sans référence ni à la psychologie, ni à la psychanalyse et encore moins à la psychogénéalogie.

J’en conclus, du coup, que les choix politiques des élites algériennes, leurs méthodes de gouvernance et leurs convictions ou stratagèmes doctrinaires ont été considérés comme les causes des orientations opérées depuis maintenant un siècle et non comme des symptômes.

Pourtant, à y regarder de plus près, les facteurs psychologiques peuvent s’avérer être la matrice centrale des cheminements qui ont conduit les acteurs politiques, civils, religieux ou militaires, à penser comme ils ont pensé, à agir comme ils l’ont fait, à s’arc-bouter sur leurs convictions et à persister dans ces fonctionnements. Et ces agissements n’ont pas pris de rides.  Voyons quelles en sont les raisons ?

L’héritage d’un champ émotionnel traumatique

Sans remonter à la régence turque violente et prédatrice ou plus loin encore mais en limitant notre champ de réflexion à la période coloniale et postcoloniale particulièrement brutales chacune avec ses méthodes, nous observons que l’autochtone a toujours été dévalorisé, marginalisé, tenu à l’écart de la décision qui concerne sa vie personnelle et collective. Déraciné, traqué dans son propre pays, il a vécu une vie d’exclu, de peur et de dominé. Les conséquences psychologiques immédiates et chroniques sont incalculables. Elles ont, à l’évidence, atteint les structures familiales et sociales de tout le pays.  Hormis une poignée de personnes pour lesquelles ces souffrances ont généré des facteurs de résilience, la majorité des enfants algériens ont mal encaissé les chocs traumatiques subis depuis des générations. 

La psychogénéalogie et l’anthropologie des émotions nous enseignent que les terreurs, les inhibitions, les inquiétudes accumulées par plusieurs générations restent une source transmissible de traumatismes tant qu’aucune démarche thérapeutique n’est entamée. Et on sait aujourd’hui que l’héritage du champ émotionnel marque durablement corps et psyché. Cette transmission de blessures a conduit l’Algérien à vivre en permanence un sentiment d’impuissance, de dévalorisation de soi et un fort ressentiment. Un tel processus enferme immanquablement l’individu dans une carapace à fragmentations : la mésestime de soi voire la haine de soi.  

Pour le dire autrement, les souffrances ancrées directement et/ou par héritage émotionnel, ont laissé des blessures plus ou moins marquantes chez les individus. Pour certains d’entre eux, les résilients, ces expériences se sont métamorphosées en une sorte de système d’alarme utile pour gérer les dangers de la vie quotidienne. Elles rendent le sujet aguerri et proactif. Pour d’autres, les plus fragiles, elles ont désarticulé ce système d’alerte ce qui favorise l’émergence de comportements inappropriés : colère, suffisance, suspicion, etc. Alors, le repli sur soi, l’exacerbation de l’amour-propre sont quelques effets manifestes de ces situations de souffrances. 

Le philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau a déjà fait état de ces problématiques dans son essai « discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité ».  Il y est question, entre autres, du désir de compétition générée par la sédentarisation de l’homme primitif, du besoin de chaque membre du groupe de briller aux yeux des autres. L’enjeu principal d’alors était de s’accaparer le groupe de femmes quitte à éliminer physiquement les rivaux. Le comportement de l’homme « civilisé » d’aujourd’hui est-il finalement différent de son aïeul primitif ?! Freud est venu rajouter une bonne couche d’explication à ces pulsions sexuelles qui guident l’homme dans ses comportements. Il en est de même pour le pouvoir politique et l’argent qui corrompent et peuvent transformer l’être humain en tyran.     

Dans une société où le système politique et marchand peuvent entrainer une animalisation des rapports sociaux, on assiste ouvertement à l’exercice de la loi du plus fort. Les grandes peurs, les frayeurs excessives y sont monnaie courante et deviennent incontrôlables. Ces émotions ne servent plus de système d’alarme et de protection.

À contrario, l’activation des peurs immodérées ôte son surmoi au sujet, c’est-à-dire les barrières sociales qui freinent ses pulsions. Ainsi désinhibé, il devient prêt à rebondir contre autrui ou contre soi. Sous leur emprise, l’individu peut vivre de multiples phénomènes psychiques.

Alors, pour les dire vite, ce climat de troubles psychiques fabrique, de génération en génération, des personnalités difficiles comme les appelle le psychiatre François Lelord pour ne citer que lui. Leur dispositif d’alarme se métamorphose en système de défense et d’attaque que seuls la thérapie et un environnement bienveillant peuvent ramollir ou ramener à l’état « normal ». Le problème est que l’environnement algérien est des plus anxiogène et la culture dominante n’admet pas les processus thérapeutiques. Ils sont bons pour les fous, dit-on ! Les thérapies traditionnelles ont été, quant à elles, disqualifiées par l’école, par les courants islamistes, par les idéologies « modernistes ». Dépossédé des deux méthodes de réparation (autochtone et occidentale) l’Algérien se retrouve livré à ses névroses. Les effets peuvent en être durablement dévastateurs.

Des dirigeants psychorigides (et c’est un euphémisme)

Dans de tels contextes, l’homme fragile va se fabriquer des réponses inappropriées, souvent violentes. Soit il s’efface et fait le dos rond pensant qu’il est indigne face aux autres et se fait violence. Soit il se survalorise, se persuade d’être le meilleur et devient bourreau. C’est ce que le psychiatre américain, Éric Berne, appelle les positions de vie. Dans le premier cas, l’individu perd son autonomie pour vivre dans la dépendance, « tamɛict n ddaw yiffer » (1) que diagnostique Lounis Aït Menguellet.

Dans le second cas, l’individu qui a vécu tous les traumatismes évoqués plus haut, peut se transformer en monstre décrit par le même Lounis Aït Menguellet dans « a mmi ». Il s’agit d’un texte magistral chanté dans lequel un père conseille au fils, tenté par le pouvoir, d’écarter les méthodes consensuelles pour utiliser, celles plus efficaces, de la manière forte. Il lui indique qu’il ne faut pas hésiter à avoir du sang sur les mains (2). Aït Menguellet y décrit, avec un talent inégalité, le système algérien pathogène. La compétition musclée y prime sur la coopération, résume le poète kabyle comme l’avait énoncé, plus de deux siècles auparavant, le philosophe genevois évoqué plus haut ! Certes, les deux penseurs voient en l’homme un être vertueux.  Mais le système (familial, social, politique, marchand…) le rend maillon d’une chaîne oppressive.

Compte tenu d’un tel climat, il est facile, aujourd’hui, de déceler les types de personnalités qui caractérisent les responsables politiques algériens (ou autres) quelles que soient leurs obédiences idéologiques.

On y trouve pêlemêle des mégalomanes mus par un délire de puissance et toujours à la recherche de la gloire, des obsessionnels qui veulent tout contrôler, des paranoïaques qui voient des complots partout et doutent constamment de la loyauté d’autrui, des narcissiques auxquels tout est dû et sûrs d’être les mieux indiqués pour se positionner devant les autres, et j’en passe et des meilleurs. Mohamed Boukharouba (alias Houari Boumediène), Mouâmmar Kadhafi, Hassan II, en sont de parfaits archétypes. Plus proches de nous, Ahmed Gaïd-Salah, Ammar Belhimer, Belkacem Zeghmati, Abderrazak Makri, les éditorialistes virulents de la revue El-Djeich, des journalistes et magistrats zélés… tous ces énergumènes qui ont une haute opinion d’eux-mêmes, sont les prototypes de personnalités borderline. 

Ces personnages imprévisibles ne cachent pas leur délire, ils sont au contraire dans l’ostentation et restent prisonniers d’un déni permanent. Toute remarque à leur égard est prise pour une attaque. Leur parler des échecs de leur action publique est totalement contreproductif. Les arguments ou les opinions des Facebookeurs, des journalistes, des petits militants, des opposants sont inaudibles et provoquent en eux colère et riposte brutale. La constance de ces égocrates étant de tirer la couverture à eux, ils ont un mépris inconsidéré pour la souffrance des autres.

Ces comportements, s’ils sont souvent contextualisés, peuvent néanmoins surgir à tout moment et dans tout espace. C’est pourquoi ils peuvent les actionner contre leur propre famille, leurs collègues, leurs subalternes, leurs alter-égo, leurs partenaires, etc. L’actualité algérienne de ces deux dernières années nous en donne des exemples éloquents. Le cas des généraux qui s’éliminent les uns les autres de façon à la fois pitoyable et impitoyable illustre bien nos propos. Ce sont des scénarios indéfiniment reproductibles et indépendants des idéologies lors même que celles-ci peuvent être appelées à la rescousse pour justifier leurs actes, briller en public, faire de l’esbroufe.

Cette mécanique n’est pas un accident de l’histoire mais un rouage psychologique qui n’est pas propre aux Algériens. Les dictatures sont, pour ce genre de pathologie, les meilleurs terrains de prolifération. Dans son célèbre roman « Les carnets du sous-sol », l’écrivain russe Fiodor Dostoïevski décrit magistralement ce type de personne aigrie, haineuse et qui affiche sa méchanceté y compris contre lui-même. Le narrateur finit par avouer qu’il se revendique méchant pour satisfaire ses pulsions de puissance et d’orgueil.

Cette attitude qui consiste à faire souffrir et à s’auto-souffrir est, en réalité, une forme de jouissance maladive. L’individu pris dans cet état se croit « supérieur à l’homme normal » de la même façon que la hiérarchie militaire s’abreuve à l’idée de la primauté du militaire sur le civil. Dostoïevski dissèque la vision de l’homme dont la pensée et l’action ne reflètent pas la grandeur mais illustre le fléau.

Un fléau mu par la déculturation et de l’aliénation qui en découle. Au bout du compte, il est aisé de comprendre que l’absurdité du mal n’a pour source ni la rationalité, ni l’idéologie, ni la théologie mais se nourrissent aux états du Moi. Des états dont les souffrances s’enracinent autant dans le vécu personnel et de groupe que dans les transmissions généalogiques comme indiqué plus haut.

Une issue est-elle possible ?

Le premier postulat à considérer est que de telles difficultés ne peuvent aucunement trouver solutions dans des appels à la raison, au respect des droits de l’homme, dans des leçons de morale, ni encore dans de savants discours critiques.  Dois-je rajouter aussi cette évidence : une attente des jours meilleurs serait totalement naïve et vaine. À moins que des éléments résilients, équilibrés, parce qu’il y en a forcément, prennent l’initiative mais aucun élément sérieux ne corrobore ce genre d’hypothèse au stade où nous en sommes.

Alors que reste-t-il pour espérer un changement ? La thérapie individuelle, de groupe ou collective dans le milieu des décideurs n’étant ni pour aujourd’hui, ni pour demain, il ne reste que les rapports de force pour dénouer la situation. Or l’opposition est disloquée car frappée du même fléau.

La révolution, l’effondrement économique, la guerre peuvent, quant à eux, briser le système et aboutir à un changement. Mais si ce changement peut apporter une issue positive, il peut également déboucher sur le pire et les exemples chez nous ou de par le monde sont légion. Il reste encore une dernière chance : la pression extérieure. Elle peut être de type plus ou moins forte et à caractère un peu contraignant.

Celle-ci peut venir des USA, de l’Europe ou même des pays comme l’Allemagne et le Canada mais cette méthode risquerait de précipiter un peu plus l’Algérie dans les bras de Poutine et de Xi Jinping. Cette pression peut être aussi amicale. Des pays comme l’Italie, la Suisse, la Suède, la Norvège ou l’Espagne ont le poids moral nécessaire pour pousser à l’ouverture politique.

Sur ce registre, l’épisode de Sant-Egidio est un exemple intéressant à méditer. Sauf que ce procédé n’ayant été parrainé ni par une puissance membre du Conseil de Sécurité, ni même par l’État italien où se déroulait la rencontre, les décideurs de l’armée algérienne et une partie de l’opposition ont vite fait de disqualifier la démarche. Ce qui ne vient pas nous est contre nous, c’est le leitmotiv de tout paranoïaque.

La suite tout le monde la connait : des amoncellements de cadavres. Sans l’une ou l’autre des solutions ou une combinaison de plusieurs d’entre elles, le système indévissable a de beaux jours devant lui et la descente aux enfers du pays bien aimé sera de plus en plus raide. Dans le cas algérien, cela fait 60 années que l’inertie systémique perdure.

Le modèle soviétique, quant à lui, a duré dix ans de plus que le nôtre et la Fédération russe de Poutine a vite repris le flambeau stalinien, un modèle pervers ! Les Russes sont renvoyés à la case départ comme le sont les Algériens post-Hirak. La reproduction des scénarios destructeurs est bien connue. Pour ne citer qu’eux, les psychiatres Stephen Karpman et son maître Éric Berne nous l’ont bien enseignée et n’ont jamais été démentis. 

Hacène Hirèche, consultant (Paris)

(1) « i wakken ad tḥekkmeḍ, ifassen-ik ad izwiɣen … » (si tu ambitionnes de gouverner, prépare-toi à avoir du sang sur les mains ». In « a mmi » (mon fils), album de 1983

(2) idem

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