Dans le tumulte de l’histoire contemporaine de l’Algérie, une question lancinante revient sans cesse : la société algérienne est-elle privée d’élite ou confrontée à des élites dénuées de dignité ? Ce dilemme, à la fois tragique et révélateur, éclaire les impasses structurelles et morales d’un pays à la croisée des chemins.
L’Algérie, prisonnière d’une économie rentière où la manne pétrolière a servi à acheter la paix sociale, à peu investir dans la construction d’un véritable projet de société. Le système bureaucratique, pléthorique et budgétaire, a non seulement écrasé l’innovation mais aussi perverti les mécanismes de sélection naturelle des élites. Dans un tel contexte, la compétence et l’éthique ont souvent été sacrifiées sur l’autel de la cooptation et du clientélisme.
L’élite politique et économique qui domine les institutions ne se distingue que rarement par une vision à long terme ou un engagement envers l’intérêt général. Elle semble piégée dans une logique de reproduction du pouvoir, alimentée par la corruption, le charlatanisme et une pseudo-modernité qui peine à masquer son incapacité à relever les défis de l’heure.
Une société en rupture avec ses représentants
Face à cette situation, la société algérienne, riche de son histoire de lutte et de résilience, manifeste un rejet profond de ses élites. Les mouvements populaires, comme le Hirak, ont dévoilé cette fracture béante entre un peuple en quête de justice sociale et des élites jugées responsables de la stagnation et de la confiscation des libertés.
Pourtant, ce rejet pose une question plus fondamentale : le problème réside-t-il dans une absence totale d’élites capables ou dans leur instrumentalisation par un système hostile au changement ? Les élites authentiques, celles qui émergent des universités, de la société civile ou de la diaspora, se heurtent souvent à un mur d’indifférence ou de répression.
La crise de la dignité et de l’éthique
La question de la dignité des élites est au cœur du débat. Une élite digne incarne des valeurs : l’intégrité, le service public, le refus du compromis avec la médiocrité ou l’oppression. En Algérie, cette dignité a été trop souvent bafouée par des pratiques de corruption, d’allégeance et d’opportunisme. Cela a non seulement affaibli la confiance du peuple, mais aussi sapé l’image même de ce qui signifie être une élite.
La question devient d’autant plus cruciale que le monde traverse des transformations rapides. Transition énergétique, bouleversements géopolitiques, montée des défis environnementaux : l’Algérie ne peut rester à la marge. Pourtant, pour affronter ces défis, il faut des dirigeants compétents et visionnaires. Où sont-ils ? Et surtout, quelles conditions leur permettront d’émerger dans un système de verrouillage ?
Quelle voie pour réconcilier élites et société ?
La réponse ne réside ni dans un rejet nihiliste des élites, ni dans leur acceptation aveugle. Il s’agit de refonder leur rôle sur une base éthique et méritocratique, en ouvrant les institutions aux talents issus de tous horizons : jeunes, femmes, intellectuels, entrepreneurs, membres de la diaspora. Cela suppose également de rompre avec la rente comme modèle économique et avec l’autoritarisme comme mode de gouvernance.
Des réformes éducatives, une véritable décentralisation du pouvoir et un engagement envers la transparence et la justice sociale sont autant de leviers possibles. Mais tout cela exige un courage politique que seules des élites dignes peuvent incarner.
Un choix crucial pour l’avenir
L’Algérie est à un tournant. Si elle continue sur la voie actuelle, le risque est celui d’une marginalisation qui s’accumule dans un monde en mouvement. Si elle parvient à renouveler ses élites et à réconcilier ces dernières avec la société, elle pourrait libérer un potentiel immense et écrire un nouveau chapitre de son histoire.
La réponse à la question « société sans élite ou élite sans dignité ? » dépendra de cette capacité à transformer un cercle vicieux en cercle vertueux. Pour cela, l’Algérie doit non seulement interroger ses élites, mais surtout les réinventer.
Pour que l’Algérie dépasse la dualité stérile entre une société orpheline d’élite et des élites en quête de dignité, elle doit poser les fondements d’un nouveau pacte social . Ce pacte doit répondre à plusieurs impératifs essentiels :
Faire émerger une élite par le mérite
L’Algérie regorge de talents, mais ceux-ci restent souvent invisibles ou marginalisés. Le système actuel favorise la médiocrité par la cooptation, où la loyauté envers le pouvoir premier sur la compétence.
Comment instaurer une méritocratie ? Par une réforme profonde des institutions éducatives et administratives, qui valorise l’excellence et non l’allégeance.
Quel rôle pour la jeunesse ? Une génération connectée et éduquée ne demande qu’à prendre sa place. Il est crucial d’investir dans des espaces où elle peut s’exprimer et contribuer.
Redéfinir la dignité des élites
La dignité des élites repose sur leur capacité à incarner des valeurs et des responsabilités. Une élite digne ne se contente pas de gouverner : elle inspire, guide et sert.
Comment restaurer l’éthique dans la gouvernance ? Par des mécanismes de transparence, de reddition des comptes et une lutte acharnée contre la corruption.
Quel modèle de leadership ? L’Algérie doit rompre avec les figures autoritaires et paternalistes pour promouvoir des dirigeants collectifs, connectés aux réalités du peuple et capables de se remettre en question.
Renouer avec l’histoire et la mémoire collective
Les élites algériennes d’aujourd’hui semblent souvent coupées des luttes historiques qui ont forgé le pays. Pourtant, l’héritage de la révolution est un levier puissant pour mobiliser la société.
Comment réconcilier mémoire et modernité ? En inscrivant les valeurs d’émancipation, de solidarité et de justice portées par la révolution dans un projet adapté aux défis du XXIe siècle.
Le rôle des élites culturelles : L’art, la littérature et les médias doivent être des outils pour reconnecter les élites avec les aspirations profondes du peuple.
Créer des ponts avec la diaspora
L’élite algérienne de l’étranger, riche d’expériences et de compétences, constitue une ressource précieuse souvent négligée ou instrumentalisée.
Comment intégrer la diaspora ? En réalisant des mécanismes de retour (physiques ou virtuels) qui permettent à ces talents de contribuer sans subir les travers du système local.
Quel rôle dans la transformation ? La diaspora peut jouer un rôle de passerelle entre l’Algérie et les dynamiques mondiales, en insufflant des idées nouvelles et des pratiques innovantes.
La fracture actuelle entre élites et société est alimentée par des décennies de mépris mutuel, d’abus de pouvoir et de désillusion collective.
Comment rétisser le lien ? En encourageant une démocratie participative où les citoyens jouent un rôle actif dans les choix stratégiques du pays.
Quel rôle pour la société civile ? Les associations, mouvements citoyens et organisations locales doivent être reconnus comme des partenaires essentiels dans la construction de l’avenir.
Un futur à inventer ensemble
L’Algérie a une opportunité unique : celle de transformer un système épuisé en un projet collectif ambitieux. Ce projet repose sur un dialogue sincère entre les élites et la société, où chacun accepte de réinventer son rôle. La transition ne sera ni rapide ni facile, mais elle est indispensable pour briser le cycle de stagnation.
Ainsi, la question « Société sans élite ou élite sans dignité ? peut trouver une réponse dans une troisième voie : une élite en phase avec sa société, porteuse de dignité et d’une vision d’avenir . Pour cela, l’Algérie doit avoir le courage de revoir ses priorités, d’oser réformer en profondeur et de mobiliser toutes ses forces vives.
La dignité n’est pas un luxe, c’est une condition sine qua non pour construire un pays où l’élite n’est pas une charge, mais un moteur. L’Algérie peut et doit aspirer à cet idéal.
En somme, la vraie question n’est pas de savoir si l’Algérie manque d’élites, mais si elle est prête à les laisser émerger et à leur confier la mission de guider une société en quête d’émancipation. L’heure n’est plus aux pseudo-réformes ou aux compromis : c’est un choix historique qu’il faut faire, entre la perpétuation du statu quo ou l’audace de bâtir un avenir à la hauteur des potentialités du pays. L’Algérie mérite des élites dignes, et la dignité des élites ne peut se construire qu’au service de la société.
« La crise consiste justement dans le fait que l’ancien monde se meurt et que le nouveau ne peut pas encore naître ; dans cet interrègne surgissent une grande diversité de symptômes morbides. »
Cette réflexion illustre l’état actuel de l’Algérie, où les anciennes élites, ancrées dans un système dépassé, peinent à répondre aux exigences d’une société en mutation. La transformation nécessaire exige d’affronter cette crise avec audace pour permettre l’émergence d’un nouvel ordre fondé sur la dignité, le mérite et une vision commune de l’avenir.
Dr A. Boumezrag