Vendredi 25 octobre 2019
Ali Koudil, un soir…
Je n’ai vu Ali Koudil qu’une seule fois, il y a 10 ans, à l’occasion d’une soirée qu’avaient organisée des amis communs et à laquelle j’avais été convié. C’était entre ses deux incarcérations.
L’ancien directeur de la Cnan venait de purger la première et, je crois bien, à sa voix désabusée, qu’il s’attendait à la deuxième, parce que c’est comme ça, chez nous, la justice s’applique surtout à ceux qui lui ont fait le moins d’outrages. « Ils m’ont mis dans la salle où tu étais enfermé.
Quelques-uns parmi tes anciens codétenus y étaient toujours, je leur ai demandé de m’indiquer la place que tu occupais, et je l’ai occupée à mon tour… » Il y a des hommes parfaits pour servir de cobaye à cet appareil qu’on appelle « justice » chez nous, qui ne répugne pas à briser des vies d’innocents pour masquer les véritables prédateurs et alléger la conscience de ceux qui la manipulent.
«La juge en charge du naufrage du Béchar fut d’un cynisme effroyable, écrit-il dans son livre «Naufrage judiciaire, Les dessous de l’affaire Cnan ». Elle a prononcé, sans état d’âme, une condamnation à 15 années de prison, après une conduite scandaleuse du procès. Avant elle, le procureur de la République, le juge d’instruction et les magistrats de la chambre d’accusation n’avaient pas hésité, tels de «froids tueurs à gages», à participer à une parodie de justice, bien que me sachant innocent des accusations portées contre moi.»
Ce soir-là, Ali Koudil portait une gandoura légère et parlait peu, s’efforçant de dissimuler les stigmates de l’injustice derrière une bonhomie de circonstances. Il s’exprimait avec cet accent propre à ceux qui reviennent d’un combat terrible et inégal, un de ces combats pour lequel on n’est jamais préparé et dont il est connu à l’avance qu’on en sortirait meurtri.
Marqué pour la vie. Ali Koudil tomba entre les griffes de l’appareil judiciaire à la fin de l’année 2004. Les voleurs volaient alors, l’argent du peuple était placé dans les paradis fiscaux, Bouteflika venait d’être réélu, Gaïd Salah d’être nommé nouveau chef d’Etat-Major de l’armée, l’impunité était garantie, « bof, après tout, il y avait assez d’argent»le pétrole était à 120 $ le baril», Zerhouni et les hommes du clan présidentiel faisaient la loi, un navire de la Cnan venait de couler au large d’Alger, j’en étais à mon cinquième mois d’emprisonnement à El-Harrach, Chékib Khelil organisait déjà la rapine dans le secteur pétrolier, les premières malversations autour de l’autoroute Est-Ouest avaient commencé, la bande (El Issaba) se mettait en place, mais personne n’avait remarqué quoi que ce soit parmi les fins limiers du pouvoir, ils étaient occupés à préparer l prison et pillasse pour Ali Koudil, dirigeant d’une entreprise publique navigation qu’on mit en prison où il connut un surcroît de malheur avec l’emprisonnement de son fils. Où ce fils des Ouacifs a-t-il trouvé ces puissantes raisons de ne pas désespérer de tout ? De sa fille Sonia, ai-je appris, une femme qui l’a soutenu durant ces terribles années de pénitencier. Des montagnes d’Agouni Fourou aussi, sans doute.
Je n’ai plus revu Ali Koudil.
Dix ans ont passé. Les oligarques ont prospéré ; Bouteflika a été réélu avec l’argent des Kouninef et le silence de Gaïd Salah. Ali Koudil n’a jamais dû oublier.
Il aura vécu cependant assez pour voir l’imposant silence qui entourait son calvaire se transformer en un grondement inattendu, le grondement d’un peuple qui comprit que le silence est peut-être d’or, mais que cet or n’était pas pour lui….
Il a emporté ses stigmates et deux ou trois refrains d’un pays qui ne connaîtra peut-être plus jamais les crapules et leurs juges.