Au milieu des années 60, nous étions des jeunes enfants joyeux, heureux de vivre dans un pays gorgé de soleil, aux soirées douces inoubliables et aux possibilités d’instruction qui s’annonçaient immenses au regard de notre soif d’apprendre. Jamais nous n’avions eu un seul instant la sensation qu’un tsunami allait s’abattre sur nous.
On ne peut pas dire que la tempête se soit abattue immédiatement car elle fut précédée de signes annonciateurs que notre trop grande jeunesse n’avait pas pu percevoir.
Un jour, l’inspecteur d’académie est venu à l’école de Bouisville, sur la corniche oranaise (fait véridique relaté). Ce n’est que plus tard que nos professeurs nous ont annoncé qu’il allait y avoir un cours d’arabe.
La chose ne nous avait pas plus fait réagir car c’est encore plus tard, au lycée, que nous allions comprendre. Un cours d’arabe, pourquoi pas car à cette époque nous pensions que toute instruction était positive.
Aujourd’hui, j’apprends avec stupéfaction que ce pays n’a pas compris la leçon et qu’il s’enfonce volontairement dans un puits d’où l’on ne ressort que dans une unité de temps séculaire. Il annonce qu’il va introduire l’anglais dans les plus petites classes, la tchekchouka linguistique n’avait pas assez d’ingrédients, il fallait en rajouter.
Reprenons cette histoire depuis ce début que je viens de rappeler pour comprendre le drame qu’a vécu et veut vivre encore ce pays, volontairement car aucune fatalité n’est assez pervertie pour faire ce que les idéologues lui font subir.
« On va vous remettre dans vos racines »
Puis on les a vu venir par milliers, valise à la main et bien décidés de nous apprendre ce que nous étions car nous nous serions éloignés de nos racines.
On ne comprenait pas nos racines, nous les avions devant nos yeux, soit la tendresse et l’éducation de nos parents et grands-parents. Nos racines, nous les avions bien plantées dans ce pays et nous étions surpris qu’on vienne nous les replanter.
« Par la colonisation, vous vous êtes éloignés de vos racines, de votre arabité, de votre culture et de votre langue » nous disaient-ils, relayant un discours officiel.
Vous vous rendez compte de notre état d’esprit ahuri. Des gens de pays lointains, dont nous n’entendions parler que dans les actualités, étaient venus nous apprendre ce que nous étions et ce que nous devrions être.
Alors commença la catastrophe linguistique. Alif, ba, kâna et ses sœurs, layssa et ses cousines. Un flot de paroles, d’écritures et de baragouinages que nous ne maitrisions pas, que nous refusions de penser que c’était « Notre langue », une autre que celle de nos parents, de nos grands-parents, de Rouiched et de tant d’intellectuels de notre beau pays.
Au début, cela était pris comme une très grande rigolade que ces baragouinages dans lesquels était plongée l’Algérie. En dehors de quelques rares qui avaient vécu dans les pays voisins ou avaient fréquenté l’école coranique, l’Algérie était dans une grande mascarade linguistique où chacun essayait de balbutier ridiculement dans cette langue étrangère dont on nous disait être la nôtre. Je parle de l’arabe classique.
Mais très rapidement nous nous sommes aperçus qu’il s’agissait d’autre chose qu’une grande rigolade. Le drame était là et nous a fait comprendre qu’il n’était pas dans son intention de partir.
Ce n’étaient pas nos racines, c’était une idéologie
L’enthousiasme de l’indépendance, la force du discours nationaliste et l’impétueuse volonté de certains de marquer nos « origines glorieuses », nous voilà dans le début des années soixante-dix, au lycée. Nous, on se sentait profondément algériens et on n’avait rien demandé pour aimer ce pays autant que nous l’aimions déjà.
Notre insouciance s’est pris un coup terrible au point de nous terrasser. Nous avions eu à peine le temps de nous réveiller que des milliers d’individus, sur l’estrade, allaient nous présenter un show qui nous avait fait frémir.
Venus en masse de pays déjà profondément marqués par l’interrogation nationaliste, politique et éducative, ils nous paraissaient venus d’un autre monde lorsqu’ils nous assuraient vouloir nous remettre dans la lignée de nos ancêtres.
Nous avions une autre idée de nos ancêtres que ces individus, au niveau intellectuel douteux et aux paroles bien suspectes. L’Algérie manquait de professeurs d’arabe, elle est allée en chercher là où se trouvaient des pauvres bougres qui voulaient améliorer leur niveau de vie dans un pays pétrolier qui leur en donnait la chance.
Alors a commencé la catastrophe de l’Algérie. Il s’est avéré que ces individus n’étaient pas venus nous apprendre une langue mais une idéologie. Celle que ce pays subira et qui produira plus tard, inévitablement, des enfants idéologisés.
Pas un cours en évitant de ramener systématiquement la langue à la religion. Pas un texte n’en était épargné, à la religion comme aux valeurs qu’on nous présentait être nos racines.
Non, ce n’est pas une langue qu’on est venu nous apprendre, c’était une profonde idéologie dans laquelle les peuples du Moyen-Orient s’étaient empêtrés pour nourrir un nationalisme qu’ils croyaient être le prix de leur indépendance.
Et le drame continua. Le français se perdant, l’arabe n’a pas plus fait fonction de langue sérieusement nationale (car pas parlée dans la vie courante). Il en est toujours ainsi lorsqu’on veut greffer à un pays une langue qui n’est pas la sienne. Encore une fois, je veux parler de la langue arabe classique, le lecteur doit le comprendre, pas de notre langue arabe.
À suivre…
Boumédiene Sid Lakhdar, enseignant