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Apulée (Afulay en tamazight), le précurseur de la modernité romanesque

Apulée de Madaure

Apulée, écrivain et philosophe berbère romain de la seconde moitié du IIe siècle après J.-C. Il est surtout connu pour son œuvre « Les Métamorphoses », aussi appelée « L’Âne d’or », qui est le seul roman latin antique complet qui nous soit parvenu.

Notre formation ne nous permet pas de lire ce roman dans sa version latine. Nous avons lu et travaillé sur la version française éditions Gallimard, Paris, 1975. (Traduction Pierre Grimal)

Ce récit, mélangeant humour et mysticisme, raconte l’histoire de Lucius, un jeune homme qui est transformé en âne et subit diverses aventures avant de retrouver sa forme humaine grâce à la déesse Isis. Nous allons nous atteler à une analyse de cette œuvre majeure de la littérature mondiale.

L’auteur aura fait des ruptures avec l’épopée grecque qui met en scelle des héros bien battis physiquement et sans faiblesse. Vaillamment, les personnages acceptent leurs destins et s’embarquent dans des péripéties périlleuses sans marquer de halte ou de moments de doute.

Le héros antique, (ceux de l’Iliade et l’odyssée d’Homère étaient les portes étendards), était caractérisé par des qualités physiques et morales exceptionnelles. Des héros, tels qu’Achille dans l’Iliade ou Ulysse dans l’Odyssée, étaient souvent semi-divins ou favorisés par les dieux. Ils étaient braves, forts, et leurs exploits étaient célébrés dans des poèmes épiques. Leur héroïsme était souvent lié à leur capacité à surmonter les épreuves ou à exceller dans le combat.

Apulée opère une rupture. Dans « L’Âne d’or », le protagoniste, Lucius, est loin d’être un héros au sens traditionnel. Contrairement aux héros mythologiques d’Homère qui possèdent des qualités exceptionnelles et une stature quasi-divine, Lucius est un personnage beaucoup plus ordinaire et imparfait. Il est curieux, parfois naïf, et ses mésaventures qui le conduisent à se transformer en âne sont largement le résultat de ses propres erreurs et curiosité mal placée.

Le récit d’Apulée se distingue également par son ton et son style. Il intègre l’humour, la satire sociale, et la critique des pratiques religieuses de son époque. Ces éléments contrastent fortement avec le sérieux et la gravité des épopées homériques. De plus, « L’Âne d’or » explore des thèmes comme la métamorphose, l’aventure personnelle, et la quête de la sagesse, qui sont différents des thèmes traditionnels de l’héroïsme, du devoir et du destin présents dans les œuvres antiques.

« L’Âne d’or » marque une transition importante dans la littérature antique (et annonce le héros moderne), montrant un changement dans la représentation du héros et dans les thèmes littéraires, en s’éloignant de l’idéalisation homérique pour aller vers une exploration plus nuancée et humanisée de ses personnages.

Au début du livre, on apprend que Lucius est originaire de Madaure (actuelle Algérie). Il se rend en Thessalie par curiosité intellectuelle.

« J’étais natif de Madaure, ville située sur les confins de la Numidie et de la Gétulie. Animé du désir de m’instruire, j’étais venu en Thessalie, contrée célèbre entre toutes par la sagesse de ses habitants et la science de ses devins. »

Lors d’un séjour chez des amis en Thessalie, Lucius assiste à une conversation sur la magie qui l’intrigue et le pousse à en savoir plus.

« Cette conversation m’intéressa vivement et porta mes désirs vers l’étude de la magie. »

Une nuit, après une lecture sur les pouvoirs de la magie, Lucius fait un rêve qui le pousse à vouloir se transformer en oiseau. C’est le début de sa mésaventure. « Une nuit que j’étais plongé dans une douce rêverie, il me sembla… »

Le lendemain, il rencontre la magicienne Photis qui va l’aider dans sa métamorphose, avant de commettre une erreur et de le transformer en âne.

« Le lendemain, dès l’aube, je fus chez Photis. »

Lucius se transforme accidentellement en âne en expérimentant la magie

Photis lui raconte que sa maîtresse, Pamphile, est une sorcière capable de se transformer en oiseau. Lucius, désireux d’expérimenter la magie, supplie Photis de lui enseigner ces secrets.

Conséquences : Lucius, maintenant sous la forme d’un âne, réalise qu’il doit manger des roses pour retrouver sa forme humaine. Mais avant qu’il puisse le faire, il est capturé par des voleurs. Alors débute pour lui un cycle d’aventure et de péripéties.

En tant qu’âne, Lucius est entraîné dans une série d’aventures et de mésaventures, passant de propriétaire en propriétaire et faisant face à diverses situations difficiles et parfois comiques.

Résumons brièvement ses aventures :

  1. Vie avec les voleurs : Lucius est utilisé par les voleurs pour transporter leur butin. Il est témoin de leurs méfaits et complots.
  2. Captivité et abus : en tant qu’âne, Lucius est maltraité et souffre de la faim et des mauvais traitements de ses différents maîtres.
  3. Rencontres et histoires : tout au long de ses pérégrinations, Lucius rencontre divers personnages et est témoin ou acteur de nombreuses histoires secondaires, remplies d’humour et de satire.
  4. Quête pour redevenir humain : Lucius cherche désespérément à manger des roses, car il croit que cela lui permettra de retrouver sa forme humaine.
  5. Périodes d’esclavage et d’errance : Lucius passe de propriétaire en propriétaire, chacun l’utilisant à des fins différentes, allant du transport de marchandises à la participation à des spectacles.
  6. Réalisation et réflexion : Malgré ses mésaventures, Lucius a l’occasion de réfléchir sur la nature humaine, la moralité et la société.
  7. Retour à la forme humaine : finalement, après de nombreuses aventures, Lucius parvient à manger des roses et redevient un humain, grâce à l’intervention de la déesse Isis.

Ces aventures, racontées avec un mélange de comédie, de tragédie et d’éléments fantastiques, nous offrent une critique de la société romaine de l’époque et abordent des thèmes tels que la corruption, la luxure, la cupidité et la quête de la rédemption spirituelle.

Une application du schéma narratif de Greimas, nous obtenons ceci. Nous rappelons que ce matériau d’analyse sémiotique est composé de six éléments : la manipulation, la compétence, la performance, la sanction, la destitution et la reconnaissance. Appliqué à « L’Âne d’or » :

Manipulation : Lucius est manipulé par son désir de connaissances et de découvertes magiques, le poussant à expérimenter une pommade qui le transforme en âne.

Compétence : Lucius acquiert la compétence nécessaire (comprendre sa condition, accepter sa forme d’âne) pour naviguer dans son monde transformé.

Performance : Il doit survivre et trouver un moyen de redevenir humain, ce qui implique de nombreuses mésaventures et expériences.

Sanction : Lucius est finalement récompensé par sa transformation en humain, grâce à l’intervention d’Isis, sanctionnant positivement ses efforts et sa persévérance.

Destitution/Reconnaissance : Lucius est d’abord destitué de son humanité, puis il la retrouve, reconnaissant la valeur de l’humilité, de la piété et de la compréhension de soi.

Carré sémiotique de vérité

Le carré sémiotique de vérité analyse les oppositions et les relations complexes entre les concepts. En appliquant ce modèle à « L’Âne d’or » :

Vérité vs. Falsification : La quête de Lucius pour la vérité (connaissance magique) est confrontée à la falsification (sa transformation en âne, un état non véritable de son être).

Apparence vs. Réalité : La forme d’âne de Lucius représente l’apparence, tandis que sa vraie nature humaine est la réalité. Sa quête est de réconcilier ces deux aspects.

Illusion vs. Désillusion : Lucius est initialement illusionné par le glamour de la magie, mais à travers ses aventures, il devient désillusionné, comprenant les dures réalités de la vie et la valeur de la spiritualité.

Connaissance vs ignorance : La transformation de Lucius symbolise son passage de l’ignorance (manque de compréhension véritable) à la connaissance (compréhension de soi et de la nature humaine).

En appliquant ces cadres analytiques, « L’Âne d’or » peut être vu comme un récit riche en structures narratives et en explorations sémiotiques, offrant des perspectives profondes sur la nature humaine, la quête de connaissance et la transformation personnelle.

Sur le plan actantiel, les actions de Lucius peuvent être examinées à travers les rôles définis par A.J. Greimas. Ces rôles comprennent le sujet (Lucius), l’objet (ce qu’il désire), le destinataire (pour qui il agit), l’opposant (ce qui s’oppose à lui) et l’aidant (ce qui l’aide).

Dans le cas de Lucius, son rôle en tant que « sujet » est clair : il est le personnage central qui agit tout au long du récit. Son « objet » est principalement de retrouver sa forme humaine et de comprendre la nature de la vérité et de la spiritualité. En ce qui concerne le « destinataire » de ses actions, pour qui Lucius agit, plusieurs interprétations sont possibles :

  1. Pour lui-même : La quête de Lucius est largement personnelle. Il cherche à retrouver sa forme humaine et à comprendre sa place dans le monde. Dans ce sens, il agit principalement pour lui-même.
  2. Pour la réalisation spirituelle : À un niveau plus abstrait, Lucius agit également pour atteindre une compréhension spirituelle plus profonde, symbolisée par son dévouement à Isis. Ici, le destinataire de ses actions pourrait être vu comme son propre être spirituel.
  3. Pour l’audience ou le lecteur : Dans une perspective narrative plus large, les actions de Lucius peuvent être interprétées comme agissant pour l’audience ou le lecteur, offrant des leçons de vie, des aperçus sur la nature humaine et la société.
  4. Pour la société en général : En fin de compte, les leçons tirées de ses aventures et sa transformation finale peuvent être vues comme bénéfiques pour la société en général, offrant des enseignements sur la moralité, la piété, et la compréhension humaine.

Ainsi, bien que l’objectif immédiat de Lucius soit personnel (retrouver sa forme humaine), ses actions ont des implications plus larges qui touchent à la fois à son développement spirituel et à des leçons universelles pour les lecteurs et la société.

Pour appliquer la grammaire tensive de Claude Zilberberg à « L’Âne d’or » d’Apulée, nous pouvons examiner l’espace tensif et les valences du récit :

1. Espace tensif 

Intensité Le récit varie en intensité, alternant entre des moments de tension élevée (comme la transformation de Lucius en âne et ses diverses mésaventures) et des périodes de calme relatif (par exemple, lorsqu’il observe les comportements humains ou réfléchit sur sa condition).

Extension L’extension dans le récit est large, couvrant de nombreux lieux et situations, reflétant la variété et la complexité des expériences de Lucius.

Temporalité : Le temps dans « L’Âne d’or » fluctue entre l’immédiateté des événements vécus par Lucius et les moments de réflexion ou de narration rétrospective, créant une dynamique temporelle variée.

2. Valences (valeurs en circulation)

– Valence Actantielle : Lucius, en tant que personnage principal, subit de nombreux changements, passant de l’homme à l’âne puis à nouveau à l’homme. Sa transformation et ses diverses rencontres avec d’autres personnages forment le cœur du récit.

– Valence Thymique : Les émotions dans le récit varient considérablement, allant de la peur et du désespoir à la joie et à l’émerveillement. Cette variation thymique contribue à la richesse émotionnelle de l’histoire.

– Valence Aspectuelle : Les événements dans « L’Âne d’or » sont marqués par des changements d’aspect, passant de l’action à la réflexion, du concret à l’abstrait, et du réel au fantastique.

En appliquant la grammaire tensive de Zilberberg, on peut percevoir « L’Âne d’or » comme un récit riche en variations tensives, reflétant la complexité des expériences de Lucius et offrant une représentation nuancée de la nature humaine, de la transformation et de la quête de sens.

Analyse du personnage Lucius

L’intérêt de Lucius pour la magie est motivé par plusieurs facteurs :  Lucius est décrit comme étant naturellement curieux et avide de connaissance. La magie, avec ses mystères et ses promesses de pouvoir et de capacités hors du commun, l’attire profondément. En second lieu, il éprouve une fascination pour l’Occulte : L’époque dans laquelle Lucius vit est imprégnée de croyances en l’occulte et en la magie. Cette fascination culturelle influence sans doute son intérêt pour la magie.

Il veut posséder des pouvoirs surnaturels : Lucius est attiré par l’idée de posséder des pouvoirs surnaturels que la magie semble offrir, comme la capacité de se transformer ou d’influencer le monde de manières extraordinaires.  En tant que jeune homme, Lucius est également motivé par une certaine impulsivité et un désir d’aventure. La magie représente une aventure mystérieuse et excitante, loin de la routine quotidienne. Enfin, Lucius est également influencé par les personnes qu’il rencontre, comme la servante Photis, qui lui raconte des histoires de magie et de métamorphose, attisant encore plus son intérêt.

Son intérêt pour la magie, cependant, le conduit à sa transformation en âne, déclenchant une série d’événements qui se révèlent être des leçons humbles et profondes sur la vie, la moralité, et la nature de la connaissance véritable. La magie, dans ce contexte, devient un catalyseur pour son voyage intérieur et sa transformation personnelle.

Cette présentation de l’Ane d’or d’Apulée, aussi sommaire soit-elle, tant elle est riche en enseignements. A travers notre perspective de lecture, nous avons tenté de mettre à jour un auteur si loin de notre époque et si moderne dans son approche du fait humain. En adoptant un regard d’un personnage qui porte son nom, Apulée nous transporte dans la psyché de l’époque romaine laquelle ne diffère pas de nos préoccupations modernes. Il a su nous offrir un récit plein de satire, de comédie et de sérieux à la fois. Apulée a su capter notre attention. Son âne d’or est à redécouvrir.

Saïd Oukaci, Doctorant en sémiotique

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