Avec Traquenard, Arezki Metref signe un roman bref et dense sur les silences d’une société verrouillée. Dans cet entretien, l’auteur revient sur les dessous du récit, entre fiction trouble et mémoire algéroise. Une ville sans nom, des personnages pris au piège, et une lucidité sans fard. Roman du désenchantement, mais aussi de la résistance intime, Traquenard capte l’absurde du quotidien avec une précision quasi chirurgicale.
La solitude, l’assignation sociale, l’hypocrisie collective : tout y affleure sans pathos. Et derrière chaque phrase, une manière de tenir — par la littérature — face au réel.
Le Matin d’Algérie : Quel regard Traquenard porte-t-il sur la société des années 1970 ?
Arezki Metref : « Traquenard » pose forcément un regard critique sur la société des années 1970, du fait qu’il raconte une histoire qui ambitionne de mettre en lumière les tensions sociales, politiques et culturelles de l’époque. Même si son but premier est de raconter une histoire, le roman n’en explore pas moins, incidemment, les contradictions et les complexités de la société, notamment les effets de la politique sur la vie quotidienne des citoyens.
Encore une fois, le but n’est pas de poser une analyse critique ou un simple regard critique mais de mener un récit avec la plus grande force possible. Mais ce regard était inévitable, sans quoi l’histoire en devient encore plus absurde qu’elle ne l’est.
Le Matin d’Algérie : En quoi le choix d’un narrateur documentaliste influence-t-il le ton et le rythme du récit ?
Arezki Metref : Je crois que le choix d’un narrateur documentaliste ajoute une touche de réalisme et peut-être même d’objectivité au récit même si, je l’avoue, ce n’est pas pour cette raison que j’ai choisi ce métier pour le narrateur. C’était surtout pour rappeler un métier qui était fondamental dans les journaux notamment algériens jusqu’à l’apparition des réseaux sociaux. Un métier vital et effacé.
Mais l’intérêt est surtout que le documentaliste en question est un personnage un peu en dehors du monde, doué de la capacité à tout relativiser. Il entretient une distance philosophique avec la réalité, qui glisse sur lui, n’arrive pas à l’étouffer pas plus qu’elle ne parvient à altérer le regard impitoyable de lucidité qu’il pose sur elle.
Sa manie du détail dans la narration, son application à être précis, son obsession de remonter le non-dit, permet surement au lecteur de se sentir proche des faits et des événements décrits, tout en laissant une place à l’interprétation et à la réflexion. Le ton peut être plus neutre et le rythme peut être influencé par la manière dont le narrateur collecte et présente les informations.
Le Matin d’Algérie : Comment le roman joue-t-il avec la frontière entre réalité et fiction ?
Arezki Metref : Je crois que ce roman joue avec la frontière entre réalité déguisée et fiction réaliste en incorporant des éléments réels et historiques dans le récit, tout en les intégrant dans une trame narrative fictive.
C’est tout le défi du roman que de s’insérer d’une façon crédible entre réalité et fiction et créer quelque chose qui soit à la fois ni l’un ni l’autre et qui est l’un et l’autre.
Ce jeu d’ombres et de lumière crée une atmosphère de réalisme qui plonge le lecteur dans l’univers du roman. Si la réalité et la fiction ne se confondaient pas, ce ne serait pas de la littérature.
Le Matin d’Algérie : Quelle place la ville d’Alger tient-elle dans cette intrigue ?
Arezki Metref : A aucun moment, le nom d’Alger n’est cité. C’est dû à une volonté de créer un lieu fictif où la littérature implante une ambition universelle au propos. Mais c’est un leurre car si Alger n’est pas citée, on la reconnaît dans les descriptions de cette ville au bord de la Mer. Mais cela pourrait être Oran, Annaba ou Tunis ou une ville de Méditerranée occidentale.
La ville au bord de la mer est un personnage à part entière dans le roman, avec ses rues surveillées, son Central-post, ses quartiers populaires et ses atmosphères bigarrées. Elle est l’écrin des événements et aux personnages, influençant leurs actions et leurs émotions.
Le Matin d’Algérie : Le roman évoque des thématiques de solitude et d’aliénation. Comment cela se manifeste-t-il chez les personnages ?
Arezki Metref : Les personnages du roman, notamment Selma, mais aussi la Mante et même le narrateur sont broyés par la solitude. Mais cette solitude n’est pas l’isolement, le fait d’être coupés de tout le monde, non. Tout au contraire, ils sont tous noyés dans la promiscuité humaine.
La solitude est ici mentale, puisque chacun est assigné à un comportement qu’il ne comprend pas dans une réalité qui le dépasse et qui ne lui est favorable, qui n’aide pas à son épanouissement, bien au contraire. L
e résultat est que l’interaction entre les différents personnages apparaît comme un théâtre de l’absurde où l’aliénation est une caractéristique partagée, exacerbée par les circonstances politiques et sociales. Cela se traduit par des sentiments d’indifférence au monde, d’esseulement et parfois de désespoir et de recherche de connexion humaine.
Le Matin d’Algérie : Comment la figure de la « Mante » est-elle utilisée comme symbole dans le roman ?
Arezki Metref : La figure de la « Mante » est utilisée comme symbole de la femme mystérieuse, magouilleuse par nécessité sociale, sommée de trouver des solutions honorables exigées par des problématiques qui ne le sont pas. Elle joue les marieuses car elle ne veut pas que sa nièce ou sa cliente, on ne le sait pas, qui a été mise enceinte par quelqu’un finisse sa voie dans la honte de fille célibataire. Mais la Mante est également une métaphore de la société algéroise qui cache ses secrets et ses contradictions sous une surface trompeuse.
Le Matin d’Algérie : Quels procédés narratifs Arezki Metref utilise-t-il pour maintenir cette tension ?
Arezki Metref : Je suis fidèle à une vision du roman qui soit à la fois visuelle et poétique. J’aime les procédés narratifs qui aident à visualiser les situations et les personnages tels que la description détaillée des lieux et des personnages, les retournements de situation et les révélations progressives pour maintenir la tension et le suspense dans le récit.
Le Matin d’Algérie : Pourquoi la rupture amoureuse de Selma est-elle au cœur de l’histoire ?
Arezki Metref : Il n’y a pas de rupture amoureuse ou, du moins, on ne les sait pas. La Mante aborde le narrateur en lui racontant que Selma a été victime d’un abandon inexplicable par son professeur de sport qui lui avait promis le mariage, mais on ne sait pas si c’est vrai. Ce qui est vrai, par contre, c’est que quelqu’un a mis enceinte Selma et la Mante est chargée de lui trouver un pigeon qui passera pour le père donc qui sera obligé de l’épouser. Elle a misé sur le narrateur mais les plans ont été déjoués.
Le Matin d’Algérie : Comment Traquenard s’inscrit-il dans la littérature algérienne contemporaine ?
Arezki Metref : C’est aux critiques de le dire. Je suis incapable de répondre à cette question.
Le Matin d’Algérie : Quelle est la portée sociale et psychologique des blessures visibles et invisibles décrites dans le livre ?
Arezki Metref : Les blessures visibles et invisibles décrites dans le livre ont, du moins je l’espère, une portée sociale et psychologique car elles reflètent les conséquences de la répression politique et sociale sur les individus et les groupes sociaux.
Le Matin d’Algérie : Comment la forme courte du roman influe-t-elle sur l’efficacité du récit ?
Arezki Metref : La forme courte du roman permet une concentration sur l’essentiel, une économie de moyens narrative qui pourrait rendre le récit plus efficace et plus percutant. Cela permet au lecteur de se concentrer sur les thèmes et les personnages principaux sans être distrait par des éléments secondaires. Je viens de relire une vieille interview de Borges où il disait qu’il ne lisait que les romans courts ou même que des nouvelles. C’est plus facile à lire et ça oblige à donner juste le nectar d’une histoire.
Le Matin d’Algérie : En quoi Traquenard peut-il séduire un lectorat large, au-delà du contexte algérien ?
Arezki Metref : Je ne sais pas si « Traquenard » séduit. Je ne peux que le souhaiter et l’espérer. Mais ses thèmes sont à ses thèmes universels : l’amour, la perte, la solitude et la recherche de soi. Les personnages et les situations sont suffisamment complexes et humains pour que les lecteurs puissent s’y identifier, quelle que soit leur origine culturelle.
Entretien réalisé par Djamal Guettala