Jeudi 11 octobre 2018
« Au commencement était le Coran », de Mathieu Guidère
Dû à l’éminent islamologue Mathieu Guidère, professeur à l’Université de Paris-VIII, auteur d’un retentissant ouvrage paru en 2017 sur La Guerre des islamismes, cette synthèse sera particulièrement utile à tous ceux, enseignants en particulier, qui font face à des jeunes confondant superstition et religion dans leurs approximations relatives à ce qui est « hallal » (licite) ou « haram » (illicite).
En outre, il ne s’agit pas d’une énième réflexion de l’Ecole orientaliste française, mais bien d’une somme offrant un panorama des penseurs anciens et contemporains musulmans qui rejettent la notion de Coran incréé, divinisé, atemporel, immuable, tels le Marocain Abdallah Laroui, le Tunisien Mohamed Talbi ou le Syrien Mohammad Shahrour.
Devant la montée de l’islamisme le plus radical, terreau du terrorisme, il devient urgent de proposer un examen critique afin de replacer l’humain, et non le divin, au centre des préoccupations de l’humanité. La tâche se révèle particulièrement difficile. L’auteur rappelle par exemple que le penseur soudanais Mahmud Muhammad Taha a été pendu, en 1985, pour avoir osé dire que seule la partie mecquoise du Coran constitue le message authentique du Prophète et abroge la seconde partie révélée à Médine de façon conjoncturelle.
Dans des « arborescences » introductives, avec un sens de la pédagogie, Mathieu Guidère fait la somme des débats et controverses coraniques depuis l’Hégire, tout en fournissant en fin de volume pour étayer la démonstration, glossaire, index des noms et bibliographie fournie.
A l’aide de précieux organigrammes aux multiples entrées, l’auteur dresse le contenu du Coran, comment a été conçue son écriture avant la version unique de 656 due au calife Othman. Ces schémas concernent également l’ordre des sourates, les variantes du Coran… Mettant l’érudition à portée du lecteur, ce livre ouvre sur le sens et l’essence du verbe coranique. Le professeur Guidère rappelle qu’en 622, lors de l’arrivée du Prophète à Médine, près de la moitié des habitants étaient juifs et que les premiers musulmans faisaient leur prière en direction de Jérusalem. Non seulement la notion de prophète vient du judaïsme, mais Mathieu Guidère démontre que l’islam doit sinon plus, du moins autant au christianisme pour sa conception. A l’inverse des fondamentalistes et dans le sens d’une analyse très contemporaine qui fait de Mahomet un fin lettré – il faut citer à ce propos la somme de la Tunisienne Héla Ouardi, Les Derniers jours du Prophète, publiée en octobre 2017-, ce livre souligne en quoi le Prophète est aussi un poète, n’en déplaise aux fondamentalistes sunnites.
Un des thèmes centraux de l’ouvrage concerne les manuscrits et leurs diverses écritures, avant la version coranique unique sous le calife Othman. En découlent des transmetteurs différents, des lectures spécifiques qui font que chaque pays musulman valide une version par ses propres oulémas ou docteurs de la foi. Et aussi abordée la question de la traduction du Coran qui correspond, dans les pays occidentaux, à une « honorable vulgarisation » tout au plus, tant il est parfois difficile de traduire les métaphores issues des subtilités de l’arabe.
La querelle entre chiites et sunnites trouve dans cette analyse un large écho. Les premiers considèrent qu’Ali est le seul à avoir donné une version authentique du Coran. Ils accusent les premiers califes omeyyades de « retouches » (dont «l’oubli » de la famille d’Ali) et d’instrumentalisation à des fins politiques, ce qui est antinomique avec la sacralité du Livre saint. Est également analysé le caractère miraculeux de la révélation, y compris pour le « dit sacré » ou Hadith.
La sélection de sept lectures canoniques du Coran à propos de la graphie ou de la sonorité des mots entraîne pour les exégètes une interrogation sur l’organisation des sourates entre périodes mecquoise et médinoise de la vie de Mahomet. Cette approche sereine des contradictions internes et des versets ambigus explique les multiples interprétations du message. La croyance dans l’intervention de Satan dans l’élaboration du Coran est bien à l’origine des Versets sataniques évoqués par Salman Rushdie. C’est dire qu’une des questions centrales demeure la transmission du Coran, d’abord de façon orale et les risques de l’apprentissage par cœur. Toujours en citant les exégètes musulmans, l’auteur s’intéresse aux « trois Corans », dont il ne reste aucune copie, car tout « feuillet non conforme » fut détruit sur ordre d’Othman avant la version officielle.
Le « proto-Coran » est celui de Fatima, fille du Prophète et femme d’Ali, gendre et cousin de Mahomet, qui donne lieu à maintes suppositions quant à son contenu. Le second manuscrit est le Coran d’Ali et le dernier est celui d’Hafsa, 4e épouse du Prophète et fille du calife Omar.
Le chapitre IX, intitulé « Le Coran qui annule le Coran » traite de l’abrogation problématique de certains versets dont une version postérieure est censée annuler le précédent de façon partielle ou totale. Il peut exister jusqu’à quatre lectures différentes du même verset. Des versets abrogés sont pourtant maintenus comme celui concernant la lapidation pour le couple adultère, même si l’ultime version du Livre saint met des garde-fous quant à l’accusation de fornication. En mettant en opposition deux versets, 5 : 90-91 et 2 : 129, l’auteur traite de la délicate question de la consommation du vin. Toujours en citant ses sources de penseurs musulmans dont le Soudanais Taha (1919-1985), Mathieu Guidère prend le contre-pied des féaux de l’Etat islamique et autres « fous de Dieu » à propos du fameux verset dit du « sabre », « Tuez les polythéistes partout où vous les trouvez ! » (4 : 9). Il précise qu’il n’annule pas les versets consacrés à la tolérance, soit entre 124 et 140 versets. C’est dire que la charia, la violence, ne sauraient être seules représentatives de l’islam. En découle l’interprétation du Coran ou comment concilier foi et raison. Et ce, en faisant la part de l’exégèse mystique à mi-chemin entre l’exégèse sunnite dominée par l’interprétation littérale et l’exégèse chiite marquée par la recherche du sens caché. Et de définir toutes les écoles d’analyse et de pensée sunnites, c’est-à-dire les principales « voies » ou écoles juridiques de l’islam apparues entre 767 et 855 : le hanafisme qui tolère la liberté d’opinion et le jugement personnel, le malékisme fondé sur la coutume qui finit, en Afrique du Nord, par « fossiliser » la jurisprudence, le chaféisme insistant sur le consensus et le hanbalisme très traditionnel qui conduira un jour au salafisme et au wahhabisme dans la péninsule arabique.
Sont aussi évoqués les multiples courants chiites, dont les trois principaux sont le chiisme duodécimain ou imamite, le chiisme septimain ou ismaélien et le chiisme quintimain ou zaydite. Les penseurs chiites ont très tôt précédé les interrogations contemporaines à la faveur du terrorisme islamique : l’ijtyihâd, c’est-à-dire l’interprétation critique, personnelle, du Coran et du Hadith. C’est dire qu’à l’inverse d’une idée reçue, le droit musulman est loin d’être homogène et que les portes de l’itjihâd, de la réforme, sont ouvertes dans le sens de l’adaptation à la modernité et au droit humain en général.
ce propos, l’auteur aborde des questions spécifiques concernant la charia, la guerre et le combat, l’accusation de mécréance, le gouvernement islamique, l’esclavage, la polygamie et autres controverses coraniques dont l’inépuisable débat sur le port du voile et de la burqa. Prenant le contre-pied du « prêt à penser » des réseaux sociaux et d’Internet, Mathieu Guidère souligne l’intense débat interne du monde musulman depuis le XIXe en ce qui concerne la remise en cause de l’obligation de se voiler pour les femmes.
En bref, une œuvre salutaire qui montre les avancées de la recherche islamologique, généralement ignorée du public qui continue de perpétuer certaines prescriptions coraniques perçues comme immuables. C’est aussi dénoncer l’échec des régimes politiques nationalistes, comme en Algérie, qui ont ouvert la voie à l’islam politique sous sa forme la plus fondamentaliste en faisant croire, insiste l’auteur, « que les idées du passé pouvaient être des solutions aux problèmes du présent » (p. 231). Comme le propose Mohamed Talbi en 2017, il s’agit à présent de lire le Coran avec les yeux des vivants et non avec ceux des morts.
J.-C. J.
Mathieu Guidère, « Au commencement était le Coran », Gallimard, folio, janvier 2018, 270 p.