Site icon Le Matin d'Algérie

Au lendemain de la guerre, « l’Etoile de Beni-Yenni » ouvrit la voie

Guitare 

« Je vous parle d’un temps que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître… ». En effet, moi je m’en souviens car j’avais précisément 9 ans, guère plus. Que Charles Aznavour me pardonne d’étirer en âge les termes de sa chanson pour les adapter à la circonstance, mais cela sonne juste, surtout pour parler de la naissance d’un groupe de musique, en ces temps-là.

Au lendemain de la guerre d’indépendance, la vie, la vraie, sans crainte de l’oppresseur ou de l’arbitraire pouvait enfin commencer peu à peu dans les villages de Kabylie, pensait-on.

Une sensation de quiétude avait pris place progressivement et les préoccupations quotidiennes avaient changé de nature. Non pas que tout le monde fût subitement sorti d’affaire et mangeât à sa faim mais, en tout cas, le joug le plus insupportable était levé et les habitants vaquaient à leurs occupations avec une sérénité non feinte. Ils pouvaient se projeter sans retenue dans un avenir radieux.  Bien évidemment, ce n’est là que le ressenti d’un enfant tout juste rentré au cours préparatoire du village d’Ath Lahcen (Lakul n’Chmel) dans la commune des Ath-Yenni.

Je ne vous embarquerai donc pas dans une analyse sociologique ou politique de cette époque car j’étais alors trop jeune pour m’occuper  de ces choses d’adultes (donc sérieuses ?). Mon propos sera bien plus léger mais ô combien plus important pour la construction d’une personne (moi, enfant), voire d’une société par extension. Je vais m’attarder sur un fait sans doute banal qui, pour moi (encore et peut être rien que pour moi), allait revêtir une grande importance : la naissance improbable d’un groupe de musique dans un village des montagnes de Kabylie, après 7 ans de guerre acharnée contre l’occupant du moment.

Autant que je m’en souvienne, cette guerre a laissé des veuves et des orphelins à tous les étages. Et, il va sans dire que durant cette période exécrable, nulle initiative autant culturelle que festive ne pouvait s’imaginer, même pas en rêve. De ce fait, la naissance d’un groupe musical dans ces conditions nous apporta un bol d’air inespéré.

Le groupe en question, aux moyens on ne peut plus modestes, se donna comme nom « l’Etoile de Beni-Yenni » et vit le jour dès le début de l’année 1965. Son leader naturel était Belka D., bon guitariste, auteur, compositeur et interprète de la plupart des chansons de leur création propre. Il était aussi peintre en bâtiment le plus clair de son temps car il fallait bien faire bouillir la marmite vu que l’art ne faisait pas vivre son bonhomme dans nos contrées reculées, en ces temps-là (et de nos jours aussi, d’ailleurs !). C’est sans doute pour cela que les artistes y étaient fort peu considérés, voire mal vus. Il était en effet beaucoup plus valorisant d’être un travailleur de force, un acharné de la tâche voire même un besogneux, qu’un troubadour sans aucune ambition sociale et « gagne-petit » de surcroît.

Cinq copains se sont donc donné comme cap de lancer la première initiative musicale de notre commune. Un mandole (Belka), un banjo (Si Moh), deux guitares (Sidi Hmed et Abdellah) et une derbouka. Cette dernière était d’ailleurs le domaine réservé d’un mec très sympa que l’on surnommait affectueusement Douglas. Pour l’anecdote, celui-ci a été le premier joueur de tambourin (bendir) de l’immense Idir entre 1975 et 1977, y compris lors des énormes représentations de la Coupole et de l’Atlas à Alger.

La voix était généralement celle de Belka D. Bien entendu, leur répertoire étant un peu juste, il leur arrivait d’emprunter certains titres, souvent des reprises de vedettes radiophoniques de l’époque (Slimane Azem, Akli Yahiaten, Taleb Rabah, Aouhid Youcef, etc…).

Nul n’étant prophète en son royaume, la troupe a vite fait de se faire un nom hors des frontières des Ath Yenni. D’ailleurs, elle a été rapidement et régulièrement sollicitée pour animer des mariages ou des galas à Draa-el-Mizan, Boghni, Ouadhias, Darna et autres. C’est là que nos pionniers ont croisé la route d’artistes confirmés comme Dalil Omar, Taleb Rabah, Maati Bachir, Mohamed Belhanafi,  Benmohammed (poète et parolier de Idir à ses débuts). Lors d’un spectacle qui s’était tenu à l’école primaire du village (C’mel) en 1967, ils partagèrent même la scène avec les stars de premier choix qu’étaient H’nifa, Anissa et Taleb Rabah.

Bien que le succès commençât à se faire grandissant, les adultes furent sceptiques ou pour le moins très taquins quant à la valeur de l’équipée. Ils étaient donc raillés à tout va. Qu’à cela ne tienne, les mômes de mon âge étaient emballés par l’idée et, l’imaginaire faisant le reste, il me souvient que nous pouvions oser la comparaison de nos vedettes en herbe avec  Johnny Halliday ou Elvis Presley, les seules stars dont les noms étaient parvenus jusqu’à nos oreilles… comparaison n’étant pas raison !

D’ailleurs, exactement de la même façon et à la même époque mais dans un autre domaine, mon voisin Boussad n’hésitait pas à porter la comparaison entre un trio de footballeurs de renommée mondiale (Pélé, Eusèbio et Garincha), dont nous ne connaissions que les noms, à  nos ainés, footballeurs de rue dans la cour du collège (Amar, Hamid et Rachid). Ainsi, il lui arrivait souvent de poser la question de qui gagnerait, dans une partie de 3 contre 3, entre les premiers cités et les seconds. Ceci pour dire que la démesure n’était pas notre souci.

Revenons à notre groupe. Leur genre musical était plutôt puisé dans le répertoire festif ou le sentimental traditionnel. Leur premier tube, vint dès les tout débuts et il résonne encore dans mes oreilles : « Taghzalt Idurar » (Textuellement : « La gazelle des montagnes »). Je vous livre ci-dessous la traduction du refrain dont doivent se souvenir les mioches de l’époque qui, comme moi,  doivent aujourd’hui tutoyer les soixante-dix piges, à peu de choses près :

 Hemleghts Themliy (Je l’aime et elle m’aime)

Taghzalt idurar (La gazelle des montages)

 Ssneghts tesniyi  (Nous nous connaissons parfaitement)

 Aken id nesmenker (Pour avoir grandi  ensemble)

Comme annoncé plus haut, c’étaient-là des mots d’adultes dont je ne mesurais pas la portée et ne comprenais pas plus le contenu, bien sûr, mais tout y était : la musique, les paroles, les rimes, le son, le rêve…surtout le rêve ! Ils étaient nos artistes et nos vedettes à nous et les Beatles n’avaient qu’à bien se tenir !

Merci donc à Belka, Si Moh, Sidi Hmed, Abdellah et, bien sûr, Douglas d’avoir bercé notre enfance et ouvert la voie…and the show must go on !!!

M. Cherfi

Quitter la version mobile