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Autour de Yennayer : Ansi i d-nekka, sani nteddu ?

Salem Chaker

Autour de Yennayer : Ansi i d-nekka, sani nteddu ?

I. Je n’aime pas les symboles ! Surtout en politique.

Ils font partie de ces instruments d’aveuglement, d’abêtissement des peuples, qui permettent à des hommes politiques cyniques et opportunistes de conduire les foules comme on conduit les troupeaux de moutons – nehhren-ten am lmal agugam, dit-on en kabyle. Les symboles, dans la vie politique, sont avant tout un outil d’occultation du réel, de dilution de l’esprit critique ; ils servent essentiellement à empêcher l’analyse objective des faits et situations. Ils participent de «l’opium du peuple» … C’est pour cela que tant de leaders politiques, tant de dictateurs ou apprentis dictateurs en usent et abusent. Sur le plan de l’analyse du discours, je pense même que l’on peut formuler une loi selon laquelle le niveau de démocratie d’un pays est inversement proportionnel à l’usage des symboles que font ses dirigeants.

Au cours des différents mandats du Président Bouteflika, les Berbères auront été rassasiés de symboles : tamazight « langue nationale » en 2002, « langue officielle » en 2016, Yennayer journée chômée et payée en 2017… Et la liste n’est certainement pas close. On pourrait d’ailleurs rajouter bien d’autres initiatives si l’on rentrait dans les ‘détails’, notamment les nombreux colloques et autres manifestations publiques organisées sous l’égide des institutions officielles. On peut s’attendre à tout, même à ce que le Président Bouteflika prononce un discours en langue berbère… Quant à Mouloud Mammeri, on ne peut exclure qu’il ait bientôt sa statue à côté de celle de l’Émir Abdelkader, dans le grand et accueillant panthéon de la Nation algérienne, où on retrouvera aussi Saint Augustin, Aït-Ahmed – qu’ils ont exilé –, Krim, Boudiaf… – qu’ils ont assassiné. Qui se souvient encore du temps où Mammeri était traité comme un paria et qualifié de « chacal » par ceux-là mêmes qui lui tressent maintenant des couronnes ?

Manifestement l’État algérien et certaines élites algériennes se complaisent dans le symbole, l’affichage et la représentation.

Or, ce sont autant de mesures et d’actions qui ne changent strictement rien à la situation réelle de tamazight, langue et culture minoritaires et minorées, toujours soumises au rouleau compresseur de l’arabo-islamisme, de l’arabisation, et de la pensée unique, véhiculés par toutes les institutions de l’État, tout particulièrement par le système éducatif.

L’officialisation de Yennayer est typiquement une mesure « qui ne coûte pas cher et peut rapporter gros » : en caressant dans le sens du poil des élites (berbères et autres) qui ne demandent et n’attendent que la « reconnaissance » du Maître, en accordant quelques os à ronger à des relais toujours prêts à servir le Pouvoir, on annihile, ou au moins on affaiblit, les capacités de résistance, de réaction et de gestion autonome de la société.

Bref, il s’agit de transformer – en Algérie comme au Maroc – le lion berbère en doux agneau bêlant qui attend la caresse du Maître.

A s-rẓen acciwen, a s-kksen accaren d wuglan…

II. L’Académie de langue tamazight dont la création est annoncée depuis la révision constitutionnelle de février 2016 appartient à la même veine et aura sans doute la même fonction.

Certes, il faut attendre de voir la forme et le contenu qu’elle prendra avant d’émettre un avis définitif. Mais, au vu des expériences passées et du contexte global, on peut craindre que ce soit encore une mesure dont la finalité principale sera de reprendre, ou d’essayer de reprendre, le contrôle d’un champ qui a longtemps échappé, et échappe encore très largement, à l’État.

Pendant de nombreuses décennies, toutes les actions qui relèvent habituellement d’une académie de langue ou d’institutions de ce type – la codification, l’aménagement…–, ont été assumées, en dehors de l’État, par des universitaires, des écrivains, des associations… Le « passage à l’écrit », notamment, a été l’œuvre d’acteurs non-institutionnels, du pionnier Boulifa à Mammeri, en passant par la myriade d’auteurs, d’éditeurs, de pédagogues, d’universitaires, moins connus, qui ont longtemps travaillé dans la discrétion, voire la clandestinité et l’exil…

Depuis l’institutionnalisation de tamazight, on peut constater que l’État algérien n’a pas pu faire table rase de ce travail souterrain qui s’est fait en-dehors de lui. Jusqu’à présent, même si des ‘voix autorisées’ s’expriment très régulièrement en ce sens, on n’a pas osé s’y attaquer frontalement, et remettre en cause ce socle d’acquis ; il a même été largement intégré par l’Institution (graphie latine, codification graphique, néologie…), grâce à l’engagement têtu des militants berbères, dans et hors l’Institution.

On peut craindre que la future académie ne soit « le cheval de Troie » que l’on utilisera pour, sinon réduire à néant – ce sera difficile ! –, du moins contrer et ralentir une dynamique socio-culturelle autonome.

Sur ce plan, comme sur bien d’autres d’ailleurs, il est toujours très éclairant de comparer la situation de l’Algérie avec celle du Maroc : dans ce pays, le mouvement berbère est à la fois beaucoup plus récent et plus faible – idéologiquement, politiquement…– qu’en Algérie ; et surtout il était et reste sans véritable assise populaire et sans ancrage dans le monde rural, à quelques rares exceptions près. Il s’agit essentiellement d’un mouvement culturaliste d’élites berbères urbanisées, sans relais dans la société profonde, et totalement intégrées aux courants idéologiques et politiques nationaux (nationaliste, socialiste, communiste…) – dont la nature oppositionnelle et critique n’est plus qu’un lointain souvenir.

En conséquence, lorsqu’elle a décidé de l’institutionnalisation de tamazight, la monarchie marocaine n’a eu aucune peine à imposer ses hommes et ses orientations à travers des institutions parfaitement contrôlées, qui sont là pour mettre en œuvre la politique décidée par le Palais. D’où, entre autres, les « néo-tifinagh », alors que le monde associatif penchait clairement pour le latin, « l’amazighe marocain standard » et autres options qui constituaient un sabordage ab initio et ont mené « l’amazighe marocain » dans une voie de garage et l’échec – échec publiquement reconnu par les responsables les plus autorisés, notamment le Recteur de l’Ircam…

C’est sans doute le « modèle marocain » que voudraient importer et imposer les autorités algériennes : une Académie docile, relai zélé des choix du Pouvoir politique, qui permettront à celui-ci de reprendre le contrôle du champ – du moins l’espère-t-il. Et il est sûr que le Pouvoir trouvera toujours des exécutants empressés à occuper des postes de prestige, bien rémunérés, qui se chargeront de diffuser la « bonne parole » ; et d’intégrer tamazight dans le cadre des « valeurs nationales » et surtout de l’enliser – alors que tamazight se portait très bien sans eux.

Bien entendu je n’ai pas été contacté à propos de cette Académie. Et je serais assez surpris que je le sois. Il n’est pas dans les pratiques des autorités algériennes de faire appel aux esprits indépendants et critiques. On préfère habituellement les échines souples et, surtout l’adhésion aux « constantes de la Nation », c’est-à-dire à tout le corpus idéologique qui permet à une oligarchie de maintenir son contrôle sur la société et l’État depuis 1962 : arabo-islamisme, autoritarisme, pensée unique… J’en suis trop éloigné pour qu’on me sollicite. Et si je me trompe, je ferai un mea culpa public ! Mais je sais que je ne prends pas beaucoup de risque en prenant cet engagement.

Dans l’absolu, pour que cette académie soit efficace et acceptée par les acteurs du terrain berbère, il faudrait au minimum :

a) qu’elle soit statutairement indépendante des injonctions politiques ;

b) qu’elle soit composée de personnalités dont l’engagement, l’action et/ou la production scientifique et culturelle berbérisante soient incontestables ;

c) qu’elle reflète un équilibre entre spécialistes universitaires et producteurs culturels reconnus ;

d) enfin, qu’elle soit ouverte sur le monde berbère non-algérien, car tamazight et l’amazighité ne concernent pas que l’Algérie et il serait aberrant, aux plans scientifique, historique et politique, de les enfermer strictement dans les frontières d’un État : « l’amazighe algérien » n’a pas plus de réalité et de consistance que « l’amazighe marocain » … C’est ce qu’ont bien compris les militants et acteurs de la langue berbère depuis les années 1940 en plaçant délibérément le travail d’aménagement de leurs variétés régionales de langue dans une perspective « berbère ».

III. Sur l’institutionnalisation de Tamazight en Algérie, je serai plus nuancé.

Car, bien sûr, il y a du positif dans toute cette évolution qui commence en 1990 et résulte essentiellement, rappelons-le, de la dynamique et de la pression sociale et non du « bon vouloir du Pouvoir ». Tamazight n’est plus frappée d’ostracisme et n’est plus objet d’une répression systématique. Souvenons-nous que dans l’Algérie indépendante, des jeunes gens sont allés en prison pour la seule détention d’écrits en tifinagh, ou pour avoir réclamé son enseignement…

En même temps, il est clair que nous sommes encore très loin des conditions qui assureraient à la langue et à la culture berbères un plein épanouissement et la garantie de leur survie. Un enseignement, facultatif, de trois heures hebdomadaires, dont la continuité n’est pas toujours assurée dans le cycle scolaire, et qui est loin d’être généralisé même dans les régions berbérophones, n’est certainement pas une configuration qui permettra la consolidation d’une langue à large échelle, surtout quand il s’agit d’une langue minoritaire, historiquement dévalorisée et longtemps confinée dans l’oralité et la ruralité.

Nous sommes en réalité encore dans des mesures « cosmétiques » : si l’on veut que le berbère puisse résister et se développer face à la pression permanente de l’arabe (classique et dialectal), du français, omniprésente dans le quotidien comme dans les sphères d’usages « élaborés » (Justice, Administration, Sciences et Technologies, Economie…), cela suppose des mesures lourdes, au minimum un enseignement bilingue généralisé dans les régions berbérophones. L’exemple parfaitement documenté d’autres langues minoritaires (catalan, basque, breton, corse…) est là pour nous rappeler que face au rouleau compresseur des « grandes langues dominantes », nos « petites langues » ne peuvent trouver leur salut que dans des mesures de « protectionnisme linguistique » assez radicales. Sinon, on en reste au symbole, au mieux à la conservation patrimoniale et muséographique. Tous les linguistes et sociolinguistes sérieux sont d’accord sur ce point.

IV. Sur la question de la notation usuelle de la langue que certains soulèvent de manière récurrente depuis au moins 40 ans, je suis catégorique : c’est un prétexte, une arme brandie par tous ceux qui ne supportent pas que tamazight ait connu un développement autonome, hors de l’Etat et du giron arabo-islamique… Comme si le Berbère et tamazight n’avaient droit d’exister et ne pouvaient être tolérés qu’habillés du costume arabo-islamique. Non seulement, ils ont bloqué, interdit pendant des décennies toute action, y compris scientifique, en faveur du berbère, mais ils voudraient imposer des choix graphiques qui seraient une rupture totale avec plus d’un siècle de pratiques et un capital documentaire et scientifique considérable.

Contrairement à ce que voudraient imposer les tenants d’une conception bureaucratique et étatiste de la langue, c’est d’abord l’usage qui fait la langue. L’essentiel de la production littéraire, des publications, en Algérie comme au Maroc d’ailleurs, est en caractère latins. La quasi-totalité de la production scientifique est en caractères latins. Tout le travail de codification graphique, depuis plus de 50 ans, a été réalisé sur la base de la graphie latine.

Contester et vouloir revenir sur cette option serait vouloir porter un mauvais coup au berbère, pour des motifs purement idéologiques : on ne veut/peut pas tolérer qu’une « langue nationale algérienne » puisse s’écrire autrement qu’en caractères arabes.

Cela révèle bien la pensée profonde des milieux du Pouvoir et l’esprit sous-jacent à tous les simulacres de « reconnaissance » – esprit du reste parfaitement explicite dans le préambule de la Constitution algérienne : « l’Algérie est d’abord une terre arabe » et pour avoir le droit d’exister, le Berbère doit reconnaître qu’il appartient à la famille arabo-musulmane.

Depuis l’origine – cf. les Chartes de Tripoli, d’Alger, les Chartes nationales, les préambules des constitutions …–, ces élites étatiques algériennes n’arrivent à admettre qu’il n’est pas du ressors de l’État de définir une « identité nationale », « la personnalité algérienne », réalité historique fluide, multiple et complexe et en constant devenir. On retrouve en cela un trait clairement fascisant de « l’idéologie arabe contemporaine », reprise par tous les nationalismes arabes (et l’islamisme, son frère cadet), qui est la matrice idéologique première du nationalisme maghrébin.

Pour ma part je ne prétends interdire à quiconque d’utiliser l’alphabet de son choix : que les tenants de la graphie arabe se mettent au travail et produisent !… Et laissons faire le jeu de la libre concurrence. Mais ils savent par avance quel serait le résultat : c’est bien pour cela qu’ils voudraient imposer un choix institutionnel, par le haut, en s’appuyant sur l’autorité de l’État, d’une ‘Académie’… Sur le fait du Prince.

Je les invite aussi à méditer l’exemple du Maroc : l’Institut Royal de la Culture Amazighe a opté en 2003 pour la graphie en néo-tifinagh : 15 ans plus tard, l’écrasante majorité des écrivains berbères – Rifains, Chleuhs ou Amazighs du Maroc central –, publient leurs œuvres en caractères latins, une très petite minorité en alphabet arabe. Et les publications officielles en néo-tifinagh ne sortent pas du cadre scolaire et des rayons des entrepôts de l’IRCAM. À l’Université, tous les Départements de Langue et Culture Amazighes du Maroc, malgré l’option officielle, utilisent la graphie latine. Le pouvoir de l’institution ne peut pas grand-chose contre l’usage, la légitimité et la dynamique sociales et historiques, qui, en la matière, sont du côté de la graphie latine.

V. Sur l’avenir de Tamazight et des Berbères. Je ne crois pas que tamazight et l’Amazighité puissent s’épanouir et même survivre dans le cadre d’un État centralisé qui se définit, historiquement, idéologiquement, constitutionnellement…, comme arabo-musulman. Comme je l’ai dit et écrit à plusieurs reprises, dans un tel cadre, le berbère est condamné à la disparition, au mieux à la conservation patrimoniale et muséographique.

La seule possibilité pour que le berbère survive et que les Berbères puissent exister durablement en tant qu’entités ethnolinguistiques spécifiques est que le droit à leur identité et à leur langue soient expressément garantis par un ensemble de protections politico-juridiques. Concrètement, cela s’appelle l’autonomie, le fédéralisme… Même si, bien sûr, il ne m’appartient pas d’en définir les formes exactes car je ne vis pas en Algérie depuis longtemps, cela implique au minimum que les régions berbérophones aient la totale maîtrise de leur système éducatif, de leur vie et environnement culturel. Sachant qu’une langue et une culture n’existent, ne survivent et ne se développent que portées par une communauté humaine stabilisée, il faut nécessairement que celle-ci ait aussi les moyens économiques, institutionnels, de sa survie…

Là-dessus, je suis parfaitement clair (1) depuis au moins 1995 : dans le cadre des États-nations maghrébins tels qu’ils ont été définis au XXe siècle, les Berbères/le berbère sont condamnés à la régression et une lente disparition par « dilution dans le creuset arabo-islamique» … Le processus historique et sociologique d’arabisation se poursuivra inexorablement, et s’achèvera, du fait de l’effondrement des sociétés traditionnelles qui portaient cette langue et cette culture, de l’exode rural, de l’intégration dans le contexte national et international qui imposent d’autres langues et d’autres références. Comme je le dis souvent à mes étudiants, tous nos grands-parents, voire nos parents, étaient strictement monolingues, combien d’entre nous le sont encore, et combien transmettront la langue à leurs enfants ? Au mieux, on préservera quelques grands monuments littéraires (Si Mohand…) et quelques belles statues et stèles dans les musées.

Comme je vis en Provence, je rappellerai que Frédéric Mistral, le grand écrivain provençal, a obtenu le Prix Nobel de littérature en 1904. – Que reste-t-il de l’occitan et du provençal en particulier ? Un certain folklore et un accent…

Sauf à continuer à prendre des vessies pour des lanternes, les Berbères, s’ils veulent survivre, dans un environnement qui leur est radicalement défavorable, doivent s’en donner les moyens et ceux-ci sont nécessairement politiques et impliquent la remise en cause des fondements des États-nations dans lesquels ils sont intégrés.

Salem Chaker,

Marseille, le 12/01/2018.

Note

1) Ma première interview, donnée à Arezki Aït-Larbi pour le journal Liberté du 21-22 février 1995, où j’ai pris explicitement position pour l’autonomie linguistique et culturelle de la Kabylie.

 

Auteur
Salem Chaker

 




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