La crise de l’économie libanaise, unique dans l’histoire économique contemporaine, résulte du choix de l’élite régnante. Refusant de reconstruire l’État au sortir de la guerre civile, elle s’est s’employée à diviser la nation pour mieux régner sur elle. Cette crise économique est bien de nature politique et les leçons que l’on en peut tirer sont d’importance pour le monde arabe où les « capitalismes politiques » sont nombreux.
Une histoire brisée (1943-1975)
En 1943, au moment de l’indépendance, un partage confessionnel du pouvoir est institué. Le président de la République est maronite, le président du Conseil sunnite et le Président de la chambre chiite. Au sein de celle-ci, il y a six chrétiens pour cinq musulmans à la chambre des députés. Cette répartition des pouvoirs sembla donner quelque garantie aux chrétiens, dans un Proche-Orient essentiellement musulman, et s’inséra dans un système de veto mutuel des communautés religieuses sur des questions jugées existentielles (droit de la famille, éducation, santé, organisation sociale et culturelle).
Toutefois, les années 1950 furent des années de laïcisation et de modernisation ; c’est dans ce contexte que, tirant les leçons de la crise de 1958, la classe politique consentit à la venue au pouvoir du général Chéhab.
Sont alors posées les fondations d’un État social : les dépenses publiques atteignirent en 1964, un tiers du produit national, autant qu’en Syrie socialiste ! L’essor économique initié après l’indépendance ne faiblit pas. Le secteur tertiaire connut un remarquable développement et le rôle de l’édition libanaise fut crucial. Un adage des années 60 était : « L’Égypte écrit, le Liban édite et l’Irak lit ». Toutefois, l’industrie assura encore près d’un cinquième de la richesse nationale d’alors, soit bien plus en proportion que dans la France actuelle. Néanmoins, l’année 1967 marqua une rupture.
L’Accord du Caire de 1969 donna un vernis légal à la présence armée palestinienne au Liban : un État dans l’État naquit. La souveraineté libanaise se disloqua et s’accéléra la dynamique menant à la guerre civile de 1975. Il y a donc une dimension géopolitique à la compréhension conflit libanais et la nature de l’État libanais d’après la guerre « civile » (1973-1990).
L’État confessionnel en question
Il n’en reste pas moins vrai que l’institution du communautarisme affaiblit à long terme la société. Comme le montre Mahdi Amil (1936-1987), le confessionnalisme est un rapport politique qui subordonne les classes dominées « à leurs représentants confessionnels au sein de la bourgeoisie (…) elles sont privées, dès lors, d’une existence politique indépendante »[1]. La question sociale se dissout dans la question communautaire, ce qui est probablement le rêve de toutes les classes dirigeantes d’aujourd’hui.
L’abandon de toute ambition sociale et l’abandon, en raison du conflit pour la prééminence communautaire, des règles qui devraient régir une économie de marché, sont les conséquences logiques de ce type de configuration. La compétition entre confessions, organisée à l’intérieur même de l’État, tend à produire l’hégémonie d’une communauté sur toutes les autres. L’État confessionnel est ainsi un « obstacle à l’unification de la société »[2].
Les dirigeants communautaires entretiennent un rejet de l’autre par la concurrence économique et politique qu’ils mettent en œuvre. Fonder ainsi la politique à partir des communautés confessionnelles ne permet pas de produire un système socio-politiques efficace. Un tel système n’a d’ailleurs pas de processus d’autorégulation : les élites dirigeantes peuvent s’exempter de toute responsabilité et de tout respect des textes réglementaires, sous le prétexte commode de la nécessité de l’entente entre communautés.
L’absence de décision peut être imputée à l’absence de consensus et toutes les décisions mauvaises peuvent être attribuées à la nécessité du compromis.
Il y a donc une différence essentielle entre la gouvernance des communautés et le gouvernement de l’État : le Liban n’a donc pas d’État stricto sensu. C’est le seul pays au monde qui reçoit des aides militaires des États-Unis et de l’Iran … Or, un État seul peut permettre la survie d’un société moderne, surtout dans des conditions géopolitiques extrêmes. Ces nombreux dysfonctionnements de l’État confessionnel démontrent ceci : seule la laïcité permet de répondre aux défis d’une société dont la complexité vient notamment de l’hétérogénéité des croyances[3]. Si l’on ne peut s’accorder sur les questions de croyance, il est possible en revanche d’œuvrer ensemble pour le bien commun.
Le chaos économique
Après quinze ans de guerres dites « civiles », la question de la reconstruction se pose naturellement en 1991. Malheureusement, il n’y a alors pas de force politique capable de porter un projet de rénovation de l’État. La double tutelle syro-séoudienne rend très difficile une telle ambition, cependant que l’occupation israélienne du Sud entretient l’instabilité. Ce sont dans ces conditions que le Liban expérimente la constitution d’un État des factions, donnant la possibilité aux anciennes milices pro-syriennes d’occuper une place dans le nouveau système à l’ombre de leur parrain syrien. L’accès au pouvoir donne des privilèges économiques : dans le capitalisme politique, l’économie continue la politique par d’autres moyens.
Ce modèle est accepté par une société épuisée au nom d’un compromis qui permet de vivre enfin. Dans ce vide d’ambition collective se développe un système de financiarisation, de libre-échange et désinstitutionnalisation progressive de l’État. La légalisation d’un taux de change fixe et surévalué à partir de 1997 parachève un système où la société se met au service de la monnaie et des détenteurs de capitaux, au détriment de toute reconstruction industrielle consistante et d’ambition politique. De plus, l’accord de libre-échange signé en 2002 par Rafiq Hariri avec l’Union Européenne ruine les finances publiques du pays et empêche le relèvement du secteur industriel.
Le cœur du pouvoir économique bascule vers le gouverneur de la banque centrale, Riad Salamé. Chargé d’assurer la stabilité du taux de change, synonyme de la réussite du régime à assurer la paix civile, il ne fait qu’acheter du temps. Divers évènements qui se déroulent hors de sa sphère d’action, comme la guerre d’Irak en 2003 ou la crise de 2008, sont bien utiles pour faire durer le système clientéliste.
Mais, celui-ci est de plus en plus fragilisé par la guerre en Syrie et les sanctions contre le régime d’Assad. Or, la « communauté internationale » ferme les yeux sur l’impact de ses sanctions, ainsi que sur le million et demi de Syriens qui ont investi un territoire grand comme un département français.
Conclusion. Enseignements du drame libanais
Il faut œuvrer contre le démantèlement de l’État social ou pour son édification, quand il n’a pas encore de réalité. C’est ainsi qu’on lutte contre le communautarisme, poison gangrénant la société et nuisant à l’idée même d’intérêt général. En outre, il convient de promouvoir la laïcité, instrument d’assurer la paix civile et la possibilité même de la démocratie. Celle-ci n’est pas possible si ce sont des clercs – évêques ou muftis – encadrent les lois.
Enfin, il est nécessaire de réformer le système économique dans le sens d’une souveraineté effective de la nation. Être trop dépendant, en effet, des flux internationaux de biens, de services, de capitaux ou de main d’œuvre, est aussi dangereux que de laisser se développer le jeu de la politique internationale sur son sol.
Jérôme Maucourant
[1] Mahdi Amil, L’État confessionnel – Le cas libanais, La Brèche, 1996, p. 37.
[2] Ibid., p. 131.
[3] Souveraineté, démocratie, laïcité, Michalon, 2016.