Site icon Le Matin d'Algérie

« Batna que je t’aime » : Djamel Lakehal filme la ville comme on revient à l’amour

Djamel Lakehal

Djamel Lakehal, réalisateur

Avec son film Batna que je t’aime, le réalisateur Djamel Lakehal ne signe pas un simple documentaire, mais une déclaration vibrante à sa ville natale, portée par la musique, la mémoire et les visages. Entre le présent et les échos du passé, il ressuscite l’esprit d’une époque, le souffle d’un quartier, l’ombre d’un cinéma disparu, les vibrations d’un groupe mythique, Les Plays-Boys, et les murmures d’une Batna oubliée.

Derrière la caméra, c’est l’enfant de la ville qui revient sur ses pas, pour transmettre avant qu’il ne soit trop tard. À l’occasion de l’avant-première bouleversante à la Cinémathèque de Batna, Le Matin d’Algérie s’est entretenu avec le réalisateur, entre tendresse, lucidité, colère douce et humour intact. Une parole rare, vibrante, comme un accord de guitare qu’on croyait éteint.

Le Matin d’Algérie : pourquoi avoir choisi ce titre si direct, si intime : « Batna que je t’aime » ? Est-ce une déclaration d’amour, une nostalgie, ou une promesse à la ville ?

Djamel Lakehal : C’est très simple : au-delà de servir de clairon qui déchire le voile de l’intime, nous y sommes allés comme des rockeurs, frontalement. Plus sérieusement, c’est Nabil qui m’a soufflé l’idée en reprenant le fameux morceau de Johnny Hallyday : « Que je t’aime, que je t’aime ». Il l’a chanté pendant les répétitions, puis lors du concert. J’ai ressenti une émotion profonde en l’entendant fredonner les couplets avec Lazhar, cinquante ans plus tard… Tout cela dégageait une sincérité inégalable ; ses yeux en pétillaient d’émotion. Mais finalement, le vrai titre du film devrait être « Back to Town ».

Le Matin d’Algérie : Le film est porté par une forte charge émotionnelle et mémorielle. Quelle a été l’étincelle initiale qui vous a poussé à revenir, par l’image, sur cette Batna d’hier et d’aujourd’hui ?

Djamel Lakehal : C’est drôle, avec le temps, au lieu de m’assagir et de respecter mon âge, comme me le disait un collègue, il suffit d’un rien pour que je tourne au quart de tour. Ce « rien », difficile à croire, c’est au détour d’un banal post Facebook de Lazhar, le chef d’orchestre, qui publiait pour la énième fois une photo en noir et blanc de ses amis. En un instant, je lui ai proposé de faire un film. « Pourquoi pas », avait-il répondu. Et Hamid Meziane a renchéri : « C’est une très bonne idée. » J’ai mordu à mon propre appât. Seul souci : quand je donne ma parole, c’est gravé dans le marbre. Jusqu’alors, c’était en tant que producteur seulement, jamais en tant que réalisateur… Un fait qui s’est ensuite imposé à moi, ou presque.

Le Matin d’Algérie : Vous mettez à l’honneur le groupe mythique des années 70-80, les Plays-Boys. Quelle place occupaient-ils dans le paysage culturel de l’époque, et pourquoi leur redonner voix et présence aujourd’hui ?

Djamel Lakehal : Ils occupaient sans aucun doute une place particulière, car le répertoire proposé était clairement occidental, ce qui correspondait parfaitement à l’air du temps. Ils n’avaient pas d’enregistrements, ce qui montre qu’ils ne se prenaient pas la tête : ils s’amusaient, au vrai sens du terme, et ce n’est en aucun cas un jugement de valeur de ma part.

Deux éléments s’entremêlent par ailleurs lorsqu’il s’agit de leur redonner voix : d’une part, l’hommage que nous devons à Lazhar, qui a consacré sa vie à la musique et formé tant de jeunes à Batna. D’autre part, et c’est peut-être la dimension la plus importante à mes yeux, contrairement à d’autres villes du pays, le récit culturel à Batna reste essentiellement folklorique (avec tout le respect que je dois à notre musique ancestrale), coupé de la culture de son temps, voire de la culture dominante, telle que peuvent l’incarner Al Maalouf ou Al-Andaloussi. Or, il y a 60 ans, on inventait avec une batterie minimale dotée d’une caisse claire et une guitare plate bricolée pièce par pièce par un photographe amateur d’électronique. D’autres, comme Es’Saada, défiaient l’élite nationale du chaâbi avec des istikhbār égrenés sur une base de guitare électrique… Il fallait le faire ! Pendant un temps, Bouchenteche passait à la télévision, puis plus rien.

Pareil pour Nouari Nezar. Pour moi, la mémoire collective est essentielle à la construction d’une société. Elle doit se transmettre de génération en génération. Il fallait sortir cette histoire des discussions de café entre une poignée de connaisseurs pour la porter au grand jour. Tout cela doit rester vivant. Il faut savoir d’où l’on vient et qui étaient ces acteurs. Vous comprendrez alors pourquoi le mot « nostalgie » n’a pas sa place dans mon projet : il s’agit d’un besoin vital de transmettre avant qu’il ne soit trop tard. Avec le temps, les récits de café ont tendance à se confondre trop facilement avec les affabulations.

Le Matin d’Algérie : Batna est bien plus qu’un décor dans votre film : elle devient un personnage à part entière. Comment avez-vous pensé et construit cette présence vivante de la ville, entre ruelles, sons, quartiers et visages ?

Djamel Lakehal : Très juste… Ce fut un exercice particulièrement exigeant. Pour moi, Lazhar incarne tout ce qu’on aimerait voir à Batna : le sourire, la joie de vivre et, surtout, la générosité. Personne n’aurait pu tenir ce rôle — son propre rôle — avec autant de sincérité et d’engagement. Il s’est imposé naturellement au bout du fil rouge — les Play Boys — que j’ai tendu tout au long du film. Ensuite, pour donner davantage de substance au récit, il me fallait une matière plus culturelle que strictement folklorique : du texte, de la prose, du théâtre, du blues… Le tout en plusieurs langues — chaoui, batnéen, arabe, français, anglais — et à travers diverses nuances de peau et d’accent. C’est cette diversité qui compose le personnage vivant qu’on appelle « Batna », et que Nabil, comédien à la personnalité décapante, dit tant aimer.

Le Matin d’Algérie : On sent que vous accordez une grande importance à la dimension sonore : musiques, voix, ambiances… Peut-on parler d’un travail de mémoire à travers le son, autant que l’image ?

Djamel Lakehal : Qu’on le veuille ou non, une graine de folie sommeille en chacun de nous, prête à s’enflammer des deux bouts au moindre éclat sonore ou vocal. C’est viscéral, ça doit couler dans nos veines depuis la formation de nos majestueuses montagnes. Pour ce qui est de l’image, je dois avouer que je ne disposais pas des moyens nécessaires pour produire de la grande image ! Le tournage a connu beaucoup de ratés… Il fallait reconstruire, peindre, nettoyer les rues — une tâche colossale… Le nettoyage du hall du Regent m’a coûté trois jours de courses « administratives » folles et une déchirure au mollet. Par ailleurs, il reste très peu d’endroits à Batna qui ont gardé leur cachet d’origine… Quand on me demande en quoi notre petite bourgade a changé, je réponds que c’est à cause de la fermeture de ses trois cinémas…

Mes premiers souvenirs marquants remontent à la projection du Bon, la Brute et le Truand au début des années 70, devant le Casino… Un monde fou ! Je revois les avant-bras tatoués qui se mesuraient devant le guichet, au coin de la rue… de la glaise à fiction ! Combien de fois n’ai-je pas voulu écrire tout cela : quand mon cousin Hacene nous emmenait, mon frère Fouad et moi, de la cité rurale à travers les ruelles du quartier du Stand, voir un film, et que nous n’osions pas avancer jusqu’à ce que feu notre cousin Al-Amri Chouali — le Steve McQueen du quartier de l’abattoir, un blond aux yeux verts — vienne nous faire entrer comme des petits princes au milieu d’une foule déchainée. C’était le placeur du Casino. Il dessinait à la main les affiches des grands films westerns. Il est mort à 27 ans, poignardé dans une rixe à la lame, comme dans un Film ; notez la majuscule !

Le Matin d’Algérie : Votre film se distingue par sa narration fluide, simple, accessible, sans jargon académique. Est-ce un choix délibéré pour toucher le grand public, notamment les jeunes générations ?

Djamel Lakehal : On ne touche pas vraiment les gens avec de l’académisme… À défaut de pouvoir constituer des phrases simples et percutantes, beaucoup d’écrivains ont la fâcheuse tendance de renvoyer leurs lecteurs au dictionnaire, ou de les abreuver d’adjectifs pédants ; le meilleur moyen de les perdre, me direz-vous. C’est pareil pour le cinéma, même si, pour être franc, si je devais un jour refaire un film d’auteur traitant d’un thème moins ludique, mon approche serait fatalement différente.

Le Matin d’Algérie : . Le regard que vous portez sur les femmes, qu’elles soient artistes ou anonymes, est empreint de tendresse et de respect. Quelle place occupent-elles dans votre récit et dans la mémoire de Batna ?

Djamel Lakhal : La mémoire de cette ville me paraît étrangement masculine, comme si la moitié de son histoire n’existait pas, ou n’était condamnée qu’à suivre son ombre dans les cours et les patios. Ce qui est complètement faux ! En réalité, ce sont les femmes qui préservent les traditions : les récits oraux, les savoir-faire culinaires, les gestes du quotidien, l’esprit et l’ordre des cérémonies, etc. Je tenais absolument à ce que des figures féminines apparaissent dans le film. Il m’était tout simplement inconcevable de le réaliser sans elles. Ce n’était pas par crainte du fameux « que dira-t-on de nous ? », Mais c’était une affaire de conviction. Longtemps, j’ai courtisé une Batnéenne « pur jus », une femme au verbe rare, qui faisait résonner cette langue subtile et chantante — celle de mes grandes tantes, aujourd’hui presque éteinte. Je la voulais dans le film, pour qu’à travers sa voix, quelque chose de ce monde en train de s’effacer subsiste. Durant une année entière, j’ai tenté de la convaincre. En vain. À la fin, elle a déposé les armes. Heureusement, Lydia et Wissam ont surgi, lumineuses, pour porter cette parole avec une force et une fidélité bouleversantes.

Le Matin d’Algérie : Lors de l’avant-première à la Cinémathèque de Batna, les spectateurs ont réagi avec émotion : youyous, rires, larmes parfois… Que vous ont inspiré ces retours si spontanés et intenses ?

Djamel Lakhal : Ils m’ont tellement chargé d’émotion que, purée, je n’ai pas pu contenir les miennes lors du débat. C’était trop fort. Je sentais que je les avais touchés dans le mille. J’ai perçu en eux le désarroi de quelqu’un à qui sa famille manque terriblement. Batna manquait aux Batnéens. C’est à ce moment-là que j’ai compris que le film avait atteint son but. Avant même le début de la projection, un vieil homme appuyé sur une canne est venu s’asseoir à ma droite. Il m’a confié qu’il n’était pas entré dans cette salle mythique depuis quarante ans. À sa demande, je lui ai répondu que j’étais l’auteur du film. Il n’a rien dit, si ce n’est cette question simple : « Est-ce que ça va être long ? » À la fin du film, il a pleuré. Il m’a ensuite pris la main et y a déposé un baiser. Inutile de préciser que je suis monté sur scène pour le débat, aussi électrisé qu’un ciel des Caraïbes. Je profite de cette occasion pour remercier du fond du cœur le public batnéen, qui a été tout simplement merveilleux.

Le Matin d’Algérie : À travers ce film, vous montrez que le cinéma peut aussi être un outil de transmission de la mémoire populaire, souvent oubliée. Quel rôle donnez-vous au cinéma dans ce travail de mémoire ?

Djamel Lakehal : Le cinéma est un puissant vecteur d’émotion et de réflexion. La littérature, y compris le théâtre, en est un autre, mais la lecture est malheureusement en perte de vitesse. Chaque citoyen algérien est capable de citer trois ou quatre films qui l’ont marqué (et marqué tout le monde pareillement), mais très peu pourraient en dire autant à propos des livres. Je garde toutefois espoir dans le théâtre…

Le Matin d’Algérie : Vous filmez Batna comme un pont entre les générations, entre le passé et le futur. Quel avenir espérez-vous pour cette ville, et pour les jeunes qui y vivent aujourd’hui ?

Djamel Lakehal : J’espère qu’un jour sera enfin pris un arrêté ministériel qui limite l’extension de la ville dans tous les sens. Il ne faut plus toucher aux terres agricoles environnantes, sinon cela deviendra invivable. Il est essentiel que la société civile s’émancipe davantage et réclame ce qui lui revient de droit : recenser les quelques sites encore préservés, tenter de les protéger et en faire des lieux de rencontre, de création et de culture. J’ai déjà évoqué (sur les réseaux sociaux) l’idée de créer une « Association des Amis de l’Hôtel d’Orient », que je rêve de voir naître un jour, pour défendre ce patrimoine et le sauver des pelleteuses. En m’adressant aux jeunes, je voudrais leur dire qu’une ville est comme une famille : une extension vivante et organique de la communauté. Il faut d’abord lui donner, avant même de penser à lui prendre. Elle saura, alors, se montrer généreuse.

Le Matin d’Algérie : Après cette avant-première réussie à Batna, quels sont vos projets pour faire voyager le film ? D’autres projections sont-elles prévues ailleurs en Algérie ou à l’international ?

Djamel Lakehal : Si tout se passe bien, le film sera diffusé dans le circuit national des cinémathèques, qui compte 15 salles. J’essaierai également de le présenter dans des festivals, que ce soit dans le pays ou à l’étranger, mais dans une version moins « batnéenne » et plus universelle.

Entretien réalisé par Djamal Guettala

Quitter la version mobile