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Boualem Sansal, un écrivain en passe de « Vivre le compte à rebours » de son calvaire

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Projet Cassandra, Goethe institut, Paris le 15 mai 2019, crédit photo Saadi-Leray Farid.

L’épreuve qu’endure Boualem Sansal renvoie, à quelques égards près, à celle d’un alpiniste amateur qui, décidant malgré le mauvais temps annoncé d’escalader une montagne aux reliefs trop abrupts pour ses réelles capacités physiques, marchera sur la ligne de crête du tripatouillage géo-historique et se résignera à attendre les échos porteurs ou bonnes ondes de saint-bernards supposés l’extraire indemne du mauvais pas ou gouffre dans lequel il s’est maladroitement fourré.

L’un des premiers sauveurs venu se pointer à l’horizon de l’exfiltration diplomatique fut le guide Georges-Marc Benamou. L’ex-conseiller de Nicolas Sarkozy compara, le samedi 23 novembre 2024 au soir (sur la chaîne d’information en continu LCİ), l’intrépide casse-cou à Albert Camus mais en oubliant toutefois de souligner que l’auteur de L’Homme révolté fut, entre août 1944 et juin 1947, rédacteur en chef du quotidien Combat (issu d’un large mouvement de résistance) et non le membre actif d’un comité stratégique, en l’occurrence celui du magazine d’extrême droite Frontières (précision de Ouest France du 22/11/2024).

D’obédience conservatrice et identitaire, cette agence de communication (d’après le webzine Médiapart) fut d’emblée une chaine You Tube baptisée Livre noir en référence à l’opus Le livre noir de la droite d’Éric Zemmour, un agitateur raciste crédité dans l’Hexagone de 17% lors de l’avant premier tour des élections présidentielles de 2022.

Pas étonnant donc de retrouver le lauréat du grand prix du roman de l’Académie française (en 2015 pour 2084 : la fin du monde) parmi les cosignataires de la tribune pro-Depardieu. Diffusée fin décembre 2023, elle s’orchestrera autour de Yannis Ezziadi, un chroniqueur de la revue d’extrême droite Causeur (à la tête de laquelle siège la réactionnaire Élisabeth Lévy) mais aussi étroit relai propagandiste de Sarah Knafo, la compagne et confidente politique d’Éric Zemmour.

Devenue l’obsession ou le leitmotiv des jeunes militants de « Génération Zemmour », le thème de l’immigration conforte les thèses xénophobes du fondateur du parti Reconquête et donne en permanence du grain à moudre à un média renommé Frontières en 2024.

Hormis Boualem Sansal, sa cellule éditoriale comprend Loïk Le Floch-Prigent (l’ex PDG d’Elf Aquitaine), l’avocat Thibault de Montbrial et Xavier Driencourt (info wikipédia).

Les liminaires et promptes interventions de l’ancien ambassadeur de France à Alger ont peut-être eu tendance à alourdir les chefs d’accusation émis le 26 novembre 2024 par le procureur en charge des dossiers de sûreté de l’État (au tribunal de Dar El-Beïda, banlieue sud), tant le désormais flingueur des nababs de la défunte « Mecque révolutionnaire » approuve la suppression de l’accord migratoire franco-algérien de 1968, conteste par là même « la circulation, l’emploi et le séjour en France des ressortissants algériens et de leurs familles », soit des réquisits prorogeant les accords d’Evian de 1962 (lesquels prévoyaient déjà l’entier déplacement des Algériens entre les deux États).

Si les positions critiques de Boualem Sansal vis-à-vis du régime des généraux et de l’islamisme radical lui feront arguer que « Le nom même de notre pays, Algérie, est devenu (…), synonyme de terreur (…) et nos enfants le fuient comme on quitte un bateau en détresse » (lettre publiée en 2006 par Gallimard) alors pourquoi s’accoquiner avec un homme promouvant l’abrogation d’une convention en mesure de changer la destinée d’Algériens projetant de quitter une zone terrestre pervertie par l’ancestral obscurantisme du Serment des barbares ? Voici ici mis en exergue l’un des hiatus de l’ancien coordinateur du ministère algérien de l’Industrie d’émis de ses fonctions de responsable juste après la parution de Dis-moi le paradis (une description acerbe de l’Algérie indépendante).

Ses déclarations polémistes profileront ensuite le personnage médiatisé d’aujourd’hui. Qu’il soit parti en İsraël n’est pas en soi un problème (des hauts gradés algériens maintiennent certaines connivences avec leurs homologues hébreux), contrairement à ses accointances avec le contempteur Xavier Driencourt soupçonné de participer au capital d’un journal décrié, d’en être l’un des actionnaires cachés.

L’anonymat n’étant justement pas le propre d’un plaidoyer, Boualem Sansal paraphera donc celui venu au secours de Gérard Depardieu, cela 11 jours avant la promotion de son ouvrage Vivre, le compte à rebours (paru le 04 janvier 2024 aux éditions Gallimard). Plutôt que de se distancier de l’ « affaire de mœurs », le romancier choisissait là aussi de prendre en pleine poire un retour de bâton, cette fois à relier aux indignations des associations féministes.

Celles des défenseurs de la liberté sans condition s’expriment présentement en épaulant la création d’un comité de soutien international que présiderait Catherine Camus (fille du célèbre prix Nobel de littérature).

Aux membres de la Revue politique et parlementaire (Sansal en est l’un des contributeurs) se sont joints les portes paroles dénonçant l’arbitraire d’une arrestation « attentatoire aux droits humains les plus élémentaires ». À leurs yeux « symbole de liberté, d’émancipation et de création », l’incarcéré d’Alger est devenu la victime expiatoire de vindictes politiques, l’otage d’un double contentieux (algéro-français et algéro-marocain).

Accusé « d’incitation à la division du pays, d’atteinte à l’intégrité et stabilité de la nation, aux symboles de la République ou à la sûreté de l’État » (réquisitoire à rapporter, d’après l’article 87 bis du code pénal, à un acte terrorisme et subversif), Boualem Sansal commence maintenant à Vivre, le compte à rebours d’un martyr auquel l’avocat François Zimeray (désigné par Antoine Gallimard) tente rapidement de mettre fin. Son client serait embastillé non pas pour avoir piétiné les platebandes d’un terrain miné mais à cause de « sa liberté de ton, sa liberté d’esprit et sa grande indépendance ».

Néanmoins, le même triptyque n’est pas dévolu à ses contradicteurs, notamment à Nedjib Sidi Moussa. Sur le plateau de l’émission « C politique » (diffusée le dimanche 24 novembre sur France 5), le docteur en sciences politiques vilipendera la posture idéologique d’un récent naturalisé dont le « discours hostile à l’égard des immigrés, des musulmans, reprend tous les thèmes d’Éric Zemmour.».

Lui déniant dès lors la vertu emblématique d’«homme des lumières », il suscitera le lendemain une vague d’indignation pendant que se mobilisait le microcosme parisien du « monde littéraire et culturel » (ces aveugles complices, d’après ledit universitaire) et que se morfondaient ou se taisaient les compères relationnels du projet « Cassandra ».

Yahia Belaskri, Anouar Benmalek, Mohamed Kacimi, Sabrina Kassa, Amira Géhanne Khalfallah, Adlène Meddi, Bouziane Ahmed-Khodja et Wassyla Tamzali trônaient le mercredi 15 mai 2019 au Goethe-institut de Paris. Convoqués au colloque « İdentification de crises par l’étude de la littérature », ils souhaitaient donner à cette discipline narrative une
consistance intellectuelle, signaler qu’elle permet de saisir avant l’heure fatidique les fléaux, de se prémunir en amont contre eux, de lutter suffisamment tôt envers les germinations du malheur.

Attaché à sa valeur testimoniale, le lanceur d’alerte Boualem Sansal lui attribuait un pouvoir d’anticipation, la faculté d’identifier les meurtrissures ou dommages corporels, de décortiquer le maillage et entrelacs des dynamiques conflictuelles, de soigner les craintes ataviques puisque Cassandre, la prophétesse mythologique, « ne voit pas tout en noir, elle regarde le monde en face en ayant le courage d’annoncer les vérités même désagréables ».

Armé de son bâton de pèlerin, le diplômé de l’École nationale polytechnique d’Alger avait ouvert le séminaire par une annonce arkounienne poussant les élites à « Faire preuve de transgression », à s’engager fermement contre le chaos à venir, à rejoindre un peuple se mouvant en milieu hostile.

La tête d’affiche de la « Maison Gallimard » décrira par ailleurs une scène algérienne comprenant d’un côté l’Armée, de l’autre des islamistes omniprésents et à chaque extrémité de l’enclume, les érudits isolés (« laïco-assimilationistes » ou pas) et incités à agir instamment. İl les invitait notamment à livrer quelques ressentis sur la destinée de leur contrée, à fortiori sur l’ample mouvance contestataire amorcée le 16 février 2019 sur l’ensemble du territoire « barbaresque ». Constatant que la littérature ne peut rien face aux événements contemporains, Bouziane Ahmed-Khodja admettra également que les « AvantCorps » doivent investir la rue auprès des manifestants.

Joignant le pas à la parole, il battra le pavé, comme le firent pareillement à Tizi-Ouzou, Alger ou Oran, les autres coreligionnaires de Boualem Sansal.

Tous prendront, à tel ou tel moment, le bain de foule, s’enivreront au rythme d’un tournis susceptible de faire entendre planétairement les perceptions de la contestation algérienne, de transmettre les sensations éprouvées lors du « Hirak ». De l’avis du dramaturge
Mohamed Kacimi, celui-ci s’était déclenché à partir d’un ras-le-bol ne faisant certes « pas une révolution, mais toutes les révolutions commencent par un ras-le-bol ». La saturation généralisée ne débouchera hélas pas sur un vaste sursaut mental ou une profonde catharsis métamorphosant les autochtones en individus émancipés des ancrages, habitus ou tropismes inhibant.

Aussi, continuer à asserter que le Hirak a abouti à une « (…) rupture inédite et irréversible» c’est, pour reprendre une maxime d’Albert Camus, « Mal nommer les choses, (…) ajouter aux malheurs» d’un pays où l’absence de distanciation analytique empêche de provoquer les nécessaires bascules comportementales du couple antithétique traditionmodernité, de décanter l’acceptation d’un modèle politico-économique différent, d’une éthique de singularité débarrassée du poids des pesants archaïsmes, voire de cette prothèse paradigmatique qu’est le récurrent « renouveau dans ou par l’authenticité révolutionnaire et patrimoniale ».

Titulaire d’un doctorat d’économie et choyé par la presse française ou occidentale, Boualem Sansal a cru appartenir à la caste privilégiée des intouchables, mais en s’improvisant géographe, et de surcroît piètre historien, il mettait un doigt dans l’engrenage des tensions mémorielles et souveraines, s’enlisait au cœur des sables mouvants du Sahara occidental, au point de se prendre les deux pieds dans le tapis roulant de la machine judiciaire, celle censée casser les reins des dissidents les plus aguerris ou endurcis.

Le nouvel interné commettra des erreurs fatales qui ne lui vaudront cependant pas forcément un long kidnapping. İnutile de s’emballer en pronostiquant une réclusion criminelle à perpétuité, ou pire, la peine de mort pour ce franc-tireur uniquement fautif de dérapage cognitif et d’errance verbale. Tous les démocrates espèrent que son mandat de dépôt puisse finalement se moduler en contrôle judiciaire, aboutisse à une autorisation de quitter le sol algérien, les décideurs de la hiérarchie militaire sachant parfois se comporter en magnanimes « Grands seigneurs ».

Saadi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture

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