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Boudjemaâ au pays des moines

Chroniques du temps qui passe

Boudjemaâ au pays des moines

On ne sut pas ce que Le charbonnier venait faire dans cette histoire déjà assez compliquée avec des familles des moines assassinées qui revenaient à la charge auprès de François Hollande et un juge antiterroriste, Marc Trévidic, qui persistait à vouloir de nouvelles auditions en Algérie. Sans doute le vieil artiste voulait-il parler de ce documentaire de Malik Aït Aoudia et Séverine Labat,  Le martyre des sept moines de Tibhirine, dont on a cru, trop tôt, qu’il avait rétabli une certaine vérité à propos du crime de Tibhirine et dont on découvre qu’il n’a pas du tout impressionné les familles des victimes, résolues plus que jamais, à obtenir du gouvernement algérien « la levée des entraves apportées à la poursuite de l’instruction ». Leur colère tranche avec la jubilation de nos amis algériens, journalistes et opposants, qui célébrèrent avec exubérance ce qu’ils appelèrent les « preuves irréfutables » de la culpabilité exclusive du GIA dans l’odieux assassinat. Le pouvoir algérien n’en demandait pas tant. Mais c’est là tout l’anachronisme désuet d’une façon de faire de la politique qui condamne au devoir ridicule de défendre le diable et d’un certain journalisme catéchiste et pavlovien qui se croit obligé de délivrer des prix de vertu, d’élever des statues, de condamner aux échafauds et, au final, de s’exonérer du devoir de rigueur. Dans cette controverse autour de l’assassinat des sept moines, nous avons agi avec la belle assurance des bienheureux,  sûrs de la suprématies du bien sur le mal, du patriotisme sur l’infidélité, assurance qui, en plus d’être sans conséquence du fait que tant d’abrutis la partagent, nous dépouille de toute  clairvoyance.  Car, à bien y réfléchir, si cette « vérité longtemps tronquée »  n’a pas aveuglé de son éclat les familles des moines ni le juge Trévidic, c’est d’abord parce que ce régime d’Alger que l’on cherche absolument à innocenter, n’est digne de foi pour personne, encore moins maintenant qu’il a exhibé une formidable disposition au mensonge et à la magouille, à l’occasion de cet interminable et pathétique feuilleton du Val-de-Grâce. Des hommes qui jurent recevoir des instructions de la bouche d’un président notoirement aphasique, ne sauraient s’offusquer qu’on doute de leur version des choses.

Nous sommes, cela dit, nombreux à avoir succombé à ce journalisme adolescent qui se gavait de certitudes et n’accordait aucune place au doute. Nous avons tous été, pendant un temps, otages de nos emportements, théoriciens de l’arrogance, parfois adulateurs du maquereautage politique, ennemis personnels de la vérité, ses Antéchrist même. Mais, aujourd’hui que nous approchons d’une certaine grâce de l’âge dont on dit qu’elle dispense enfin de l’obligation d’être sot, pourquoi s’obstiner à toujours témoigner de cette assurance excessive dans des débats cruciaux qui font appel à l’intelligence et à la rigueur plutôt qu’au reflexe du panégyriste ?  Au lendemain de la diffusion du documentaire sur France 3, nos amis eurent l’allégresse prompte et la jubilation facile, exultant à propos d’une « révélation explosive » qui n’en était sans doute pas tout à fait une. Dans leur enthousiasme débordant, ils ont oublié, en effet, que les chefs islamistes ont toujours reconnu la responsabilité du GIA de Zitouni dans l’assassinat des sept moines. Mais pour ajouter, aussitôt, que le dit Zitouni était sous l’influence des services algériens ! Dans le documentaire de Malik Aoudia et de Séverine Labat, Ali Benhadjar n’a ainsi fait que répéter ce qu’il avait déjà dit en 1997 http://www.algeria-watch.org/farticle/tigha_moines/benhadjar.htm « Lorsque se produisit la dérive du GIA sous la conduite de Zitouni manipulé par les services de sécurité avec des fetwas et des directives aberrantes, ils annulèrent nos engagements et dévièrent de notre voie en rendant licite le sang, les biens et l’argent de ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux. Il n’y a pas à s’étonner si ces valets honteux en arrivèrent à enlever les moines et à les tuer » Le film de n’apporte donc pas vraiment d’éléments nouveaux, sauf que le sieur Benhadjar a omis de réitérer que Zitouni avait agi sous influence du DRS. Comment expliquer cette distraction ? Je ne vois que la sournoiserie, n’osant pas imaginer la censure  

Oui, vu sous cet angle, le film de Malik Aït Aoudia et Séverine Labat, est à l’exact opposé du Charbonnier qui, lui, ne prétendait rétablir aucune autre vérité que celle du cinéma. C’est, du moins, ce que l’on retient de l’émouvant livre que lui consacre Boudjema Kareche, L’héritage du charbonnier,  « le livre à voir », nous dit Ghada Hamrouche, ma petite reporter préférée au Matin, petite femme effacée que je voyais mûrir dans la perplexité, aujourd’hui rédactrice en chef d’un quotidien que Kheireddine avait bâti sur le doute avant de nous quitter et de le laisser orphelin d’une incertitude. Peut-être est-elle faite pour ce journal elle qui a trop douté d’elle-même, de ce doute de soi dont je souhaite pour elle qu’il ne se limitera pas à l’humilité et qu’il prendra assez vite la forme la plus exaltée, presque délirante de l’orgueil, celle-là qui caractérisa Kheireddine, c’est à dire croire et douter à la fois, douter par une répulsion de sa propre intelligence. Alors oui, « un livre à voir », façon de rappeler que Boudjemaâ est l’enfant du cinéma et que, gagné aujourd’hui par une cécité quasi-totale, il a troqué le réflexe, communément humain, de regarder vivre les hommes contre le privilège divin de seulement les sentir. Les sentir douter, parfois espérer, souvent se chercher. C’est pourquoi il faut lire et écouter Boudjemaâ : il ne raconte pas l’existence qui s’affiche sous nos yeux, mais celle, authentique, qu’il traverse dans le noir de sa solitude. C’est cette existence-là qui obsède les créateurs, de Zinet à Beloufa, et donc de Bouamari. Une vie dans Alger que lui seul, Boudjemaâ sait encore évoquer, parce qu’Alger ne se visite pas, il n’y a jamais rien à y voir, Alger se surprend, se pénètre. Alger se devine ! Elle se devine à un parfum, à une glycine têtue, à un bruissement, à ses fontaines imperturbables, à sa menthe obstinée, à ses putains désespérées, oui, écoutez-le raconter Alger, l’Alger qui se capte à un vertige andalou, à une dernière prière de la dix-huitième mosquée et vous saurez pourquoi la cité n’est jamais aussi belle que dans ses tourments. C’est ainsi qu’Alger en est venue à forcer les hommes au génie.  Le génie dont parle Boudjemaâ, c’était celui de faire du cinéma sous Boumediene et le parti unique sans s’abandonner aux créations plates et démagogiques, insultes à l’homme et ses espoirs les plus hauts. C’est à cela pourtant, que semble vouloir nous contraindre aujourd’hui Madame Toumi dont je ne désespère pas qu’elle réalise un jour que s’occuper de la culture d’un peuple, c’est-à-dire de sa mémoire, de sa conscience collective, de sa continuité historique comme a dit un grand esprit, de son mode de penser et de vivre, s’occuper de la culture d’un peuple ce n’est pas la régenter, c’est tenter de la frôler dans sa gravité. La plus impardonnable façon de trahir, c’est de vouloir soumettre la liberté à la culture et la culture à la liberté.  Du temps de la dictature, nous eûmes une mère, Nedjma, parce que des esprits clairvoyants ont frayé un chemin à la création dans le ventre hideux du système autoritaire. Des artistes ont pu ainsi s’évader à l’intérieur de l’imaginaire d’un peuple, nous laissant Nahla, Tahia ya Didou et, bien entendu, Le charbonnier. Aujourd’hui, à l’époque de la supposée démocratie, sous un gouvernement qui a peur de sa propre société, il n’y a plus de place que pour des prestataires cinématographiques, sous l’ombre de quelques pâles apostrophes de Femmes savantes, sans Molière pour caricaturer ces nouveaux personnages solidement sots  qui confondent des impressions primitives, naïves, avec l’authenticité et qui appellent leurs opinions « convictions ». Le nouveau pouvoir a compris qu’à elles deux, la culture et la liberté, imposeraient leur loi, l’une parlant pour l’autre, et qu’à l’inverse, séparées, elles seraient progressivement réduites à rien. C’est pour cela que Nedjma n’enfante plus.

C’est ainsi qu’on est venu à oublier même la saison des mimosas. Impardonnable.

Eh bien oui, c’est aussi cela l’héritage du charbonnier.

C’était 25 ans avant l’assassinat des moines.

Auteur
Par Mohamed Benchicou

 




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