Dans les tréfonds de bien des nations existent des blessures vives, ensevelies sous le poids du silence, parfois institutionnel. En Algérie, cet oubli forcé est institué de par la loi. Une loi scélérate qui interdit toute discussion sur les douleurs de la période de l’insurrection islamiste.
Rien n’est plus néfaste qu’une amnésie organisée, promue par des lois qui vont bien au-delà de la restriction des libertés et de la réduction au silence des voix dissidentes. Briser ce mur de l’oubli est non seulement un acte courageux, mais un impératif historique, moral, et profondément humaniste.
Les récits des Saada Arbane – ces figures emblématiques ou anonymes, témoins de l’oppression et de l’injustice – doivent être mis en lumière. Leur mémoire doit être recensée, préservée, publiée et transmise, car c’est dans ces témoignages individuels que réside la clé de la libération collective. À travers les souffrances personnelles, se dessine notre identité commune. Ces épreuves constituent autant de témoignages accablants, des pierres angulaires pour confronter les auteurs de ces crimes, quels que soient leurs auteurs, leurs statuts ou leurs privilèges. L’essentiel est que la parole soit donnée aux victimes et que leurs témoignages soient écoutés et entendus.
L’urgence d’un mécanisme de justice transitionnelle
Le déni institutionnel ne saurait perdurer indéfiniment. En Algérie, la société devra tôt ou tard s’engager sur le chemin, certes ardu, mais incontournable de la justice transitionnelle, notamment concernant les atrocités commises durant la confrontation avec l’islamisme. Ce chemin exigeant est essentiel pour réparer les déchirures de la société et rebâtir sur des fondations solides. Ce processus ne consiste pas uniquement à juger les responsables – bien que cette étape soit fondamentale – mais également à réhabiliter les victimes, à leur rendre leur dignité et à les inscrire dans l’histoire collective de manière légitime.
Cette justice ne saurait se limiter aux prétoires. Elle exige un dialogue soutenu avec la société civile et, en particulier, avec les artisans de la mémoire : écrivains, cinéastes, poètes, musiciens. Ces créateurs ont une responsabilité immense, celle de saisir ce qui dépasse souvent la portée des tribunaux : la formation d’une conscience collective éclairée, ancrée dans la vérité historique.
La puissance de la mémoire dans la création artistique
Les récits individuels constituent des graines, et l’art est le terreau où elles peuvent éclore pour devenir une mémoire collective vivante. La littérature, le cinéma et la musique ne sont pas de simples miroirs de la réalité : ils la transcendent, la rendent palpable, bouleversante et inoubliable. À travers un roman, un film ou une chanson, les Saada Arbane sont plus des statistiques anonymes. Elles deviennent, ils deviennent, des visages, des voix, des âmes qui interpellent chaque spectateur, chaque lecteur, chaque auditeur.
Cependant, cette œuvre de mémoire doit être accomplie avec une rigueur éthique irréprochable. Les créateurs ne doivent pas céder aux tentations du sensationnalisme ni recourir à des simplifications intéressées. Leur mission est de rendre justice à la complexité des faits tout en capturant leur essence. Ils doivent susciter l’émotion, favoriser la compréhension et, surtout, encourager l’action. Leur travail doit être guidé, avant tout, par le respect des victimes.
La justice et l’art : un tandem pour la reconstruction
La justice, isolée et limitée par sa propre logique, ne peut guérir les blessures à moins de s’intégrer dans une dynamique sociale plus large. Sans la contribution des créateurs et sans un effort collectif de mémoire, l’œuvre des tribunaux, lorsqu’elle se réalisera, restera inachevée. Quelle valeur peut avoir la justice si elle n’est pas soutenue par une prise de conscience collective ?
L’enseignement de ces récits, leur intégration dans les programmes scolaires, est une étape cruciale. Juger les responsables et réhabiliter les victimes est nécessaire, mais transmettre ces leçons aux générations futures est tout aussi fondamental. Seule une société consciente de son passé peut espérer ne pas reproduire les mêmes erreurs.
Une responsabilité universelle
La lutte contre l’amnésie institutionnalisée ne concerne pas uniquement les victimes directes ou leurs descendants. Elle interpelle chaque citoyen, chaque être humain épris de justice. Lorsque des lois restrictives érigent l’oubli en devoir, c’est toute l’humanité qui vacille. Transgresser ces lois, briser le mur du silence, n’est pas seulement un acte de rébellion : c’est un acte de survie culturelle et spirituelle.
De là, il est impératif de mobiliser la création littéraire, le théâtre, le cinéma ou toute autre forme d’expression artistique afin de donner une voix, une tribune, une immortalité aux victimes. Ce travail doit être absolument irréprochable, empreint de rigueur et de respect pour les faits historiques. Lorsque viendra le temps – et ce moment viendra – où les mécanismes de justice transitionnelle seront activés, nous disposerons des fondations nécessaires pour reconstruire : des récits authentiques, une conscience collective éveillée, et une détermination inébranlable à ne plus jamais céder à l’oubli.
La véritable justice ne consiste pas seulement à punir les coupables, mais surtout à offrir aux victimes ce qui leur a été si longtemps refusé : une existence reconnue, une mémoire respectée, et une place légitime dans l’histoire. Cela signifie qu’aucune victime ne devrait plus craindre d’être stigmatisée, et que chaque personne qui décide de témoigner devrait être assurée, à l’avance, de la compréhension et du soutien de tous.
Le reste est question de faits divers.
Mohand Bakir