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Camus a-t-il vraiment écrit qu’il fallait « fusiller Sartre » ?

Camus et Nicolas Chiaromonte

À l’occasion de l’anniversaire de la mort d’Albert Camus (4 janvier 1960), je souhaiterais faire justice d’une mauvaise rumeur lancée il y a quelques années dans notre pays par celui qui reste, malgré ses excès polémiques, l’une des hautes figures vivantes des lettres algériennes : Rachid Boudjedra.

Elle s’est notamment exprimée en janvier 2016 lors de la tenue à Alger pour le 60e anniversaire de l’« Appel pour une trêve civile en Algérie » d’une journée d’étude sur ce qui fut l’ultime initiative partagée de frayer la voie, par une décrue concertée de la violence, à une issue négociée du conflit algérien[1]. Publiée le 14 janvier dans TSA sous le titre « Camus, encore ! », cette tribune affirmait :

Cet appel avait été condamné et rejeté par le FLN, […] et Camus repartit chez lui, bredouille et dépité. Depuis il s’est mis du côté des Guy Mollet et des Robert Lacoste. Et dès cet échec, il devint un « méchant » défenseur de l’Algérie française. Une preuve irréfutable de la mauvaise foi (politique) de Camus fut sa correspondance avec le poète René Char, publiée en 2014 par les Éditions Gallimard. On y découvre un Albert Camus carrément opposé à l’indépendance algérienne, hargneux et haineux de tous ceux Algériens et Français qui se battaient pour l’indépendance de l’Algérie. Les deux compères avaient pour cible commune : Jean-Paul Sartre qui se battait lui du côté des Algériens. Dans une lettre du 17 novembre 1958, Camus écrivait à Char : « Sartre recommence ses saloperies et organise un meeting pour l’indépendance de l’Algérie ! Cet homme est à fusiller pour haute trahison ! »

S’agissant de l’attitude du FLN, il suffira de rappeler que la conférence du 22 janvier 1956, vivement contestée par les militants « Algérie française », s’était tenue sous la protection de son service d’ordre et que le comité qui en avait porté l’initiative comportait, du côté algérien, notamment avec Amar Ouzegane, Mohamed Lebjaoui et Abderezak Chentouf,  une majorité de responsables algérois qui avaient déjà discrètement rallié l’organisation indépendantiste et étaient mobilisés dans la préparation de ce qui sera la plateforme de la Soummam. Quant à Guy Mollet, désigné à la tête du gouvernement à la fin janvier, et à Robert Lacoste alors nommé « ministre résidant », ils s’empressèrent d’empêcher, au profit d’une politique de guerre à outrance, que toute suite soit donnée à l’appel du 22 janvier. Celui-ci avait d’ailleurs été conçu alors que la victoire électorale du « Front républicain » laissait plutôt espérer que Pierre Mendès France (qui, en 1954, avait conclu la paix en Indochine et ouvert la voie à l’indépendance du Maroc et de la Tunisie) revienne à la présidence du Conseil.

Quant à l’accusation contre Camus « fusilleur » de Sartre, elle remonte au moins à un entretien avec Fayçal Métaoui, publié le 15 novembre 2014 dans El Watan, où Boudjedra élargissait sa dénonciation à « une trentaine » de lettres  où, selon lui, Camus et Char «exprimaient une violence anti-algérienne, anti-indépendance de l’Algérie ». À la fin de cette même année, sur la chaîne de langue arabe El Khabar, il imputait même à Albert Camus une demande formelle de condamnation à mort de Sartre et de tous les «anticoloniaux »[2]. L’écrivain a en outre réitéré son accusation par la suite sur la chaîne Echorouk News[3], de nouveau en présence de Métaoui : « Dans sa correspondance avec un grand poète, René Char, il a écrit, en réaction au soutien de Sartre pour l’indépendance de l’Algérie et son opposition à l’armée française qu’ »il faut le fusiller. Il faut fusiller Sartre et ses copains » ».

Le malheur est cependant que, comme un abonné de Médiapart l’avait souligné dès janvier 2016, la lettre à Char, citée par Boudjedra comme une « preuve irréfutable », n’existe simplement pas. Outre que cette correspondance n’a pas été « publiée en 2014 » mais en 2007, il n’y figure en effet aucune missive datée du « 17 novembre 1958 » ou comportant un appel à « fusiller Sartre ». Quant à la « trentaine de lettres, au moins » qu’y ajoute le polémiste, elles n’y figurent pas davantage : sur les quelque quatre-vingt missives de la période 1954-1959, les rares qui touchent à la politique expriment l’opposition des deux hommes à la répression d’alors en URSS ou en Hongrie. L’unique lettre de Camus  sur la situation algérienne (lettre n° 123) date du 5 novembre 1955, c’est-à-dire de la période suivant l’offensive du 20 août opérée par l’ALN, et évoque la formation alors proposée par Sartre et d’autres intellectuels d’un Comité contre la guerre d’Algérie

Pour faire oublier la lettre imaginaire du 17 novembre 1958 et la trentaine d’autres qui n’existent pas davantage, Boudjedra s’empare de cette dernière missive dans son pamphlet Les Contrebandiers de l’histoire paru en 2017[4],  mais c’est pour y ajouter des éléments de son cru (que nous faisons apparaître ci-dessous en italiques) et en supprimer d’autres qui sont importants (ci-dessous soulignés) :

Vous avez raison, mon cher René, de refuser ces actions insensées de Sartre. J’ai refusé moi aussi de signer ce manifeste délirant qui joue le défaitisme et la lâcheté. J’ai dit simplement que je n’avais aucune confiance dans ceux qui en prenaient l’initiative. Le chemin de l’histoire, pour nous aujourd’hui, passe entre l’esprit d’injustice et l’esprit de démission. La France a oublié que la justice est une force, avant tout, que l’intelligence est rigoureuse ou n’est rien. […] Ma mère est malheureuse là-bas et je crois qu’il faudrait l’installer avec nous; dans un pays qui ressemble au sien, et où elle puisse échapper à la peur que fait régner le FLN là-bas[5].

Vous avez dit  « contrebandier » ? Ici, on peut en juger,  ce sont les ajouts et suppressions opérés pour les besoins de la polémique qui transforment grossièrement un texte tout de prudence et de recherche d’une position d’équilibre en une charge contre Sartre et le FLN, sans réussir pour autant à lui faire exprimer cette « violence anti-algérienne, anti-indépendance de l’Algérie »  qui lui est prêtée. Pour ajouter une touche d’extravagance à ce qui se veut une démolition morale de Camus, Boudjedra croit en outre devoir lui reprocher que « bizarrement », s’il se soucie du sort de sa mère âgée, il «n’évoque jamais sa sœur unique, retardée mentale, sourde et muette ». Humour pénible ou vrai cafouillage ? A vrai dire, la seule chose « bizarre » ici reste qu’il est bien connu que Camus n’a jamais eu aucune sœur[6]

Indépendamment même de ces divagations, l’accusation de « fusilleur » était d’emblée dénuée de toute vraisemblance s’agissant d’un homme qui, sa vie durant, a combattu toute peine de mort et exprimé sa prévention contre l’assassinat comme mode d’action politique. Elle est d’autant moins crédible que son auteur la situe à la fin de l’année 1958. Moment où, après avoir publié Chroniques algériennes, l’écrivain s’estima lui-même réduit au silence par la violence des attaques que lui avait values sa conviction qu’une issue à la domination coloniale se devait de ne faire injustice ni à la grande masse des colonisés, ni à la minorité européenne désormais native de cette même terre. Albert Camus, loin d’y appeler à « fusiller » ses adversaires, y mettait tout à l’inverse en cause cette mortifère « méchanceté française » :

Depuis vingt ans, particulièrement, on déteste à ce point, chez nous, l’adversaire politique qu’on finit par tout lui préférer, et jusqu’à la dictature étrangère. Les Français ne se lassent pas apparemment de ces jeux mortels. […] Et, personnellement, je ne m’intéresse plus qu’aux actions qui peuvent, ici et maintenant, épargner du sang inutile, et aux solutions qui préservent l’avenir d’une terre dont le malheur pèse trop sur moi pour que je puisse songer à en parler pour la galerie.

« Épargner du sang inutile » : la formule visait l’action, discrète mais sans relâche, que Camus poursuivra dès lors pour tenter d’éviter l’exécution des condamnés algériens, même s’il redoutait que l’avenir de leur combat n’assure pas la protection pluraliste des minorités à laquelle il était attaché. L’on peut bien sûr estimer que la « solution » fédéraliste qu’il préconisait alors n’était plus guère réaliste devant la profondeur du mouvement qui conduisait vers l’indépendance. Mais plutôt que de l’accuser de manière calomnieuse de souhaiter l’élimination physique de « Sartre et ses copains », on ferait mieux de faire connaître la dernière lettre, bien réelle celle-ci, qu’il a envoyée le 19 novembre 1959 à l’écrivain italien antifasciste, Nicola Chiaromonte, soutenant sans réserve la perspective du « droit à l’autodétermination pour les habitants de l’Algérie » :

J’ai bon espoir pour l’Algérie. J’approuve entièrement la déclaration de De Gaulle et suis sûr qu’elle a ouvert et indiqué la bonne voie. Ce qu’on peut faire de mieux maintenant est de l’aider à rentrer dans les faits en faisant comprendre aux excités et aux irresponsables que cette méthode est la seule possible – ni en deçà, ni au-delà[7].

S’il est regrettable que l’écrivain n’ait pu, avant sa mort, rendre publique cette position, celle-suffit à faire justice de la caricature infamante de l’écrivain en « fusilleur » et « méchant défenseur de l’Algérie française ».

Nous vivons aujourd’hui dans le siècle du ressentiment. Soulignons simplement ô combien Camus, avec ses limites, ses aveuglements et ses zones d’ombre, était un homme sans-ressentiment.

Faris Lounis, journaliste indépendant.

P.-S. Le portrait accolé à celui de Camus est le portrait de son ami penseur et antifasciste italien, Nicolas Chiaromonte. A notre connaissance, et comme cette contribution le précise, c’est probablement l’un des derniers proches de Camus auquel ce dernier a exprimé, en privé, une position politique sur la question algérienne et son devenir, celle du soutien total et de l’approbation inconditionnelle du « droit à l’autodétermination pour les habitants de l’Algérie », et cela sans distinction de religion, de communauté et de statut juridique.  C’est en tout cas le dernier message, un message juste et démocratique, dont témoigne une lettre Vraie qui vient battre en brèche les fausses « vérités » consignées dans des lettres Imaginaires.

Notes

[1]     Les actes de cette journée sont accessibles en ligne sur le site https://glycines.hypotheses.org/

[2]  Émission « Invitation spéciale », https://www.youtube.com/watch?v=epqIdx0T-9.

[3]  Source : https://www.youtube.com/watch?v=k0ZVlC-wm8M.

[4]     En la datant d’ailleurs faussement du 5 octobre 1955.

[5]     Lettre authentique, Correspondance Camus- Char, coll. « Folio », p . 163-164, version Boudjedra, Les Contrebandiers de l’histoire, éditions Frantz Fanon, 2017, p. 56.

[6]     Ce qui n’empêche pas le polémiste, à la page suivante, de l’accuser à nouveau de n’avoir pas évoqué, lors de la remise du prix Nobel,  « le sort de cette sœur cachée, parce qu’elle était débile mentale » !

[7]     Correspondance Camus-Chiaromonte, Gallimard, 2019, p. 198.

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