« Mieux vaut tard que jamais », dit le proverbe. Et pour une fois, l’adage colle parfaitement à la situation. Après des années de laxisme, de tolérance aveugle — voire de complicité tacite — face à des programmes télévisés qui ont longtemps fait de la crédulité populaire un fonds de commerce, l’Autorité nationale indépendante de régulation de l’audiovisuel (ANIRA) semble enfin décidée à sortir de sa torpeur.
Dans un communiqué publié ce samedi, l’ANIRA a exprimé sa « grande inquiétude » et son « profond mécontentement » face à « la recrudescence de pratiques médiatiques non professionnelles, qui portent atteinte à la conscience des citoyens et sapent les efforts nationaux visant à lutter contre la sorcellerie, la superstition et la propagation de croyances infondées ». L’Autorité a ainsi désigné trois chaînes privées — Ennahar TV, Echorouk News TV et El Hayat TV — qu’elle accuse d’avoir franchi une ligne rouge.
Le constat dressé par l’ANIRA est sans appel : ces programmes « ne constituent pas seulement une insulte à l’intelligence des téléspectateurs, mais relèvent également de pratiques sanctionnées par la loi n°23-20 encadrant l’activité audiovisuelle, notamment son article 32, qui impose le respect des règles professionnelles, de la déontologie journalistique, et interdit toute utilisation de la religion à des fins contraires à l’esprit de cette activité ». En clair, les chaînes incriminées ont sciemment diffusé des contenus qui promeuvent des concepts « non fondés scientifiquement », véhiculant des discours empreints de superstitions, souvent sous couvert de spiritualité ou de pseudo-sciences.
En réalité, ce n’est un secret pour personne : certaines chaînes télévisées ont fait du sensationnalisme leur principal carburant. Quitte à abandonner toute rigueur intellectuelle ou tout respect des standards journalistiques. Hypnose de bazar, invocations douteuses, guérisseurs autoproclamés : autant de spectacles mis en scène pour « exploiter de manière flagrante les souffrances des citoyens dans le seul but d’augmenter l’audience », dénonce l’ANIRA.
Mais que dit ce phénomène de l’état de notre paysage médiatique ? D’abord, qu’il est affligé d’un déficit criant de professionnalisme. L’ANIRA pointe du doigt « l’absence de préparation journalistique sérieuse et la faiblesse des qualifications académiques et professionnelles de certains animateurs, qui se permettent de traiter des sujets sociaux sensibles en recevant des invités gratifiés de titres douteux, sans vérification de leur crédibilité réelle ». Ensuite, qu’il est symptomatique d’un vide éditorial profond, comblé à coups de recettes faciles et de spectacle à bas coût. Enfin, qu’il exploite, sans vergogne, la vulnérabilité psychologique de certains téléspectateurs, notamment en période de crise.
Il est légitime de s’interroger : pourquoi cette réaction ne vient-elle que maintenant ? Pourquoi avoir laissé proliférer si longtemps de telles dérives sous les yeux d’un public de plus en plus perméable au faux et au douteux ? La réponse tient peut-être dans le déséquilibre chronique entre la liberté d’expression — à laquelle nul ne saurait s’opposer — et l’absence d’une véritable culture de la responsabilité dans l’espace médiatique.
Si l’intervention de l’ANIRA marque un tournant, encore faut-il qu’elle soit suivie d’effets concrets. Un simple avertissement, fût-il ferme, ne suffira pas à rétablir la crédibilité des médias ni à assainir durablement le contenu audiovisuel. Il est impératif que cette régulation s’accompagne d’une réflexion structurelle : formation des professionnels, éducation aux médias, responsabilisation des producteurs de contenu, et surtout, application rigoureuse de la loi.
Car au-delà des chaînes incriminées, c’est l’ensemble du paysage audiovisuel privé algérien qui semble orienté non pas à « fabriquer » un citoyen conscient, responsable et doté d’un esprit critique, mais plutôt à « crétiniser » les esprits, en entretenant la peur, les croyances irrationnelles et une lecture malsaine de la religion. Une dérive culturelle et éducative, aux conséquences potentiellement graves, comme le souligne à juste titre l’ANIRA.
Samia Naït Iqbal