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Ce qu’Erdogan veut boycotter réellement

COMMENTAIRE

Ce qu’Erdogan veut boycotter réellement

« Lumières et ombres. – Les livres et les écrits diffèrent selon les différents penseurs : l’un a rassemblé dans son livre les lumières qu’il a su ravir promptement aux rayons d’une connaissance qui s’est mise à flamboyer pour lui, et qu’il a su s’approprier ; un autre ne restitue que les ombres, les images en gris et noir de ce qui s’édifiait dans son âme le jour précédent. » Nietzsche, Le Gai Savoir, Livre premier, § 90.

« Il faudra discerner : l’islam n’est pas l’islamisme, ne jamais l’oublier, mais celui-ci s’exerce au nom de celui-là, et c’est la grave question du nom ». Jacques Derrida et Gianni Vattimo, La Religion, Paris, Seuil, 1996 p.14.

Dans une série de conférences prononcées entre 1941 et 1962, regroupées par la suite dans Nihilisme et politique, Leo Strauss a tenté de développer des réponses à des questions qui tournaient autour du mobile ultime qui sous-tend le nihilisme allemand – à l’origine non-nihiliste, de la situation dans laquelle ce mobile non-nihiliste conduit à des aspirations nihilistes et enfin, de caractériser et définir complètement le nihilisme allemand.

Dans la première conférence de Nihilisme et politique intitulée Sur le nihilisme allemand, Leo Strauss écrit ceci : « Le nihilisme pourrait signifier : velle nihil, vouloir le rien, la déconstruction de tout, y compris de soi, et par conséquent principalement une volonté d’autodestruction. […]. Le fait est que le nihilisme allemand n’est pas un nihilisme absolu, le désir d’une destruction totale, y compris la sienne, mais un désir de la destruction de quelque chose  de précis : la civilisation moderne.».

Comme les nihilistes allemands dont parle Leo Strauss dans ses conférences, Erdogan, le sultan néo-ottoman, muni d’une haine abyssale envers l’Occident, veut détruire ses valeurs, son système éducatif laïc et sa presse satirique. Derrière ses récentes sorties médiatiques, incisives et très critiques envers Emmanuel Macron, Erdogan n’a présenté qu’une seule volonté : faire table rase de la laïcité française, surtout dans l’école, afin de pouvoir accomplir le projet de l’islamisation (et de réislamisation) massive des européens issus de culture musulmane.

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Boycotter l’école laïque. En bon sultan néo-ottoman, Erdogan lance une inquisition ressentimenteuse contre l’école française qui veut émanciper ses élèves du joug des imams et des directeurs de consciences. Le boycott des produits français n’est que l’avatar de l’inquisition néo-ottomane, d’inspiration islamo-wahabite, visant à faire des Français d’origine turque, et des Français de culture musulmane de manière générale, avant tout, des musulmans (d’obédience intégriste de préférence) et non des citoyens français.

Erdogan ne veut pas d’une école républicaine qui forme des citoyens éclairés et pas facile à gérer. Dans la figure du bon pasteur sémite et ses brebis égarées, Erdogan veut arracher les Français de culture musulmane des « jougs de la laïcité française, oppressante et raciste envers les musulmans et leur Prophète ». Le sultan néo-ottoman, derrière son acharnement contre Emmanuel et Charlie Hebdo, se présente, dans la nébuleuse médiatique, comme le leadership de l’internationale islamiste qui se lance, via la pleurnicherie médiatique nauséabonde qui dure depuis l’annonce de la fameuse « loi sur le séparatisme », à la conquête d’une légitimation politique au sein de la  diaspora musulmane de France, d’Europe aussi.  

Dans L’Art de la guerre idéologique, François-Bernard Huyghe explique que les idéologies sont par nature expansionnistes. Leurs tenants ont toujours cherché, cherchent et chercheront encore, les recettes pour conquérir les cerveaux. Si, par exemple, la publicité cherche à susciter de la conviction et de l’approbation, par exposition maximale aux messages les mieux calibrés, l’idéologie, au contraire, aspire à changer des mentalités et faire du Nous. C’est « Nous les musulmans, avec notre sultan néo-ottoman Erdogan ».

Le pouvoir des idées, comme les autres, est soumis à conflits, croissance et déclin. « Je suis contre les caricatures de Charlie Hebdo, donc j’existe », « Moi, Erdogan, je défends la cause des musulmans insultés par la France et ses journalistes, donc j’existe, donc j’ai le droit de parler à leur place, donc j’ai le droit de décider du licite et de l’illicite ». 

Dans un récent article paru par l’hebdomadaire Le Point, l’anthropologue et chargée de recherche au CNRS, Florence Bergeaud-Blackler, explique que les attaques et pressions islamistes contre l’école républicaine et laïque « font partie d’une stratégie assumée, destinée à soustraire les enfants musulmans européens de l’école publique. Une stratégie définie et assumée par les islamistes ».

Florence Bergeaud-Blackler ajoute que cette stratégie « a pour objectif d’édifier la personnalité de l’être musulman » et qui doit prodiguer une protection contre « l’invasion et l’aliénation culturelles », « garantir la sécurité culturelle et l’immunité nécessaire au développement de la personnalité du musulman », selon le très officiel document de l’Organisation islamique pour l’éducation, les sciences et la culture (Isesco), l’équivalent de l’Unesco pour l’Organisation de la coopération Islamique (la version panislamique de l’ONU). (Ce texte intitulé L’Action islamique culturelle à l’extérieur du monde islamique a été publié à Doha, Qatar, en 2000, l’un des principaux bailleurs de fonds de la mouvance dans le monde…)».

L’islamisme est une idéologie politique, de type antimoderne, qui s’appuie sur un patrimoine religieux très faible de l’islam, omettant ainsi son versant civilisationnel, pour ne garder que le projet utopique, qui n’aboutira jamais, d’une conquête planétaire, le Califat, qui détruira ce qu’il hait le plus au monde, et qui le fascine au même temps : l’Occident. 

Florence Bergeaud-Blackler conclut son article du Point par un propos très pertinent, qui historicise la naissance de cette idéologie conquérante qui est l’islamisme : « Ceux qui ont décapité un professeur, ou ont souhaité sa disparition physique ou sociale, ne l’ont pas fait par réaction, mais par conviction qu’il faut abattre l’Occident pour que l’Islam existe. L’École est leur ennemi, car elle donne les outils pour déconstruire cette maladie de l’islam, issue de la poussée totalitaire du début du XXe qui a aussi donné naissance au nazisme et au communisme.».

La haine du journalisme. La figure du journaliste blasphémateur et libre d’esprit est cauchemardesque pour Erdogan. Lui qui emprisonne et torture tout ce qui bouge, qui parle et écrit ne peut guère supporter que « les blasphémateurs » de Charlie Hebdo puissent dessiner son prophète impudiquement (parce que c’est son prophète à lui, seul), porter atteinte à la religion dont il est le porte-parole mondiale et heurter le sentiment des musulmans, de par le monde, dont il est prétendument le protecteur moral.

Erdogan ne peut absolument pas supporter aussi qu’Emmanuel Macron entreprenne une action ferme, une action législative qui vise à sauver l’école française et ses élèves de l’influence islamiste néfaste qui la gangrène depuis des décennies. Barrer la route à l’islamisme en France, et surtout dans l’école, c’est barrer la route aux imams-prédicateurs d’Erdogan. Naturellement, porter atteinte au pouvoir des islamistes en France, c’est casser les rames de la machine de guerre islamo-œcuménique. 

Bien sûr, Erdogan ne va pas annoncer les choses directement et brutalement. Il va se servir, en revanche, de l’habituelle rhétorique victimaire et ressentimenteuse qui construit (et construira toujours), ad vitam aeternam, la figure du musulman-martyr-opprimé à cause de sa foi et de ses origines.

Par qui ? Par l’ex-colonisateur, blanc et ancien chrétien, devenu laïc et persécuteur de religions et de religieux, en particulier l’islam et les musulmans. 

Erdogan, parlant de la « santé mentale » d’Emmanuel Macron à deux reprises, n’a aucunement songé un instant à sa « santé mentale », quand, par exemple (et il existe des centaines d’exemples, voire des milliers),  l’avocate et militante pour les droits de l’homme en Turquie, Ebru Timtik,  a rendu l’âme suite à sept mois de grève de la faim.

Etant condamnée, suite un « procès inéquitable », à plus de 13 ans de détention l’an dernier, pour « appartenance à une organisation terroriste », Ebru Timtik a entamé sa grève de la faim, dans l’espoir d’obtenir un « procès équitable ».

Au final, le seul « procès équitable » dont elle a pu bénéficier, c’est la mort qui l’a libéré des jougs de l’autoritarisme de la « justice » turque. Dans le dictionnaire d’Erdogan, cela s’appelle « vertu, humanisme, voire universalisme ». Que faire d’une femme avocate (c’est-à-dire émancipée), militante (c’est-à-dire refusant toute forme de soumission), féministe (donc une occidentale), d’obédience marxiste-léniniste (donc athée) ? La laisser s’éteindre silencieusement, en prison, c’est déjà une preuve de « clémence, de pureté d’âme, de grandeur d’esprit ». 

Stratégie. Comme l’a très bien noté François-Bernard Huyghe dans L’Art de la guerre idéologique, les idéologies demeurent en compétition, non seulement pour gagner plus de croyants, ou diminuer le nombre d’opposants, mais, aussi, pour viser l’acquisition des centres d’autorité spirituelle et communicationnelle : « il faut toucher l’université ou les médias, faire école ou faire mode, imposer son vocabulaire, criminaliser l’adversaire dans le débat public, etc. Il faut atteindre les centres d’autorité et phagocyter les autres croyances, exploiter les voies et les moyens de la lutte pour les cœurs et les esprits.».

Derrières ses litanies anti-françaises et anti-Charlie, Erdogan, en déshérence électorale et en quête de légitimation politique – au nom de Dieu et de son Prophète, se lance d’une stratégie médiatico-politique, consistant à occuper l’attention de ses fidèles par des discours visant à délégitimer et discréditer ses adversaires : Emmanuel Macron, Charlie Hebdo, les laïcs, etc.  Son idéologie a besoin d’une balistique, des munitions pour combattre les idées adverses et viser juste. 

La récente controverse médiatique, provoquée à la fois par la republication des caricatures de Charlie Hebdo et de la décapitation de Samuel Paty, a permis à Erdogan de surgir sur l’avant-scène médiatique mondiale, en gloire, afin de sauveur l’«honneur des musulmans », « victimes du racisme français, de l’islamophobie des athées et des laïcs » : le sultan néo-ottoman propose à ses ouailles une révolte soumise, c’est-à-dire une rétrovolution. 1) révoltez vous contre la laïcité, pas contre l’islamisme ; 2) votre illusion est votre vérité : vous êtes musulmans, le blasphème est interdit en islam, Charlie Hebdo transgresse la loi islamique, donc Charlie Hebdo est islamophobe ; 3) l’Arabie saoudite bombarde les yéménites chiites et laisse des milliers de morts derrière elle. Ce n’est pas grave, elle ne tue que des « chiites » (donc de mauvais musulmans) et ses journalistes n’ont jamais dessiné le « Prophète nu ».

Charlie Hebdo dessine le «Prophète nu » mais n’a jamais tué personne (au contraire, sa rédaction a été décimée par les islamistes en 2015).

Conclusion, Charlie Hebdo est raciste et islamophobe ; 4) tu ne dois point penser par toi-même, tu ne dois point faire un usage libre de ta propre raison. Attends, on va voir monsieur l’imam ou le directeur de conscience, afin qu’il te monte le « bon chemin » du licite et de l’illicite ; 5) moi, descendant et héritier légitime du dernier Califat musulman (l’empire Ottoman), je m’affirme en tant que musulman-suprême pour vous guider sur « mon chemin ». A chacune de mes sorties et déclarations médiatiques, dites seulement « Amen ! », et comme par magie, la gloire musulmane d’antan reviendra. La souillure de Charlie Hebdo sera lavée. 

La France n’est pas une république islamique. Avant de s’en prendre aux islamistes, la presse française a déjà, derrière elle, des siècles de journalisme satirique. La France a combattu, il y a belle lurette, ses propres intégristes, c’est-à-dire l’Eglise chrétienne et ses dévots. Il faut rappeler un exemple parmi tant d’autres : au XVIe siècle, la publication de L’Art de ne croire en rien a valu à son auteur, Geoffroy Vallée, d’être pendu et brûlé en 1574. La presse française se moque de toutes les religions. Si des mosquées existent aujourd’hui en France, c’est grâce à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, c’est grâce à la laïcité.  Les leçons de morale adressées par Erdogan à Emmanuel Macron, sur la prétendue « islamophobie » de la France, sont bien claires : il y a une volonté inébranlable de rétablir le délit de blasphème, au nom de la différence, au nom du respect des autres. Au nom de Dieu, tout court.

Rumination et ressentiment. En 1984, Kant écrit dans Qu’est-ce que les Lumières ? que l’homme doit sortir hors de l’état de tutelle, en se servant librement de son entendement. De quelle tutelle s’agit-il ? De celle des prêtres, des prédicateurs religieux et des imams. Pour Kant, tout homme qui n’use pas librement de sa raison est responsable de son état de minorité face aux prédicateurs religieux, aux directeurs de consciences.

 Suite à ce constat, je dirais que l’état de croyance aveugle comporte une faille dans laquelle gît le ressentiment. Qu’est-ce que le ressentiment ? Il représente pour Max Scheler : «L’expérience et la rumination d’une certaine réaction affective dirigée contre un autre, qui donnent à ce sentiment de gagner en profondeur et de pénétrer peu à peu au cœur même de la personne, tout en abandonnant le terrain de l’expression et de l’activité.». Dans Ci-gît l’Amer, la philosophe Cynthia Fleury explique très clairement la dynamique du ressentiment : le terme clé pour comprendre cette dynamique est la rumination, cette chose qui se mâche et se remâche, accompagnée de l’amertume caractéristique d’un aliment mâché et remâché, fatigué par la mastication. Cynthia Fleury ajoute que la rumination est elle-même d’une autre rumination, au sens où il s’agit d’emblée de revivre une « réaction » émotionnelle, qui au départ pouvait être adressée à quelqu’un en particulier. La marche du ressentiment va du particulier au global, avec une grande ampleur. Elle frappe même, par sa force extensive, les individus initialement non concernés par la réaction affective :

« Plus le ressentiment gagne en profondeur, plus la personne est impactée en son sein, en son cœur, moins sa capacité d’agir se maintient, et la créativité de son expression s’affaiblit. Cela ronge. Cela creuse. Et la compensation devient, à chaque relance dudit ressentiment, plus impossible, le besoin de réparation étant à ce point inassouvissable. Le ressentiment nous mène vers ce chemin, sans doute illusoire, mais néanmoins bien âpre, de l’impossible réparation, voire de son rejet.»

La décapitation de Samuel Paty n’a pas assouvi l’amertume générée par le ressentiment religieux. Même le crime n’a rien  réparé. Quant à Erdogan et les princes bédouins d’Arabie, ils ne cessent de mâcher et remâcher, de mastiquer bruyamment et vainement les mêmes discours victimaires, consistant à construire l’archétype du « musulman-ontologiquement-opprimé » par l’ « ontologique-oppresseur-occidental-laïc».

Dans chaque polémique portant sur les caricatures du Prophète Muhammad, on assiste toujours aux mêmes réactions affectives et machinales, visant à agiter le pathos croyant pour lui construire un monde illusoire dans lequel il serait pourchassé, opprimé, détesté, banni de la société. Cette dynamique ne fonctionne que quand la crédulité est forte, certaine, aveugle, prosélyte. 

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Erdogan, les islamistes et les princes bédouins d’Arabie ne pardonneront jamais à l’école laïque française  d’avoir donné naissance à des Kateb Yacine, des Jean Amrouche, des Albert Camus, Mouloud Mammeri, Ferhat Abbas… et la liste est longue ! C’est pour cette raison qu’ils veulent la détruire. Le boycott de « la Vache qui rit » n’est qu’un euphémisme du boycott de la laïcité. 

Faris Lounis

Renvois

 1. Leo Strauss, Nihilisme et politique, trad. Olivier Sedeyn, Paris, Rivages, 2001, p. 35.

 2. François-Bernard Huyghe, L’Art de la guerre idéologique, Paris, le Cerf, 2019, p. 97.

 3. Florence Bergeaud-Blackler, Pourquoi l’école n’en a pas fini avec les islamistes, Le Point,  Publié le 22/10/2020 à 15h00.

4. Florence Bergeaud-Blackler, Pourquoi l’école n’en a pas fini avec les islamistes, Op.cit.,

5. François-Bernard Huyghe, Op.cit., p. 98.

6.Max Scheler, L’Homme du ressentiment (1912), Gallimard, 1933, p. 9. Cité in Cynthia Fleury, Ci-gît l’Amer, Paris, Gallimard, 2020, p. 18.

7. Cynthia Fleury, Ci-gît l’Amer, Paris, Gallimard, 2020, p. 19. 
 

Auteur
Faris Lounis

 




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