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Célébration du 10e anniversaire du décès d’Aït Ahmed : la prière incomprise

Hocine Aït Ahmed

Hocine Aït Ahmed

« La docilité inconditionnelle remplace la rigueur morale, la fermeté idéologique et la compétence. » (1)

Introduction : le bijou fané

« Dans l’histoire, c’est l’action politique, au sens le plus large, qu’Arendt sélectionne comme l’activité la plus humaine parce que la plus libre. » (2)

Quelle est, reprise comme posture d’existence ordinaire, cette valeur qui, malgré les rigidités des temps et les pesanteurs harcelantes du contexte socio-historique, fait de l’Instant un lieu de théorie   par laquelle les autoritaires se défont sereinement ? Gramsci aurait-il produit dans ses carnets de prison de la théorie révolutionnaire ? Rien ne peut remettre en cause les dictateurs qu’un positionnement qui fait de la contre-histoire un ordre qui déconstruit les mythes ambiants pour donner lieu à une idéologie soustraite aux lexiques bourgeois et à un ordre fait de ce que Bourdieu appelle l’intellectuel collectif : nous avons besoin d’une démocratie à laquelle adhèrent tous les Algériens et qui, nonobstant tous les drames connus par le peuple algérien, profite à notre sujet collectif. Une démocratie collective, ni laxiste, ni rigoriste. Une démocratie rigoureuse. Avant d’être policier, musulman ou chrétien, nous sommes Algériens : que les cercles bourgeois dont le décor est loin d’égaler les salons où les Co-Freud ont élaboré leur doctrine, comprennent que l’instant existentiel fragmenté par la dialectique ne résiste pas à la pensée dite pourtant mineure. 

1° Les peurs narguées

A l’action politique à laquelle Ait Ahmed donne lieu, s’opposent les clubs et sectes politiques qui n’assument pas publiquement leurs prétendus engagements. « L’analyste des politiques publiques n’est donc pas un ingénieur de l’appareil bureaucratique, de ses procédures et instruments, qu’il est possiblement censé améliorer, mais un sociologue politique de l’action publique analysant les discours, attitudes et comportements des acteurs concernés, publics et privés, engagés dans des luttes de pouvoir et de cadrage des objectifs et contenus des politiques publiques. » (3)

D’abord, Hocine Ait Ahmed nous explique ce que les Algériens attendaient de l’indépendance. Face au procureur, il explique ce que l’Acte politique doit à la révolution populaire. C’est-à-dire qu’au nom du politique que les abstractionnismes les plus vils ont été évacués de l’agora.  Le stalinisme a orienté le débat vers encore pire qu’une tension, l’autoritarisme qui se cherchait des espaces où la dualité a pris une place de choix en chassant la dialectique. Hocine Ait Ahmed a compris le poids de la fascination ressentie par les masses face l’organisation bureaucratico-policière générée par une modernité où le képi et la vapeur annonçaient l’arrivée des journées où enthousiasme révolutionnaire et mode existentielle se rejoignent pour donner à l’humain la possibilité d’effacer la scène de la horde originaire. Et ceux qui voyaient la violence étoffer les rangs étaient, étranges militants, trop peu nombreux.

La guerre mondiale crache sur les figures des lumières et dément la rationalité. En Algérie, Hocine Ait Ahmed était le seul à nous avertir de la guerre civile. La violence met à nu la fausse sécularisation menée par une gauche vulgairement mondaine et perversement morale, donnant aux salons le droit de dicter aux institutions ce que ces dernières devraient soumettre à la délibération. Le prédicat a blasphémé sans que le code d’honneur soit outré. 

2° Le politique : plus de névrosés !

Ensuite, Ait Ahmed attaque la bourgeoisie à l’ombre de laquelle les vices des sectes politiques ont vu le jour et ont évolué. En pleine recomposition historique, l’Algérie n’a pas pu être pensée par des philosophes et des penseurs qui ont déserté les espaces qui leur ont été accordés. Nous remarquons que le vocabulaire politique a rompu avec l’ordre révolutionnaire qui a été dans ses rangs des parties politiques (organisations, partis et forums, etc.) sans filiation historique.

La notion d’Etat n’est pensée par aucun parti à la lumière de tous les travaux réalisés par les philosophes. Et les groupes de pression, les sectes de séides et les lobbies ont trouvé dans le vide politique institué par le pouvoir le moyen d’élaborer la maquette politique pour générer les faux conflits idéologiques (les tensions) sans penser la société algérienne : les officines de la police politique ont fabriqué des clivages où c’est l’ontique qui le prend à l’historique. D’où une organisation politique qui a donné lieu à une guerre qui devrait s’inscrire dans la mémoire universelle. Des hordes sont nées du rétropédalage des sectes politiques jusqu’à la résurgence de la scène primitive doublée d’un génie pervers auquel nos ainés ont refusé d’adhérer. « Avant d’être destructrice, la haine est donc séparatrice, elle fait apparaître l’autre et l’autre en soi dans une altérité à venir. » (4)  

3° Le génie contre le réflexe

En dernier lieu, c’est la figure de l’intellectuel qui nous intéresse. La bourgeoisie aussi. « Althusser signale un danger : si le parti perd son autonomie, il servira des intérêts tout autres que ceux des masses populaires. Il indique également une solution possible : la politique a pour enjeu l’État, mais elle ne se définit pas en fonction de celui-ci ; le parti participe au gouvernement, mais ne peut jamais être un parti de gouvernement. » (5)  L’Etat sécuritaire que fut la République algérienne avait fait des lettrés une classe politicophobe (pour ne pas dire apolitique). Les écrits littéraires restent muets sur les graves dérapages commis par le pouvoir. Bien que pris par des rêves magiques, les romanciers ont préféré la métaphore à la thèse, le récit au discours.

Or, il se trouve que le rôle de l’intellectuel est échu à des militants politiques qui n’ont jamais affiché des marqueurs bourgeois comparativement aux écrivains qui vivaient tranquillement dans leur pays. Ait Ahmed est acculé à transiger avec ses militants pour esquisser un récit national : la réflexion devient très difficile et très risquée. On a même vu des journalistes l’accuser, à tort, de zaïmisme. Lui, qui consultait tous ceux qu’il considérait comme personnes qui se positionnaient contre l’idéologie officielle et qui avaient une vision libre, était pris pour cible par les organes de presse (étatique et privée) avec une rage et un acharnement horribles. Ait Ahmed produit de la pensée et vit en autarcie par rapport à ses adversaires actionnés par les droites, toutes espèces confondues. Il a su contourner le sort réservé aux écrivains, classés dans la bourgeoisie « apolitique ».

Les hommes de lettres ont été isolés de l’Action politique, laquelle serait, pour la doxa officielle, la propriété de la bourgeoisie. Ait Ahmed reprend son bâton de pèlerin pour semer l’espoir et donner généreusement de la culture populaire aux masses pour les sauver du vide politique qui la mettait dans une perspective suicidaire. Le vide politique prépare les névrosés de la lutte à l’échafaud, eux qui ont la hantise de la disparition du moment politico-révolutionnaire. L’Existence mettra tous ceux qui croient pouvoir lui opposer des refus dans la case des endettés envers la collectivité, car elle ne fait qu’user les militants en les poussant à se défaire de toute œuvre politique et de tout idéal révolutionnaire. 

Conclusion : la vie virée 

Ait Ahmed a tenté de conjuguer son intimité à l’essence collective du peuple algérien : rêver avec ses congénères d’une agora où toutes et tous ont droit à la parole est loin d’être une posture bourgeoise. Ait Ahmed dresse un rempart contre l’hégémonie de l’Existence, le militantisme. Si militer signifie quelque chose, c’est le fait de défier Dieu dans son empire, à savoir le dressage de la langue et l’élargissement de la ligne. Cela n’est pas étranger à feu Ait Ahmed qui a tordu le cou à la contingence pour la rendre inopérante et sans impact sur la vie qu’il trainait, contre vents et marrées, pour donner sens à tout ce qui se réalisait en faveur de la dignité humaine. Il écrit, dans un article consacré à un hommage à Frantz Fanon : « Les héros ne sont pas morts pour qu’un cauchemar succède à un autre cauchemar ; ils croyaient que leur sacrifice serait plus fécond que leur présence. » (5)   

Abane Madi

  1. Hocine Ait-Ahmed, Cour de sûreté d’État 1964. Le texte est consultable au lien suivant : https://www.oocities.org/hocine_ait_ahmed/1964.htm 
  2.   Mewes, H. (2016). L’action politique selon Hannah Arendt. Cités, 67(3), 79-92. https://doi.org/10.3917/cite.067.0079
  3.  Le Galès, P. et Surel, Y. (2021). Sociologie politique de l’action publique Le moment du référentiel. Revue française de science politique, . 71(5), 809-826. https://doi.org/10.3917/rfsp.715.0809
  4. Stephanatos, G. (2013). De la haine nécessaire à la clôture totalitaire du sens. Topique, 122(1), 29-44. https://doi.org/10.3917/top.122.0029
  5. Nicola Badaloni, “Notes politiques sur les intellectuels et l’État”, Cahiers du GRM [Online], 23 | 2025, Online since 23 September 2025, connection on 21 December 2025. URL: http://journals.openedition.org/grm/4811; DOI: https://doi.org/10.4000/14rnh
  6. Article de Hocine Aït Ahmed paru dans Genève-Afrique, Vol. XXV, n° 2, 1987, p. 123-128

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