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Chadia Arab et Annelise Verdier : « Derrière chaque fraise cueillie en Espagne, il y a une femme marocaine »

Chadia Arab et Annelise Verdier

Chadia Arab et Annelise Verdier ne sont souvent que des chiffres dans les rapports officiels, anonymes derrière les barquettes de fruits qui emplissent nos étals. Mais derrière chaque fraise cueillie en Espagne, il y a une femme marocaine, souvent pauvre, analphabète, mère, et porteuse d’une histoire faite de sacrifices, de solidarité et de courage.

Dans Dames de fraises, la géographe Chadia Arab et l’autrice de bande dessinée Annelise Verdier unissent enquête et récit graphique pour dévoiler la réalité méconnue de ces travailleuses saisonnières. Entretiens croisés.

Le Matin d’Algérie à Chadia Arab : Qu’est-ce qui vous a poussée à enquêter sur le quotidien des « dames de fraises » et sur la migration saisonnière féminine marocaine ?

Chadia Arab : Mes choix se portent sur des populations invisibles et vulnérables. Le sujet des « Dames de fraises » m’a interpellée dans le cadre de ma thèse sur les migrations marocaines vers l’Europe des Aït Ayad. Il y avait là un enjeu de genre et d’inégalités : ces femmes ne sont souvent que des chiffres dans les rapports officiels. J’ai voulu leur donner un visage, raconter leur vie au Maroc, leur parcours migratoire et leurs conditions de vie en Espagne.

À travers cette migration circulaire, c’est tout un système de précarité et d’inégalités qui se révèle. Mon enquête a également un objectif de sensibilisation et d’action politique : fournir des connaissances pour orienter les décisions.

Ce travail montre que derrière la façade d’une migration « encadrée et éthique » se cache une réalité très dure pour ces femmes rurales, souvent pauvres et analphabètes. Depuis la première enquête, j’ai pu constater les effets persistants de cette précarité et de l’exploitation, mais aussi la force et la résilience de ces femmes. 

Ces parcours sont un miroir des politiques migratoires et de leurs limites concrètes sur le terrain. J’ajouterais que ce travail m’a permis de prendre conscience de la puissance des voix individuelles pour éclairer des problématiques collectives, et combien chaque récit compte pour modifier les perceptions et les politiques. Il m’a aussi révélé l’importance de l’écoute et de la confiance : chaque parole recueillie est un fragment précieux d’histoire.

Le Matin d’Algérie à Annelise Verdier : Qu’est-ce qui vous a séduite dans ce projet pour transformer une enquête académique en bande dessinée ?

Annelise Verdier : A vrai dire j’avais déjà travaillé deux fois sur le thème des Dames de fraises. D’abord pour la Via Campesina (grâce à qui tout a commencé) qui est une organisation internationale pour le droit des paysans, au travers d’une BD un peu plus courte, puis pour la Revue Gibraltar, avec une histoire qui faisait une quinzaine de pages. Simona Gabrielli, qui était en contact avec l’éditrice marocaine de Chadia, Kenza Sefrioui, m’a proposé d’adapter « Dames de fraises » et d’en faire un livre. Je connaissais bien le livre de Chadia. J’ai accepté. C’était juste après le Covid, je savais que je repartais dans les fraises pour un long moment. 

Le Matin d’Algérie à Chadia Arab : Pouvez-vous partager une rencontre ou un témoignage marquant parmi ces femmes ?

Chadia Arab : Chaque rencontre a été marquante. Je repense à Saida, rencontrée en 2008 avant son départ pour l’Espagne, qui m’a permis d’entamer mon enquête ethnographique. Je me souviens aussi du groupe de dix femmes harcelées et exploitées, que j’ai retrouvées en Espagne en 2018.

Enfin, Zahra m’a profondément bouleversée : mère célibataire rejetée, analphabète, elle a trouvé dans la migration une voie vers sa dignité. Grâce à son travail, elle a été réintégrée dans sa famille et est devenue un pilier familial. Son parcours illustre la capacité des femmes migrantes à s’émanciper dans un contexte hostile, et leur force silencieuse face aux politiques migratoires.

Chaque entretien avec Zahra ou d’autres femmes m’a rappelé combien l’histoire individuelle peut éclairer des dynamiques sociales complexes, et combien la migration transforme non seulement les individus, mais aussi leurs familles et communautés.

Ces rencontres m’ont aussi appris à observer la résilience dans les gestes simples du quotidien et à comprendre leur stratégie de survie.

Le Matin d’Algérie à Annelise Verdier : Comment avez-vous choisi le style graphique pour représenter ces femmes et leur environnement de travail ?

Annelise Verdier :Je voulais au départ travailler en traditionnel (sur du papier) car je venais de travailler à un projet collectif où j’avais produit un récit aux crayons de couleurs. Ayant passé un long moment sur la préparation, enquête, scénario, documentation, recueil des images nécessaires… j’ai éprouvé le besoin d’accélérer et de rentrer dans la réalisation des pages. J’ai investi dans une tablette à écran qui m’a permis de faire l’encrage et la couleur sur photoshop et de gagner du temps. C’était important de pouvoir revenir en arrière, corriger facilement au fur et à mesure des relectures de Simona et Chadia.

Le Matin d’Algérie à Chadia Arab : Quelles formes principales d’exploitation ou d’injustice avez-vous observées sur le terrain et comment les avez-vous documentées ?

Chadia Arab : La migration saisonnière féminine est encadrée par des conventions entre le Maroc et l’Espagne, mais elle est doublement discriminatoire. Les femmes sont sélectionnées en fonction du genre et doivent avoir des enfants de moins de 18 ans. Une fois sur place, leurs libertés sont limitées et plusieurs droits sont bafoués : droit au travail, droit social, droit à la santé, droit à la mobilité et même droit à une vie conjugale normale. J’ai documenté ces situations grâce à une méthodologie mixte : plus d’une centaine d’entretiens semi-directifs, des questionnaires, et un suivi longitudinal des parcours migratoires entre le Maroc et l’Espagne, parfois sur plusieurs années. La documentation a été renforcée par l’observation directe, le dialogue avec les syndicalistes et des missions de terrain à Huelva.

En ajoutant ces dimensions, l’objectif était aussi de montrer que derrière chaque donnée statistique se cache une vie humaine, avec ses stratégies de survie et ses contradictions. Cela m’a permis de mettre en évidence la complexité du système migratoire circulaire et de rappeler que les politiques, bien que théoriquement éthiques, ont des conséquences concrètes sur la vie de ces femmes.

Le Matin d’Algérie à Annelise Verdier : Quels ont été les principaux défis pour traduire en images la dure réalité tout en respectant la dignité de ces travailleuses ?

Annelise Verdier : Le plus gros défi a été de trouver des images de l’intérieur des entreprises. Elles sont fermées comme des prisons pour beaucoup, donc il faut avoir des contacts de l’intérieur. Des femmes rencontrées au Maroc m’ont montrée des photos sur leur téléphone. Et plusieurs ouvrières rencontrées sur place grâce au SAT, m’ont aidée en m’envoyant des images, notamment du travail de nuit à la lampe frontale. J’ai reçu des vidéos de femmes en colère qui montraient des habitations dans des états épouvantables. Dans tous les cas, s’il y a un manque de dignité, c’est de la part des employeurs qui louent des logements qu’ils ne donneraient pas à leur chien, sans la possibilité de boire et se laver à volonté. Pour ma part, j’ai du mal à dessiner des scènes de violence – le viol par exemple – est plutôt suggéré ou sous entendu, le mot n’est réellement prononcé que par l’avocate dans la scène du commissariat.   

Le Matin d’Algérie à Chadia Arab : Comment avez-vous travaillé pour restituer la complexité de leur vie : entre précarité, sacrifices et solidarité ?

Chadia Arab :Depuis 2009, mon enquête est longitudinale et transnationale. Elle repose sur des entretiens approfondis, des questionnaires et l’observation des conditions de travail, des dynamiques familiales et des logiques migratoires. Les visites sur le terrain, accompagnée de syndicalistes ou en soirée, m’ont permis d’accéder aux coopératives et logements malgré la méfiance croissante.

Cette approche mixte rend compte à la fois de la vulnérabilité et de la solidarité entre ces femmes. Mon objectif était aussi de montrer que leur solidarité est stratégique et vitale : elles s’entraident pour survivre dans des conditions extrêmes et maintenir un équilibre familial et social. J’ai également observé la créativité et l’ingéniosité de ces femmes pour gérer le quotidien, protéger leurs enfants et maintenir un lien avec leur famille malgré l’éloignement et les contraintes sociales et légales.

Le Matin d’Algérie à Annelise Verdier : Comment s’est passée votre collaboration avec Chadia Arab pour rester fidèle à l’enquête tout en créant une narration visuelle forte ?

Annelise Verdier : Chadia m’a laissée assez libre pour l’interprétation : je voulais créer une fiction pour ne pas tomber dans une simple accumulation de témoignages avec un chapitre par femme, etc. Il fallait une histoire avec un lien entre les personnages- et je voulais mettre aussi de ma propre expérience, des personnes que j’ai rencontrées et des lieux que j’ai vus. Grâce à Chadia, j’ai rencontré des femmes au Maroc qui ont le profil des Dames de fraises -de milieu rural et très pauvres- et je suis allée à Huelva où le syndicat m’a permis d’en rencontrer d’autres et de voir les lieux, les entreprises et les bidonvilles. Chadia a un peu orienté aussi les parcours des personnages- par exemple il fallait montrer que certaines personnes s’en sortent mieux que d’autres, comme le personnage de la dame berbère qui est très contente de sa migration et améliore un peu plus sa maison chaque année. Pour ce qui est de la narration visuelle,il y a un code couleur pour le Maroc et un autre pour l’Andalousie, où le paysage déformé par les serres est presque un personnage en soi.

Le Matin d’Algérie à Chadia Arab : Quel message souhaitez-vous que le public retienne de cette bande dessinée et de votre enquête ?

Chadia Arab : Je souhaite que le public comprenne que derrière chaque fraise, il y a une femme avec un parcours de vie complexe, courageux et digne. Mon livre et la BD veulent briser l’invisibilité, donner des visages et des voix à ces femmes, et éveiller les consciences sur l’exploitation et la résilience qui se cachent derrière la migration saisonnière féminine. Il s’agit de rendre visible l’invisible et de rappeler que l’empathie est un premier pas vers la justice sociale. Ces histoires doivent aussi inciter à repenser la manière dont nous consommons, comprenons et valorisons le travail des femmes migrantes

Le Matin d’Algérie à Annelise Verdier : Y a-t-il des scènes ou des gestes précis que vous avez voulu mettre en avant pour faire ressentir l’épuisement et la solidarité des femmes ?

 Annelise Verdier : Oui, dans certaines pages j’insiste sur les gestes de la cueillette, la nécessité des gants, le mal au dos. La scène où Farida s’assoit et se plaint est un résumé de toutes les douleurs que j’ai pu constater à Huelva : une jeune femme rencontrée au syndicat m’a montré ses mains, toutes brûlées après seulement 10 jours de travail sans gants. Dans le bidonville, une autre femme m’a parlé des ongles de pieds qui se décollent quand on travaille sans bottes.

Ce sont des réalités qu'on ne peut pas inventer, imaginer quand on ne les vit pas. La solidarité est essentielle entre elles pour tenir le coup, cacher une grossesse, résister aux pressions des chefs, boire... ce sont aussi des femmes qui sont habituées à se penser en commun, en collectif, avec de bons et de mauvais côtés- elles cuisinent ensemble, souvent par chambrée, mais elles se surveillent aussi. 

Le livre de Chadia montre bien comment la migration les oblige aussi à se penser comme individu, pour la première fois – ce n’est pas rien de voyager seule, d’arriver dans un univers inconnu dont on ne maitrise pas la langue, d’être séparée de sa famille pour la première fois, de devoir prendre une décision quand on est pas habituée à dire « je ».

Le Matin d’Algérie à Chadia Arab : Depuis votre première enquête, quelles évolutions ou changements avez-vous pu observer dans le travail saisonnier en Espagne ?

Chadia Arab :  Les conditions de travail se sont souvent aggravées : intensification, cadences plus dures, pression accrue, risques sanitaires liés aux pesticides, et difficulté croissante d’accès aux coopératives pour enquêter. La précarité reste massive et les protections insuffisantes. La dégradation écologique et sociale alerte sur la nécessité de repenser ce modèle agricole. L’accès limité aux femmes et aux coopératives témoigne également d’un climat de méfiance et d’intimidation croissante, renforçant la vulnérabilité des saisonnières et rendant la documentation sur le terrain plus complexe qu’auparavant. Ces évolutions montrent aussi que la solidarité et la résilience des femmes restent leur force la plus précieuse, malgré la pression croissante des structures institutionnelles et économiques.

Le Matin d’Algérie à Annelise Verdier : Quel impact espérez-vous que cette bande dessinée ait sur le lecteur et sur la visibilité de ces parcours de vie marginalisés ?

Annelise Verdier :Ce que je pense important c’est de faire du lien entre ce que nous mangeons, c’est à dire des fruits et légumes hors saison, et la réalité économique, environnementale et humaine qu’il y a derrière. Le contexte des fraises est particulier, mais peu plus loin à Almeria, ce ne sont pas les fraises mais les légumes qui poussent grâce à des travailleurs migrants sans papiers, sub sahariens pour beaucoup, qui vivent en bidonvilles et n’ont aucun droit. Derrière les fraises et des légumes « pas chers » il y a des humains qu’on exploite. Et des ressources en eau et en terre agricole qu’on épuise et qu’on pollue. Je ne sais pas si ce type de livre peut toucher d’autres lecteurs que ceux qui sont déjà convaincus, mais peut être qu’il fera basculer quelques sceptiques, qui ne font pas de lien, on ne sait jamais!… En tant que consommateurs, nous avons notre rôle à jouer, et le premier est de s’informer. Il faut résister à la propagande de de l’agro industrie qui nous persuade qu’on ne peut pas nourrir la planète sans elle, alors qu’elle nous mène droit dans le mur. 

Entretien réalisé par Djamal Guettala 

Événements à venir

Dans le cadre du Salon du livre métropolitain – Citadelle de Marseille

Samedi 18 octobre

10h‑13h et 14h‑17h : Annelise Verdier au Salon des Éditeurs – Alifbata

Dimanche 19 octobre

14h‑17h : Annelise Verdier au Salon des Éditeurs – Alifbata

Samedi 18 octobre, 18h30

Présentation de Dames de fraises, doigts de fées

Avec Annelise Verdier et Kenza Sefrioui

Librairie Transit – 51 Bd de la Libération, Marseille, 13001

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