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Chaque livre est une victoire sur la mort

REGARD

Chaque livre est une victoire sur la mort

« L’écrivain n’est pas le transcripteur du monde, il en est le rival. » André Malraux

J’ai lu « À l’est d’Eden » au lendemain de mes seize ans. C’est un jour où, convalescent dans une clinique fortement secouée par une tempête estivale, j’ai fait la connaissance des frères Adam et Charles qui ont vécu de terribles conflits avant que le premier ne quitte la maison familiale pour intégrer l’armée et voyager ainsi à travers les États-Unis. Adam se marie et devient le père d’Aaron et de Caleb.

J’ai pleuré tout mon soûl en suivant la progression d’Adam vers la vieillesse lorsqu’il quitte la vallée de Salinas pour habiter avec ses enfants dans une maison en pleine ville. Caleb apprend à ce moment que sa mère n’est pas morte, contrairement à ce qu’on lui a fait croire et qu’elle habite dans la même ville, à quelques encablures de là. Steinbeck m’a longtemps habité, même après la lecture « Des souris et des hommes », des « Raisins de la colère », de « Tortilla Flat » ou de la « Rue de la sardine ». 

Cet adolescent de seize qui s’est jeté à corps perdu dans les livres a fait de moi l’aventurier de la vie que je suis devenu. J’ai toujours niché dans les livres, et partout, en filigrane de mes péripéties, était le mot. Grâce à la « puissance du rêve » initiée par les phrases écrites par d’autres, l’instant fragile qui se situe entre passé et futur m’aidait à comprendre l’alchimie des mots, faisant de la lecture une question de vie ou de mort.

Fuyant les ectoplasmes dont beaucoup habitaient ma ville, j’ai entrepris de lire tout ce qui me tombait entre les mains. J’ai su à ce moment la beauté de l’éphémère qui persistait à diffuser son bonheur bien après que l’on ait refermé le livre. La dérision de mes camarades de l’époque me faisait détester l’insignifiant. C’est à cette période que j’ai donc choisi définitivement de vivre.

Mon rêve tangible et moi, nous nous sommes mis à nous aimer. Certains jours, c’est mon rêve qui me posait des pièges. Enfin, nous avons essayé de vivre intelligemment. Lire ! Un rite secret active l’œil, jusqu’au repli de la mémoire. La convergence de la pièce jouée par nos vies tapageuses donne des récoltes qui diffusent leur parfum pendant toute notre existence. Nous sommes saisis de l’imaginaire jamais foulé.

Nous sommes paralysés car c’est l’heure attendue de la lecture, l’instant prévu, l’espoir que notre imagination puisse errer à sa guise. Guttural, goût, gustatif. Je me surprends à avoir de moins en moins d’appétit lorsque ma mère se mettait en colère en m’attendant pour le repas et que je traînais avant de déposer les armes. Dois-je me résoudre à croire que je mangeais avec la tête en divagant, en pensée ?

« L’œil est la plus belle salle de rendez-vous » a dit Malcom de Chazal. Ligne d’attraction, la lecture inlassable que je pratique, avec une méthode et une organisation toutes personnelles, me met face à mes nouvelles rencontres. Et lorsque viendra l’heure de l’appoint à avoir, le mouvement accompli aura une définition merveilleuse.

Chaque livre que je lis est une victoire sur la mort de l’esprit. J’occupe ma vie en lisant et en repoussant la mort. Je rejoins les poètes morts et ceux que je côtoie. Pétri par mes lectures comme l’est la pâte entre les mains du boulanger, je me laisse porter par la vision de ces grands écrivains qui ont dominé le siècle. Je suis transporté comme une embarcation sur les puissants flots de la houle.

Parfois je suis rassasié. La tête est chahutée et devient un rocher impénétrable. Je baisse les armes. Je me rends. J’arrête de lire. Provisoirement. C’est le seul serment auquel j’ai failli. Je veux m’arrêter de lire. Longtemps. Mais voilà que se présente Scott Fitzgerald avec son « Pirate de haute mer ». Je suis cuit encore une fois. Ce pirate aux yeux azur me guidera toute la soirée. J’entrerai dans son jeu. Je le connaîtrai jusqu’au bout. Puis me voilà face à Erskine Caldwell qui a mis Jeeter Lester et sa famille sur « La Route au tabac » lors de la grande dépression des années 1930.

Impatience et aubaine sont mes maitres mots. Parce qu’ils sont innombrables ces femmes et ces hommes avec lesquels j’ai vécus et qui m’ont accompagné depuis si longtemps. J’ai connu et aimé Franz Kafka, Ernest Hemingway, Louis Ferdinand Céline, Heinrich Böll, Kateb Yacine, Samuel Beckett, Umberto Eco, Aldous Huxley, Simone de Beauvoir, Virginia Wolff, Dino Buzzati, Susan Sontag, Gabriel Garcia Marquez, William Faulkner, Cormack Mc Carthy, Thomas Mann, Jack Kerouac, Orhan Pamuk, John Dos Passos, J.M.G Le Clézio, Ismaïl Kadaré, Mikhaïl Boulgakov, Henry Miller, Salman Rushdie… Je m’arrête là de crainte de ne pouvoir freiner sur la si longue liste. Je vibre en lisant ces noms. Je vacille d’excitation en pensant aux livres qui m’attendent.

Ne croyez pas que je sois capricieux et irrationnel. Je suis d’une boulimie incroyable, d’une frénésie effroyable. J’ai le rêve drastique et la lecture disciplinée. 

Je lis de préférence sur mon canapé en tournant le dos aux lumières de la ville qui font scintiller les halos de la basilique du Sacré-Cœur. Avec en arrière fond un adagio d’Albinoni ou un prélude de Debussy. Je lis rarement dans le lit. Je lis dans le regard de mes amis et dans celui des gens que je croise.

Je lis, le regard réjoui, heureux, satisfait. Le mien. J’impose aux cimetières un renoncement absolu à mon sommeil éternel. Je leur voue mon regard d’homme vivant, aux paumes ouvertes vers le haut, mon regard qui se porte sur les mots et sur les êtres.

Pourquoi lit-on ? Si vous pouviez enfin me le dire !

Auteur
Kamel Bencheikh, écrivain

 




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