Vendredi 26 mars 2021
Cheikh El-Hasnaoui : l’exil et son royaume
S’il y a un artiste qui portait en lui toutes les empreintes de l’exil pour les reproduire en chansons éternelles, c’est bien Cheikh El-Hasnaoui. Dans les années 1960, dans la brasserie de mon père à Nancy, du Juke-box sortaient des sonorités où se disputaient sa voix avec celles de Slimane Azem, Bahia Farah, Ahcène Mezani, Aït Farida, Allaoua Zerrouki et tant d’autres.
Il faut dire que tous ces artistes avaient su toucher l’émigré kabyle par des textes aux mots simples. Pas de place pour l’allusion ou la métaphore. Ce sont des uppercuts portés droit au cœur, et qui se terminaient par un KO inévitable pour l’émigré, souvent grisé par un trop plein de bière, de vin rosé ou l’espoir illusoire d’empocher le pactole du tiercé et rentrer au pays.
L’œuvre de Cheikh El-Hasanoui a cela de particulier, c’est que tout est bon en elle, y a rien à jeter ! Il s’apprécie en 2021 tout autant qu’il s’appréciait dans les années 1960, et certainement auparavant.
Côté destinée, c’est l’exemple de périple par excellence où la trajectoire Thamurth-Alger-Paris est la plus probable. N’est-ce pas Jiji ?
Biographie
Cheikh El Hasnaoui, de son vrai nom Mohamed Khelouat, est né le 23 juillet 1910 à Taâzibt – Ihesnawen, commune de Tizi Ouzou, et mort le 6 juillet 2002 à Saint Pierre de la Réunion.
Son nom d’emprunt se réfère à sa région natale de l’Âarch Ihesnawen.
Orphelin de mère à deux ans, Mohamed Khelouat est élevé par sa famille. L’enfant grandit dans le climat de la culture des Zaouias où il fréquente « Timaâmṛin ». Il quitte son village à 20 ans pour la capitale Alger où il est embauché pour travailler la nuit sur les quais. Il habite alors la rue Mogador et fait partie de l’orchestre de Hadj M’hamed El Anka.
Il s’illustre dès les années 1930 en créant son propre style, reconnaissable à sa cascade de voix grave, aux sonorités lancinantes du banjo et à ses textes qui évoquent la douleur sentimentale. Douleur pour laquelle, selon la légende, Cheikh El Hasnaoui s’exile en France. Le thème de l’exil deviendra d’ailleurs le leitmotiv d’une grande partie de son œuvre.
Sa première chanson « A Yemma yemma », une complainte de déracinés, est découverte à Alger en 1936. En vérité, elle aurait été composée en 1928, selon la mémoire populaire et celle de ses contemporains qui l’auraient entendu avant le départ définitif de l’Âarch Ihesnawen. Pas surprenant d’ailleurs qu’à l’époque, le refrain qui prenait à témoin la maman touchait beaucoup, quand on sait qu’il a perdu la sienne à l’âge de deux ans.
En 1937, El Hasnaoui quitte le pays pour la France où il s’installera à Paris, dans le 15e arrondissement. De 1939 jusqu’au début des années 1950, il produit l’essentiel de son répertoire, composé de 29 chansons kabyles et de 17 en arabe. En 1968, il enregistre ses dernières chansons : « Cheïkh Amokrane », « Hayl lahoop », « Mreḥba », « Ya Noudjoum Ellil » et « Rod Balek ».
Il quitte définitivement la scène artistique après ces enregistrements. Il est considéré comme une figure de proue de son genre musical.
Il est souvent associé à l’intemporel « Maison Blanche » qui dépasse le million de vues sur YouTube (vidéo ci-dessous). Un record pour un tube qui remonte aux années 1930. C‘est dire l’impact que continue d’avoir ce titre d’anthologie auprès des nouvelles générations.
Notre Cheikh passe les douze dernières années de sa vie à Saint-Pierre (La Réunion) où il est enterré aux côtés de son épouse.
Pour décrire ce déchirement fatal entre le pays natal et le pays d’accueil -et qui semble se transmettre et se perpétuer de génération en génération- nous vous proposons ce poème émouvant de Jiji, le poète discret de Paris, inspiré par ses 40 années d’exil (u-mazal). Une mise à jour rafraichie de « Maison blanche », en somme :
Mémoire éparse
D’abord il y eut les montagnes
Blanches enneigées l’hiver
Desquelles ils venaient
Routes caillouteuses
Empoussiérées
Silence des villages
Nuitées de lune
Sans électricité
Chétifs enfants
Pieds nus ou souliers troués
Doigts endoloris
Poussant l’âne locomotion
Les femmes sous l’oliveraie
Grain à grain l’olive ramassée
Fagots sur le dos
Aux chants nostalgiques
Qui réveillent les cœurs
Sobriété de l’habit vieillot
Des écoliers en blouse grise
Aux regards intelligents
Aux yeux doux et chérubins
Noble transperçant le pauvre
Corps serrés dans la classe
À côté du poêle à charbon.
Certains ne purent
Aller à l’école.
Les lettres de l’alphabet
Absentes
L’oral absorbait les synapses
Du cerveau.
La pitance est dure
Le travail introuvable
Baluchon sur le dos
Bus Taxi Port Aéroport
Traversèrent la bleue
Les villes Lumière
S’éclairèrent en eux
Ils grattèrent chantèrent composèrent
Les chansons d’exil d’amour d’amitié
Ecoutées par les deux rives.
Des Places des Rues
Dans le pays d’accueil
A présent
Portent leurs noms.
Paris le 15/03/2021
Jiji