Il a fallu que la NASA diffuse et à une échelle mondiale, une image satellite du Tassili N’Ajjer algérien dont la ressemblance porte sur un des paysages de la planète rouge pour que les accrocs algériens des réseaux virtuels s’enflamment de merveilles.
Nos exclus du monde rationnel se contenteront de consommer ces quelques images, comme du temps de l’apparition des ciné-bus de l’ère coloniale. Entre une Djanet sous le regard du National Geographic et la jeune fée française dégustant ce qui reste comme gastronomie algérienne, il y a tout cet imaginaire européen qui a été façonné et fasciné par l’image du cheikh du désert.
Après plus d’un siècle, la très continentale Algérie et à l’ère du néo-chadlisme hagard, renoue avec l’imagerie des Jardins d’Allah. Les quatre jardins en question sont ceux de la dénomination que l’on a lancé jadis sur les palmeraie de Biskra et des trois films réalisés sur le Sahara algérien. À savoir, le film muet de James Colin Campbell (1859-1928) en 1916, celui de l’Irlandais Rex Ingram en 1927 et enfin la version colorée de Richard Boleslawski en 1936. C’est cette dernière version qui a réellement marqué l’esprit du large public occidentale d’antan et dont le scénario est inspiré du romancier britannique Robert Smythe Hichens (1864-1950), ami d’Oscar Wilde et grand amoureux de l’Égypte.
Dans le scénario de Gilson Willets (1916), il est question de l’histoire d’une Anglaise sentimentale qui promenait ses tourments de touriste dans une Algérie saharienne offrant çà et là, ses compensations descriptives. La Ghardaïa telle qu’elle est évoquée n’est pas celle de la porte de notre Sahara, mais une insignifiante cité du désert égyptien et ses fantasmes orientaliste, façonné par l’entreprenante industrie cinématographique yankee.
« Les Jardins d’Allah» de Marlène Dietrich
Pour édifier cet imaginaire désertique, on préfère plutôt la blancheur sablonneuse du désert californien de Mojaves pour les vues extérieures et la mission religieuse de Santa-Barbara qui évoquait un certain couvent trappiste situé du côté de Notre-Dame-d’Afrique à Alger. La United Artist préféra ne pas déplacer sa production dans ce Sahara de « la désolation de ses espaces roux, dans le moutonnement de ses dunes aux corniches de sable rose, incurvées comme des lèvres de neige, dans le soudain jaillissement de ses palmeraies» ( Ce-Soir du 1/4/1927). mieux encore, on aime des filtres où l’on peut émailler toute la misère séculaire de ces villes en toub et de leurs peuples haillonneux.
Le très océanique Sahara que nous montre la version de 1936 est peuplé d’Arabes, parés de music-hall et de couleurs arc-en-ciel, un désert nettoyé et astiqué, ornés de toutes les séductions de la figuration d’une opulente firme cinématographique US. Le spectateur de 1936 a eu droit à d’acrobatiques Ouled-Naïls levant la jambe par-dessus les têtes des clients d’un café maure, alors que sur le sable, Mme Marlène Dietrich, au destin angoissant, donne sous sa tente en plein Sahara des réceptions dont le mobilier, l’argenterie et tout l’appareil du décor rappel plutôt, un somptueux palace fixé sur les hauteurs de Los-Angeles.
Dans ce «désert» algérien qui n’a jamais dépassé la ville de Yuma (Arizona), nous avons droit au spectacle d’officiers Français surgissant au milieu de ce Sahara de poche, avec ds cache-nuques et en culottes rouges et pour faire vrai, ils traversent le mini-désert… sans chameaux et sans convoi. Entre l’ensoleillement de l’âme africaine, la splendeur de l’oasis et les eaux couleur du ciel, il y a cette image de la foule des villes «arabes» qui s’agite en un vacarme étincelant. À l’ombre des grands noms du grand écran, la machine des castings et de la distribution occulte bien des mystères qu’il est peut-être intéressant d’élucider.
C’est le cas de cette version des Jardins d’Allah de 1927, dont le réalisateur Irlandais a fait l’effort de prendre des vues extérieures à Biskra et au Marc. Dans son casting, il a eu le courage de faire appel à deux noms «arabes», à savoir Ben Sadour (Le devin des sables) et Rehba Bent Salah ( Ayesha) que l’on présente comme acteur hommes bien que ce dernier a bien une consonance féminine. Des noms qui demeurent méconnus à nos jours.
Dix ans après, arrive la version de Boleslowski qui aligne 10 personnages «arabes» interprétés par un panel d’acteurs euro-américains, tels que Henry Brandon dans Hadj, Robert Fraser (Smain), David Wark Scott (Larbi), Andrew McKenna (Mueddin), Leonid Kinskey (Arabe volubile), Jane Kess (Madame Ouled-Naïls) et enfin 04 filles de l’oasis. Un florilège d’acteurs et actrices qui ignorent tout de l’Afrique saharienne préférant les 50° du désert de Yuma (Arizona), un peu plus proche des réserves amérindiennes.
Vingt années écoulées dans un cinéma de mensonges et la fabrique de l’opium de rêves des primaires. Un cinéma qui a profondément inscrit dans l’inconscient «blanc» l’image yankee du cheikh arabe et son désert durant tout un siècle, entre 1830 et 1920.
Kaïssa Robba, une slave bien «bronzé»
La Suisse cette fois et bien «française» se réveille afin de revendiquer son petit «jardin d’Allah» et en quelques minutes. On pleine guéguerre raciste provoquée par la préfecture de Constantine dès 1933, un documentaire touristique allant de Annaba (ex-Bône) pour s’achever à Biskra, en passant par Skikda (ex-Philippeville), Stora, Jijel, Collo, Djamila, Sétif et enfin les Aurès. Quelques exotiques minutes sont consacrés au spectacle d’une troupe de musiciens et danseuses des Ouled-Naïls afin de montrer toute la «splendeur de la culture indigène qui faisait déjà le bonheur des Expositions universelles en ce début du XXe siècle ! Le documentaire, bien que non signé montre en noir et blanc toute cette œuvre «bienfaisante» de la colonisation européenne, d’avoir donner vie et existence à une contrée primitive et tribale. L’image cinématographique apporte son témoignage à ces «exploits» de modernisme de l’expropriation.
L’imagerie coloniale avait comme maître à penser, un Français né à Alger et mort à Cannes. André Hugon (1886-1960) qui en 1932 estimait qu’il est temps pour Alger « d’avoir son petit studio, ne fusse qu’un simple dépôt de matériel. Ainsi, les régisseurs traverseront-ils la Méditerranée avec moins d’appréhension et le mouvement cinématographique algérien – et le tourisme! – ne pourra qu’y gagner en intensité». Tout est dit et tout ce fera en ce sens, même si les Frères Lumière en passant par Alger vers la seconde moitié du XIXe siècle, ont estimé le contraire.
En 1926, Hugon choisit d’entrer dans l’univers de la pellicule avec Yasmina un muet adapté du roman de l’écrivain «orientaliste», Théodore Valensi qui a transposé «en des temps modernes, à la limite des civilisations européenne et musulmane, l’impénitence amour d’un Tristan et Iseult», où Yasmina, fille d’une française et d’un Arabe, épouse un vieillard, Alsen, et s’éprend d’Hector Grondier un médecin. Un thème général basé sur «les conflits de races» que l’actrice Camille Bert (Yasmina) a réussie visualisé avec toute sa blancheur beauté au côté d’un jeune «artiste noir» tenant le rôle de l’ingrat eunuque: Habib Benglia, que nous traiterons plus loin
Le rôle de femme a été attribué à une comédienne d’origine russe, un personnage hiératique et mystérieux, selon les termes de Mostefa Lacheraf, dont le nom parait sous son seul pseudo, Kaïssa Robba. Les médias de l’époque la qualifient de «Française d’Algérie» ou encore cette «étoile du Sud», aux yeux splendides et au visage de jasmin. Elle parait dans trois principales productions des années 1930, La Femme et le Rossignol (1930), Le Marchand de sable et La Croix du Sud (1932) du même André Hugon. Pour le premier long-métrage, c’est un jeune et richissime «blanc» qui fuit la civilisation avec son yacht qui aborde une terre inconnue. Il débarque et arrive dans un village «nègre» où il sauve une jeune captive, Aya, qu’on allait conduire au sacrifice (La Femme et le Rossignol).
Dans Le Marchand de sable, Hugon s’inspirera un peu plus du roman de Georges-André Cuel afin de filmer les grands espaces, le soleil et l’atmosphère bien mystérieux du Sahara algérien. Kaïssa Robba est à côté de Tahar Hannache parcourant de vastes horizons où l’on côtoie les longues et silencieuses caravanes et ces «races farouches de ces pays brûlés». c’est le monde d’après la crise de 1929, qui s’emplit de charme exotique et d’heureuses imprévus trouvailles. Pour La Croix du sud, ce grand film «africain» on défile de nostalgiques caravanes au milieu d’un Sahara aux horizons de mirages, le tout, garni de la collaboration des «tribus indigènes afin de contenir toute la poésie du désert et de l’oasis !
L’énigmatique Kaïssa de son côté, poursuit sa montée artistique et elle est à Paris où elle paraît sur les journaux de cette «Belle époque» comme danseuse persane cette fois, s’exécutant entre les scènes de la Comédie Française et celle du Vieux-Colombier cristallisant une Ispahan (ex-Persépolis) du rêve européen.
Une Perse faite d’illusion « avec ses roses, ses milliers de roses; c’est une grande maison blanche avec des murs couverts de faïence verte et bleue et une cour intérieure où monte un grand jet d’eau svelte parmi les marbres» (La Griffe, 30/11/1933). La souple et mystérieuse Kaïssa Robba est face à un musicien accroupi qui joue, en s’accompagnant sur le târ, de nostalgiques et d’interminables mélopées vers des imaginations… vagabondes.
Mais que connaît-on de « cette petite sauvage du Hoggar» ?
C’est à travers une de ses rares rencontres avec la presse qu’elle se présenta à son public, dans un français à l’accent légèrement slave et avec des yeux qui s’expriment comme ceux des Espagnoles-nées, aime-t-on noté à Paris sur les pages de Pour-Vous du 9/7/1931. Aux résonances slaves et «algériennes», la comédienne aux yeux félines, dira:
« Mon père est Espagnol et ma mère Russe. Je suis née en Russie où j’ai vécu jusqu’à l’âge de 10 ans. Puis je suis allée habiter Berlin… plusieurs années… Là j’ai densé. Depuis mon plus jeune âge, en Russie, j’avais en moi cette passion de la danse qui n’a point cessé de m’animer. C’est instinctif. Tout enfant, j’inventais une courbe nouvelle et j’apprenais mon corps à la tendre.
Je travaillai, j’étudiai, et à Berlin, je donnai quelques récitals de danse. Puis, je suis venus à Paris où j’habite maintenant, et où je fis mes débuts au cinéma. Lorsqu’il dut tourner La Femme et le Rossignol, M. André Hugon me choisit pour jouer le rôle de la jeune sauvage blanche d’Afrique.
Nous partîmes pour le désert où nous restâmes plusieurs mois. Quelques temps après notre retour, M. André Hugon eut un autre film à tourner en Algérie et dans le Hoggar: je partis encore avec sa troupe et jouai le principal rôle de La Croix du Sud (…).
En rentrant, nous tournâmes aussi à Alger et à Oran un autre film: Le Marchands de sable dont on vient de terminer à Joinville les intérieurs…»
Une très courte rencontre qui se termina sur le souhait de cette actrice d’apprendre l’espagnol afin de chanter des tangos, tout comme le maître de cette musique latino-américaine, Julio de Caro; parlons peu d’elle-même, nous ignorons à ce jour que pouvait caché un tel pseudo ni de son devenir après 1939 où elle s’exécutait comme chanteuse et danseuse dans quelques cabarets parisiens de renom. N’en demeure que cette star a bien partagé ses rôles avec quelques grands noms d’acteurs algériens, dont Tahar Hanache et Habib Benglia.
Habib Benglia, le «Napoléon noir»
Celui qui apparaît avec Kaïssa Robba dans La Femme et le Rossignol, Le Marchand de sable et La Croix du Sud n’est autre que l’enfant de Tombouctou (Mali), fils de Mebarka Gonda et de Messaoud Fatah Benglia un richissime caravanier du grand désert. Habib Benglia est une force de la nature qui mérite respect et reconnaissance. Issu d’une grande famille du peuple Sangaï, il est né «par hasard» à Oran, comme il aimait le rappeler à chaque rencontre avec la presse de l’époque. Il était l’un des beaux noirs « qui vécut ses premières années en nomade», son père se rendait aux portes de la ville d’Oran afin de vendre ses marchandises que l’on exportait à l’ensemble de l’Europe. C’est une famille de Titans relevaient les médias à la recherche de sensations exotiques, son grand-père faisait 2 m 10 et son père 2 mètres. Habib ne faisait que 1m 80 alors que son fils à peine 1 m 75, «notre descendance se perd» rétorque-t-il avec sourire.
Comédien, acteur, danseur, acrobate et auteur dramatique, Habib Benglia est né le 25/8/1895 et décède le 2/12/1960 à Paris, à son domicile du 4e arrondissement. Il débarque en 1912 à Paris avec son père afin de livrer des dromadaires au Jardin d’Acclimatation, il y restera jusqu’à la fin de ses jours et laissant derrière lui un fils et une fille. Dans le répertoire de la SACM, Benglia représente quelque 146 œuvres théâtrales, cinématographiques et radiophoniques où le «Titan d’ébène» n’a été et jusqu’à aujourd’hui, évoqué que par la couleur de son épiderme même le Dictionnaire universelle du théâtre de M. Corvin n’y a pas échappé à ce racisme épidermique lorsqu’il l’artiste afro-algérien.
Le Paris-Midi du 27/12/1923 n’omettra pas de nous signaler qu’un danseur «nègre» est à la Comédie des Champs-Élysées pour donner un spectacle dirigé par Jacques Héberlot dont Benglia introduira une nouveauté bien représentative du «génie de sa race» en tant que noir ! C’est un poème verbal dont la traduction a été mimée, rythmée et rendue bien vivante à l’instar d’un alphabet nouveau dont chaque lettre serait un geste, une attitude, un moment de rythme. Et le même canard d’indiquer que « ce sont des idées personnelles qui caractérisent la nouvelle étoile, idées qui lui furent révélées, déclare-t-il, un jour que, lors d’une halte de son régiment en Champagne (NDLR – Durant la guerre de 14-18), il s’était amusé à jouer de l’harmonica et avait provoqué par là une véritable orgie de danses chez quelques-uns de ses compagnons d’armes.»
Habib Benglia a bien débuté au théâtre en 1913 avec comme première pièce celle de Jacques Richepin, Le Minaret, lui qui préparait son ingéniorat en agronomie se fera vite remarquer comme ce corps d’athlète et non cet être voué à un grand avenir de star.
Pour les distributions cinématographiques dans l’art de l’exotisme colonial, Benglia est un concentré de macaquerie à bon marché et permettant des rentrées d’argent pour le bonheur de ce cinéma initié par un André Hugon. C’est ainsi que l’hebdo Cinémonde du 6/11/1932 nous présente la recette de cet écran décadent où l’enfant et le «sauvage» sont les meilleurs acteurs du genre.
Ils ont cette pureté et ce besoin instinctif qui leur permettent de jouer sans arrière-pensée. Pour un réalisateur et producteur de tels films, il y a là un hors-d’œuvre bien exotique: « il suffit d’un lien plus ou moins domestiqué, à crinière soigneusement frisée. Du sable. Quelques palmeraies; des danses, des danses, sueurs coulants, le long de corps d’«ébène», ventres de négresses se soulevant et s’abaissant, colliers de fausses perles sursautant sur les cous, mains tapant au cuisses, cuisses en «gros-plan», cuisses en «plan américain», salade, ragoût, cassoulet, indignation de cuisses. Et voilà !».
L’homme qui a été qualifié durant toute sa carrière de «simple nègre» ne faisait sensation à l’écran que par la beauté de son corps, sa démarche de tigre, affirmant un noble mélange de souplesse et de «bestialité», écrivait la Revue française du 13/ 1/1924. Habib est bien passé par le «zoo» cinématographique, il a imité les cris de presque la totalité de la faune africaine et il le déclara face à la caméra d’Abder Isker en 1959 où il disait qu’il avait pas mal de chose, « j’ai fait le tigre, le lion, le rhinocéros, le crocodile.. et même le loup dans un de tes films!», en s’adressant à Isker.
Au final, nous avons pu recueillir que six interviews entre 1924 et 1951 et la plus représentative, peut-être, de la pensée de ce grand artiste est celle qu’il a donné à l’hebdomadaire Droit et Liberté du 2/10 au 2/11/1950 sur la question du racisme envers les gens de «couleurs» que nous reproduisons ci-contre:
« Le racisme est un fléau moderne, nous dit-il.
Qu’est-ce que le racisme, d’ailleurs, à vrai dire ?
Réponse – C’est une antipathie insondable d’êtres humains envers d’autres êtres humains.
Antipathie tout à fait superficielle et entretenue, par tous ceux qui trouvent intérêt dans la division des peuples.
Réponse – Exactement. Nous, luttons pour l’unité et la Paix. C’est le plus simple bon sens, et si une solution ne s’impose pas dans les toutes proches années, nous arriverons à une scission épouvantable, à une rétrogradation dans l’évolution humaine.
Ce qui est inconcevable.
Réponse – Oui, ou alors, il faudrait nier qu’il y ait une loi de justice universelle.
Personnellement avez-vous subi des brimades au cours de vos voyages?
Réponse – Oui et non. Lorsque j’ai tourné un film au Maroc, La danseuse de Marrakech, j’ai eu du mal à me loger à Casablanca; comme à New-York, les hôtels refusaient de me louer une chambre. Au Soudan ( entendre le Mali ) lorsque des tribunes sont montées pour une quelconque fête officielle, les noirs sont refoulés dans une tribune spéciale pour eux; pas de mélange avec les blancs.»
L’artiste afro-algérien conclura cette rencontre par une profession de foi artistique: « Nous voulons être vrais dans le temps. Reconnaître et fixer l’âme universelle par le prime du verbe, de la couleur, du mouvement, du son, de aspiration, de l’assentiment.
Porter le dynamisme théâtral au sommet de ses possibilités. Notre œuvre étant essentiellement vierge, nous voulons que son image dit la pureté de nos forêts et la hardiesse de nos chasseurs, en nous gardant bien d’oublier le parfum tenacer de nos fruits». Une méditation qui fait partie de cette grande sagesse bien ancestrale de celui qui a été, pourtant, pris en charge par le général Lyautey durant ses premières années de formations scolaires en France.
Tahar Hanache face à Djamal Tchanderli
« Avez vous entendu parler de M. Tahar Hannache récemment interviewé à Alger ?», questionnait le journaliste d’Afrique-Rafales du 10/4/1947 lors d’une rencontre avec Paul Saffar directeur de Filmafric, sur le devenir du cinéma en Afrique du nord. La réponse fut « Naturellement. C’est d’abord un technicien qui fut formé à l’école de Pagnol. Mais il a écrit un scénario et rien ne dit qu’il ne soit une réussite: c’est du genre Western transposé. Je confirme ainsi mon opinion que les Arabes aiment le film d’action pure; n’apprécient-ils pas les bandes américaines du genre Buffalo Bill ?».
Ne dit-on pas que lorsque cela vient d’aussi bas, il vaut mieux tirer la chasse d’eau ! Sept ans auparavant le même André Saffar était au Maroc, afin de filmer les cérémonies religieuses entourant le congrès du Habous, il était bien en compagnie du m^me Tahar Hanache, « opérateur bien connu dont le nom paraissait encore tout récemment dans le générique de Moulin Rouge, l’un des succès de Maroc-film».
C’est ce Tahar Hanache ou Hannache, qui sera aussi le responsable de la photo du film Frères d’Afrique dont les extérieurs ont été entrepris en Algérie, selon L’Information nord-africaine du 11/1/1940. un artiste bien complet et «père» du cinéma algérien, totalisant le 7e Art dans ses différents métiers. En 1948, il avait lancé une boîte de production artistique Tahafilm au Maroc en association avec un industriel de Casablanca, Mohamed El-Arbi Essaadi et l’orientaliste algérien, Mohamed Kessous. Apparaissant pour la première fois à l’écran dès 1924 dans L’Arabe de Rex Ingram et poussait son ascension en passant par Le Marchand de sable-El-Guelmouna d’André Hugon jouant avec Kaïssa Robba – citée plus haut -, pour enfin, devenir l’assistant de Jacques Mils dans les Sables mouvants (1929).
Qu’aurait-on de mieux à dire ou à écrire, lorsque nous sommes face à deux géants de notre histoire cinématographique qui se révèlent aux public d’Alger-Républicain du 6/3/1947. Djamel Tchanderli interviewant Tahar Hanache. Par simple noblesse d’esprit à leur mémoire, nous reproduisons le texte de cette rencontre dans son intégralité:
Premier cinéaste musulman. Tahar Hanache qui tourna Yasmina et La Fille du puisatier est passé par Alger.
De passage à Alger, M. Tahar Hanache a bien voulu retracer pour nous, différentes étapes de sa carrière cinématographique. Il est le seul musulman algérien qui soit arrivé à ce stade dans le cinéma. Son histoire pleine d’imprévus nous le montre gravissant palier par palier les échelons qui le portent finalement aux fonctions délicates et si recherchées de chef opérateur de prise de vue.
Grand, bien découpler, le regard grave, les gestes calmes, Tahar Hanache ne ressemble nullement aux personnages qu’il a incarnés sur l’écran.
La carrière de cet homme est assez curieuse. Né en Algérie, à Constantine, de parents musulmans, il alla à Paris après avoir fait son service militaire. Il avait alors l’intention de se fixer définitivement dans cette ville et ne songe nullement au cinéma.
Vous êtes Arabe ? Je vous engage
Un menu fait décida de son avenir. Un régisseur de Jacques Feyder, qui cherchait des hommes de type arabe pour figurer dans L’Atlantide lui offrit de faire un cacher. Tahar acepta. Ce qu’il vit au studio l’intéressa vivement au point qu’il décida de faire du cinéma. Il fut engagé par Rex Ingram, un producteur américain de l’époque, qui à sa première entrevue se contenta de le regarder attentivement et de lui demander.
– Vous êtes Arabe ?
– Oui.
– Alors revenez demain pour signer.
Le lendemain, Tahar avait un contrat en poche.
Il tourna ensuite dans Yasmina d’André Hugon, qu’il aida de sa connaissance des mœurs et coutumes arabes. Max de Rieux le prit comme aide-opérateur et régisseur pour La-Grande Amie, J’ai le noir et La Cousinette. Diamond Berger et Pierre Colombier l’engagent pour tenir le même emplois dans le Transatlantique et Éducation de Prince. Avec jacques Mils, il acheva Les Sables mouvants, film dans lequel il fut
Acteur et assistant, et où il mena ses rôles avec maestria. D’ailleurs je me reporte à une critique de l’époque:
« Tahar Hanache est d’un naturel frappant. Il incarne ses personnages avec toute la sobriété d’expression et d’énergie désirable. Il se double aussi d’un excellent assistant, et est de ce fait un futur opérateur de grande classe ».
Après avoir terminé le dernier film muet Sables mouvants, il collabora au premier film parlant Chiqué et passe à la série Lévy et Cie, Maxirin des Maures, L’Illustre Maurin, La Bandera, etc… En 1937, il vient de tourner Sarrati le Terrible, d’André Hugon, à Alger, avec Harry Maur, Georges Rigaud, ainsi que le regretté fantaisiste arabe connu dans tous les milieux artistiques, Rachid Ksentini.
Il termina dans la métropole par La Fille du puisatier de Marcel Pagnol, avec le regretté Raimu, Fernandel, Chapin, Josette Day. Puis ce fut La Vénus aveugle, avec Viviane Romance, où il réussit de très belles images. Car Tahar s’est fixé définitivement. Il n’est plus acteur, mais c’est en technicien qu’il affronte le septième art.
En 1942, il vient diriger les prises de vues du premier film parlant arabe en Algérie Ali fils du Sud, avec Réda Caire le sympathique chanteur de charme. Bloqué en Afrique du Nord par le débarquement allié, il tourne un documentaire sur la ville de Constantine, l’antique Cirtha, sa ville natale, en double version, français et arabe.
En 1943, il fut requis par le Service cinématographique de l’armée pour lequel il dirige les prises de vues pendant trois ans, en qualité de correspondant de guerre.
Libéré en 1945, il rentre à Paris afin de reprendre son activité quand la jeune et nouvelle production marocaine fit appel à son précieux concours, et c’est alors qu’il tourne l’un des premiers films marocains parlant arabe, ainsi qu’un documentaire «Port-Lyautey», pour le compte du Centre cinématographique marocain.
– Et actuellement, que comptez-vous faire ? lui demandais-je.
– Pour l’instant, je compte réaliser un scénario que j’ai écrit Le Cavalier du foulard vert, dont j’ai déjà procédé au découpage technique avec la collaboration de Mlle Louise Arboguast.
– Avez-vous envisagé les interprètes éventuels de votre prochaine production.
– C’est un problème assez ennuyeux, et pour cela je compte former des jeunes sous ma direction. J’espère arriver à un bon résultat, car alors il y aura des acteurs d’avenir, qui pourront par la suite franchir avec aisance ce métier dur et compliqué qu’est le cinéma.
– Que pensez-vous du cinéma nord-africain?
– Le cinéma nord-africain prend un essor considérable, et fera parler de lui d’ici peu.
Depuis 27 années que je fais du cinéma, me dit Tahar en guise de conclusion, j’ai toujours vécu de cet art, et non de plusieurs ou d’un métier différent de celui que je fais au studio, et en tant qu’ancien du cinéma, je prédis un grand avenir au cinéma nord-africain.
Et l’on voit cet homme au visage énergétique, seul pionnier du cinéma en Afrique du Nord – seul, oui je dis bien, – car les producteurs, en messieurs qui détiennent les bourses, semblent vouloir produire non pas en cinéastes, mais en financiers, c’est-à-dire, qu’ils ne voient en produisant que ce que cela pourrait leur rapporter.
Espérons qu’ils comprendront, que sans oublier le rapport, ils doivent penser à l’Art et épauler ainsi les techniciens afin de produire des films dignes de l’Afrique du Nord. » Djamal Tchanderli.
Mohamed-Karim Assouane, universitaire.
Références:
1 – Mostefa Lacheraf et Abdelkader Djeghloul, Histoire, culture et société, Alger, 1986.
2 – Nathalie Coutelet, «Habib Benglia et le cinéma colonial», article dans la revue Cahiers d’Etudes Africaines, n° 111/ 2008.
3 – Bonsoir, du 4/1/1924
4 – Revue Française, du 13/1/1924
5 – L’Action, du 27/12/1925
6 – Ciné–Cinéa, n° 72 du 1/11/1926
7 – Annuaire général de la cinématographie, du 1/1/1927
8 – Ciné-Miroir, du 1/3/1927
9 – L’Afrique du Nord-Illustrée, du 30/3/1929
10 – Cinaedia-Cinaedia-Illustrée, du 30/4/1929
11 – Cyrnos, du 6/7/1929
12 – Journal de Berck, du 2/3/1930
13 – La Griffe, du 30//11/1930
14 – Pour-Vous, n° 138 du 9/7/1931
15 – Cinémonde, n° 207 du 6/10.1932
16 – L’Image, n° 31 du 19/3/1937
17 – Revue de l’Ecran, du 27/3/1937
18 – Ce-Soir, du 1/4/1937
19 – Journal du Midi, du 1/10/1937
20 – Les Spectacles d’Alger, du 4/5/1938
21 – Radio-Nationale, du 8/2/1942
22 – 7Jours, du 20/1/1944
23 – Figaro, du 27/3/1945
24 – Dernière-Heure, du 2/4/1947
25 – Afrique-Rafales, du 10/4/1947
26 – Gazette des Tribunaux du Maroc, n° 1022 du 10/9/1948
27 – Libération, du 13/10/1950
28 – Droit et Liberté, du 27/10 au 2/11/1950
29 – Alger-Républicain, du 16/3/1951
30 – France-Afrique, du 30/4/1951