Il y a des écrivains qui brillent par le talent et l’humilité, dont l’écriture tranche comme le glaive loin des sentiers battus et l’air du temps, Claire Tencin en fait partie.
L’écriture de Claire Tencin est vraie. Elle accapare, elle émeut, elle bouleverse, toujours dans un élan sans cesse revivifié maintenant la flamme, poussant la réflexion à son paroxysme pour ne rien manquer, ni le champ vaste du cœur, ni celui de l’esprit.
Son écriture est sans concession et s‘affranchit des contraintes et servitudes de l’époque, elle prend son envol libre, battant des ailes comme pour nous rappeler que tout n’est pas perdu pour la libre pensée.
Claire Tencin est habitée, par la littérature, elle est Professeure de Lettres et de Français Langue Étrangère, elle revient à Paris après avoir passé des années en Inde dans le cadre de son travail de recherche en littérature.
Dans les deux récits, Je suis un héros, J’ai jamais tué un bougnoul (2012) et Affreville (2023), l’écriture de Claire Tencin est courageuse et engagée. On ne peut s’empêcher de penser à Albert Camus, au discours de Suède, à Boris Vian, Le Déserteur, à Eugène Ionesco, Rhinocéros, à Robert Desnos, ce cœur qui haïssait la guerre, à George Orwell, La ferme des Animaux.
Après avoir activement participé à la revue l’Atelier du roman et Diacritik, elle se consacre actuellement à sa mission de jury pour le Grand prix Afrique de 2025.
Le Matin d’Algérie : Vos livres bousculent et sortent des sentiers battus, qui est Claire Tencin ?
Claire Tencin : Je me considère comme une apprentie-écrivaine à chacun des livres que j’entreprends. Pour moi, il s’agit d’inventer une langue qui se prête comme un vêtement taillé sur mesure au sujet que je cherche à appréhender avec le « courage de la vérité » pour reprendre l’expression de Michel Foucault.
Je crois que la littérature doit être le lieu d’une parole juste et inouïe à rebrousse-poil des codes et de la doxa à la mode telle qu’elle s’impose dans les courants de pensée actuels qui jouent comme des leviers d’autocensure sur les auteur-e-s. Par ailleurs, les bureaux de sensitive readers qui s’installent depuis quelque temps dans les maisons d’édition s’apparentent de plus en plus à des appareils de censure dont on ne peut ignorer l’impact sur la liberté d’écrire.
Je prends plaisir à écrire en caressant à rebrousse-poil les attentes de l’air ambiant lisse et droit dans ses bottes. C’est en entrant dans mes personnages par le point de vue aveugle que je tâtonne à mains nues vers la langue à venir. Pour Affreville, j’ai excavé d’outre-tombe la voix de mon père là où elle m’emmenait en enfer et je l’ai ramenée à la surface des évidences comme une réparation contre la doxa morale.
La langue dans ce sens-là devient le personnage principal de mon écriture, comme dans un de mes récits Le silence dans la peau (2016), où j’explore l’indicible « mauvaise mère » par la voix d’un personnage que j’ai appelé tout simplement Le Récit.
Le Matin d’Algérie : Tous les professeurs de littératures n’écrivent pas, d’où vous vient cette passion pour l’écriture ?
Claire Tencin : Dans mon enfance, je rêvais déjà d’être écrivaine sans doute parce que j’étais une petite fille très solitaire. Dès que j’ai appris à lire, je me suis retirée dans les livres qui m’ouvraient un horizon tout aussi réel qu’imaginaire. Je ne sais pas si on peut appeler l’écriture « une passion » en ce qui me concerne, je dirais plutôt une nécessité, un besoin qui discipline ma vie et lui donne une orientation vitale.
Et pour parvenir à me sentir vivre, je me fixe l’enjeu d’aller sur des chemins de traverse et de me laisser surprendre par l’idée que je poursuis… je préfère m’exposer au danger d’être incomprise ou ignorée plutôt que de suivre la grande route sans embûches, comme j’ai entrepris de le faire avec mes deux récits Affreville et Le silence dans la peau. Je crois qu’on écrit ce que l’on est au final…
Le Matin d’Algérie : Après la publication de, Je suis un héros : J’ai jamais tué un bougnoul, vous publiez Affreville, qui est l’ancien nom de la commune de Khemis Miliana dans la wilaya de Aïn Defla en Algérie, où votre père était gendarme de 1954 à 1960. Ces deux livres intimes, courageux, où vous tentez d’interroger l’histoire sur la guerre d’Algérie à travers votre père dans un récit bouleversant sur les affres de cette guerre et des séquelles et souffrances engendrées, vous avez su dépasser les préjugés, stéréotypes et l’histoire officielle, comment avez-vous fait ?
Claire Tencin : J’ai vécu avec la guerre d’Algérie depuis l’enfance sans savoir qu’elle était à l’origine du mal de vivre de mon père pour ne pas dire de son désordre mental. Après sa disparition brutale, le premier récit que j’avais écrit (et qui est paru en 2012), Je suis un héros, je n’ai jamais tué un bougnoul, a été propulsé de mon corps avec une fulgurance inattendue.
C’est comme si une voix avait usé de ce passage pour exprimer les non-dits, et ce n’est pas tant un « je » qui se dit qu’un « nous » autour duquel se sont agrégés des mots à inventer contre le silence : celui de mon pauvre père, celui de notre passé colonial et celui de ma génération. Toute mon adolescence et le ressentiment que j’avais entretenu se sont échappés d’un bond de ce trou noir après que sa mort m’avait libérée de ce que j’avais cru connaître de lui.
Pendant des décennies, l’histoire officielle en France a forcé au silence ceux qui ont survécu à la guerre d’Algérie en faisant la sourde oreille à leur mal être et leur souffrance indigne. L’usage de la torture comme arme de guerre et les exactions commises sur les populations autochtones ont marqué au fer rouge les hommes que l’on a envoyés en Algérie.
Ce récit n’a pas de vocation politique même si toute écriture s’avère politique malgré elle. Il s’évertue au sens moral du terme à bâtir un récit familial et universel sur ce que la guerre fait aux enfants et fouille l’intimité d’un rapport qui ne fait pas rapport entre une fille et son père en posant la sempiternelle question de l’origine. La narratrice est-elle la progéniture d’un héros ou d’un tortionnaire de guerre ?
Aujourd’hui, ce qui fait rapport entre lui et moi, c’est ce récit que j’ai écrit et que je publie parce que mon histoire est l’histoire de toute ma génération confinée dans le silence. Malgré la rudesse avec laquelle je traite mon père, je lui accorde quand même le bénéfice du doute et je préfère à la condamnation manichéenne la suspension du jugement.
En 2012 paraissait aussi Les Héritiers du silence de Florence Dosse, une enquête sociologique menée avec le témoignage d’enfants d’appelés ou d’engagés de la Guerre d’Algérie. C’est alors que j’ai réalisé avec soulagement que je n’étais pas isolée, que mon récit pouvait résonner au-delà de la cuisine familiale comme une rédemption pour toute une génération née de ces pères-là, qui avait été exposée à la folie et à l’angoisse du silence.
C’est pendant l’aberrante torpeur et terreur du confinement de 2020 que j’ai ressenti plus concrètement l’absence de mon père et que j’ai eu besoin de remonter ce récit à rebrousse-poil. J’ai voulu retourner avec lui en Algérie en 1953 alors qu’il débarquait là-bas pour faire ses classes de gendarme.
Disons que je retournais sur le lieu du crime… et au bout de ce périple, j’ai souscrit à toutes les hypothèses sur sa responsabilité ou sur son déni sans pouvoir aboutir à un constat objectif, à savoir que mon père avait pu être un criminel de guerre, qu’il avait pu torturer.
À Sétif et à Affreville la ville où il a été affecté en Algérie de 1954 à 1960, j’ai inventé la syntaxe de ce jeune homme dans l’exercice de ses fonctions de gendarme départemental, probablement aussi imaginaires que cet homme imaginaire que je poursuivais, qui avait été mon père avant d’être mon père, cet homme qui prétendait ne pas avoir tué sans pouvoir en convaincre le monde ou s’en convaincre.
Le Matin d’Algérie : L’écriture peut-elle aider à se reconstruire après une histoire familiale écorchée par les traumas de la guerre ?
Claire Tencin : L’adhésion des lecteurs et des lectrices à ce récit, comme vous le faites aujourd’hui, me fortifie dans l’idée que la littérature a un rôle réconciliateur à jouer dans l’histoire. J’ai tenté de tracer un chemin entre nos deux peuples meurtris par une guerre dont les héritiers ne sont pas responsables et dont ils doivent encore aujourd’hui porter le poids de la mauvaise foi et de la lâcheté mémorielle.
À l’heure où les deux États s’engagent dans un dialogue de réconciliation qui n’est pas gagné d’avance, il me semble que ce sujet n’appartient pas seulement aux politiques mais aux générations qui ont hérité de cette guerre … la diaspora algérienne en France, les pieds noirs et les harkis exilés et les Algériens eux-mêmes.
Il est vrai que depuis quelques années, toute une littérature a éclos de part et d’autre dans ces « communautés » isolées sans parvenir à créer un lien de reconnaissance mutuelle… Je crois que la véritable reconstruction qui vaille doit poser la paix comme préalable entre les deux rives de la Méditerranée et je veux croire aussi que nos deux peuples y aspirent de tous leurs cœurs au-delà des partis pris politiques.
Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre nous dit : « […] Nos actes ne cessent jamais de nous poursuivre. Leur arrangement, leur mise en ordre, leur motivation peuvent parfaitement a posteriori se trouver profondément modifiés. Ce n’est pas l’un des moindres pièges que nous tend l’Histoire et ses multiples déterminations. Mais pouvons-nous échapper au vertige ? Qui oserait prétendre que le vertige ne hante pas toute existence ? »
Le Matin d’Algérie : Quels sont les écrivains qui vous influencent ?
Claire Tencin : Ce sont les écrivains qui m’ont appris à vivre et qui peuvent encore aujourd’hui m’apprendre le courage de la vérité à travers leur écriture et leur engagement intellectuel. Je suis une lectrice persévérante de Montaigne depuis des décennies que j’ai élu comme un père putatif. J’ai beaucoup lu la littérature française classique et les auteurs du XXe siècle sans pouvoir dire que je serais influencée par un-e auteur-e plus particulièrement.
Je suis très sensible aux prises de risque de Virginia Woolf, à la philosophie humaniste de DH Lawrence, à la puissance évocatrice de Malaparte, à l’inventivité de la langue de Marguerite Duras, à la prose incendiaire de Mohamed Dib, à l’écriture provocatrice et poétique du congolais Sony Labou Tansi, et pour ne citer qu’un roman courageux qui m’a marquée ces dernières années, Les bienveillantes de Jonathan Littell.
L’histoire est souvent une source d’inspiration pour moi. Je sonde ce qu’elle n’a pas encore dit par défaillance ou ce qu’elle a volontairement occulté par mépris ou prudence. Plus particulièrement sur les femmes et leurs engagements littéraires ou politiques dans leurs époques.
Avec mon roman Alexandrine de Tencin, femme immorale du XVIIIe siècle, j’ai entrepris de réhabiliter la réputation d’une salonnière et romancière inédite dans notre matrimoine que les jugements moraux avaient jetée dans le cachot de l’histoire.
En décembre 2024, paraîtra mon roman sur Marie de Gournay, éditrice de Montaigne et philosophe à l’aube du XVIIe siècle, dont l’engagement pour la défense des Essais est à peine souligné dans la postérité et son amitié très intime avec le célébrissime auteur carrément ignorée, sans parler de sa production philosophique très rigoureuse et dense qui n’a guère soulevé l’intérêt de l’histoire, à tort à mon sens.
Le Matin d’Algérie : Un mot sur les éditions ardemment
Claire Tencin : Notre maison est encore toute jeune et nous avançons sans plan préconçu. Nous construisons la ligne éditoriale avec le temps au gré des projets qu’on nous propose et que nous avons envie d’accompagner et de défendre en collaboration avec les auteurs et les autrices.
Depuis deux ans, quelques projets n’ont pas abouti et d’autres sont encore en chantier et naîtront en 2024 et 2025… Nous n’avons pas d’impératifs quantitatifs, donc nous ne publions qu’au compte-goutte. Pour ma part, je suis effarée par le « génocide » des livres que l’on commet tous les ans au nom des lois du marché. Pourquoi publier autant de livres morts nés ?
Quant à ma mission, elle consiste à construire la collection « Les Ardentes » dédiée à la republication des autrices puissantes de notre histoire dans lesquelles nous nous reconnaissons, qui par leur écriture souveraine et leur liberté de parole ont défié les codes de leur sexe en outrepassant le territoire patriarcal. En janvier 2024, j’ai fait paraître un recueil de nouvelles d’Isabelle Eberhardt, Où l’amour alterne avec la mort, agencé sur la thématique des bédouines du désert saharien que l’autrice a tant parcouru à l’orée du XXè siècle. Un butin ethnologique et littéraire tout à fait majeur sur le patriarcat colonial et musulman.
Le Matin d’Algérie : Avez-vous des projets en cours ou à venir ?
Claire Tencin : Pour ma part, je viens à peine de terminer un roman sur les jeunes mineurs étrangers qui débarquent en France et que je côtoie depuis des années de par mon métier de professeure de français. Là encore, tout est mal dit dans les médias et extrêmement réducteur.
J’ai tenté d’écrire en effaçant tous les termes qui les enferment dans une vision globale, comme « les migrants » par exemple, et encadrée par le discours politique et sociologique d’ambiance. J’en ai fait des « sujets » à part entière porteurs d’une singularité émotionnelle, psychique et créative, comme ils le sont en réalité, et que nous ne pouvons contenir dans la doxa décoloniale victimaire ou dans la rhétorique sécuritaire de la société et des médias.
Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?
Claire Tencin : Un grand merci à vous de me donner la place de m’exprimer dans un média algérien.
Entretien réalisé par Brahim Saci
AFFREVILLE : https://ardemment.fr/produit/affreville-recit-guerre-dalgerie/