La libération récente de figures intellectuelles et politiques par décret présidentiel a ravivé le débat sur l’usage de la grâce en Algérie. Si ces décisions sont saluées comme des gestes d’apaisement, des militants politiques et des juristes y voient surtout une clémence appliquée de manière discriminatoire, profitant à quelques profils médiatisés tandis que des dizaines de détenus d’opinion, moins visibles, demeurent incarcérés ou poursuivis arbitrairement.
C’est dans ce contexte que la grâce présidentielle accordée à l’enseignant universitaire en histoire Mohamed Lamine Belghit, après celle dont a bénéficié l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, a suscité un soulagement immédiat dans certains cercles intellectuels et politiques. Mais au-delà de ces libérations à forte portée symbolique, la décision a ravivé un malaise plus profond : celui d’un recours à la clémence perçu comme sélectif, appliqué au cas par cas et détaché d’une approche globale de respect des libertés fondamentales.
Pour l’avocat Me Hakim Saheb, si la libération de toute personne détenue pour ses idées, ses écrits ou son engagement pacifique demeure « une bonne nouvelle en soi », elle met néanmoins en lumière un « deux poids, deux mesures » dans l’usage de la grâce présidentielle. Selon lui, la sortie de prison de figures connues, bénéficiant d’un certain écho médiatique ou de soutiens influents, contraste brutalement avec la situation de centaines d’autres détenus d’opinion, moins visibles, toujours incarcérés.
Journalistes, militants du Hirak, défenseurs des droits humains, activistes amazighs ou simples citoyens ayant exprimé un désaccord : pour Me Saheb, ces profils composent une réalité largement occultée. À cela s’ajoutent de nombreux prévenus maintenus dans une attente judiciaire prolongée, parfois pendant des mois, voire des années, dans un contexte où les procédures sont régulièrement dénoncées pour leurs irrégularités et leur usage dissuasif.
Dans une lecture juridique, Me Abdellah Heboul estime que la grâce individuelle accordée à Mohamed Amine Belghit devrait, par souci de cohérence, être étendue à l’ensemble des situations similaires. Il invoque le principe d’égalité entre citoyens, consacré par l’article 35 de la Constitution, et rappelle que l’État de droit suppose l’absence de discrimination dans le traitement des affaires liées aux libertés publiques.
Du côté des militants politiques, le constat est plus sévère. Mohcine Bellabes dénonce une « Algérie des grâces à la carte », où la liberté ne dépendrait plus du droit, mais du « calcul politique ». À ses yeux, la libération de quelques figures emblématiques ne saurait masquer le sort de dizaines d’autres détenus, privés de visibilité, de relais et de perspectives claires.
Mohand Bakir va plus loin dans la critique. S’il rappelle que Mohamed Lamine Belghit, poursuivi, selon lui, pour l’expression d’une opinion, « n’aurait jamais dû être emprisonné », il estime que le recours à la grâce présidentielle, dans le contexte actuel, relève moins d’un geste d’apaisement que d’une manœuvre politique cynique.
Le militant dénonce une approche qu’il qualifie de politiquement prédatrice et froidement calculée. Selon lui, cet acte de clémence, intervenu dans un contexte politique précis marqué par le rejet quasi unanime de la proclamation unilatérale d’indépendance de la Kabylie par le MAK, relève davantage d’un signal adressé au courant idéologique auquel appartient l’enseignant en histoire — courant qui, depuis son incarcération, a multiplié les pressions et les sollicitations auprès du chef de l’État — que d’une réelle volonté de consacrer le respect des libertés individuelles et de la liberté d’opinion.
Ces prises de position convergent vers une même interrogation : la grâce présidentielle relève-t-elle d’un principe de justice universel ou d’un instrument de gestion politique ponctuelle ? En libérant quelques noms emblématiques tout en laissant perdurer une machine judiciaire punitive, les autorités alimentent un sentiment d’injustice et fragilisent la confiance dans les institutions.
Pour leurs auteurs, la véritable mesure de l’État de droit ne réside pas dans des gestes isolés, mais dans une politique cohérente et transparente de respect des libertés. Tant que l’emprisonnement restera une réponse à l’opinion ou à la critique pacifique, la promesse d’une Algérie démocratique et réconciliée avec elle-même continuera de se heurter à la réalité des cellules et du silence.
Samia Naït Iqbal

