Il y a 66 ans se tenait dans la vallée de la Soummam, précisément au village Ifri à Iwzellaguen le premier congrès du FLN qui constitue un moment fondateur de la révolution algérienne.
Si la répression sanglante des manifestations de mai-juin 1945 et la création de l’OS en février 1947 a signé l’acte de naissance du 1er novembre 1954, les assises de la Soummam sont sa deuxième naissance consolidée par une meilleure organisation de la lutte en dotant la révolution naissante d’institutions politiques et militaires.
L’absence d’organisation viable ayant marqué les premières années de la guerre, cette rencontre politique d’importance des principaux dirigeants de la révolution, après un examen critique de l’état de l’organisation des maquis, a pallié cette lacune.
Ses résolutions ont doté la révolution d’institutions politique et militaire, à savoir le Conseil National de la Révolution (CNRA), représentant le Parlement, et le Conseil de Coordination et d’Exécution (CCE) l’Exécutif, soit une assemblée délibérante et un gouvernement d’union nationale, ainsi qu’une structuration de l’armée de libération nationale (ALN) sur l’ensemble du territoire en six régions calquées sur le modèle d’une armée régulière.
Les six wilayas sont subdivisées en mintaqa (zone), nahia (région) et qasma (secteur). Une stricte hiérarchie d’unités combattantes et de grades fut instituée. (Voir les travaux de l’historienne Dalila Aït-El-Djoudi sur l’organisation de l’ALN).
L’enjeu politique majeur de la structuration de l’ALN s’inscrit dans le cadre d’une stratégie de lutte, de harcèlement et d’usure de l’armée coloniale par des attentats, des attaques furtives et des embuscades (guérilla) sur l’ensemble du territoire pour un objectif politique et non militaire.
Les rapports de force militaire sur le terrain étant fortement déséquilibrés puisque la puissance de feu de l’armée française est sans commune mesure avec le peu d’armement et d’unités combattantes dont disposait alors l’ALN.
L’objectif étant politique – l’indépendance – le CEE et la délégation extérieure puis le GPRA à partir de 1958 étaient chargés de sensibiliser les opinions publiques et les instances internationales au premier rang desquelles l’ONU sur la cause algérienne.
C’est à cette fin que Hocine Aït Ahmed a accompli un travail politique et diplomatique remarquable à la conférence de Bandung en 1955 puis à New York en ouvrant le Bureau de la délégation du FLN en avril 1956 dans son appartement.
Son action à l’international est saluée par le président Ferhat Abbas. Après son arrestation avec ses camarades suite à l’arraisonnement de l’avion marocain d’Air Atlas le 22 octobre 1956, l’action diplomatique d’Aït Ahmed fut relayée, notamment par Mohamed Yazid, Abdelkader Chanderli, Ferhat Abbas, Boulahrouf… qui ont sillonné toutes les grandes capitales pour gagner des soutiens à la lutte du peuple algérien pour son indépendance.
Par conséquent, entre l’action armée et l’action politique, il existe un rapport dialectique ; tandis que la première a donné de la force au plaidoyer de l’action politique à l’international, la seconde a donné du sens et amplifié l’écho de la première.
Par cette organisation politico-militaire de la révolution et le projet d’édification, après l’indépendance, d’une République démocratique et sociale qui garantit l’égalité à tous les citoyens sans discrimination qui en est issu, les résolutions du Congrès de la Soummam constituent la première matrice de l’État-nation et sa première vraie « petite constitution » n’en déplaise à Mohammed Bedjaoui.
De toutes les mesures prises, le principe de la primauté du politique sur le militaire est le plus déterminant, le plus prémonitoire, mais aussi le plus critiqué par les tenants d’un État militaire. Larbi Ben M’hidi et Ramdane Abane, fervents défenseurs de ce principe, ont fait preuve de clairvoyance redoutant une militarisation des conflits politiques entre Algériens avant et surtout après l’indépendance. Deux hommes politiques lucides qui ont pensé juste et ont agi loin.
Soixante-six ans plus tard, ce principe remarquablement réhabilité par le hirak dont les principaux mots d’ordre sont évocateurs « dawla madania mashi ‘askaria », « Abane khella ussaya, dawla madania mashi ‘askaria », conserve encore une validité et une légitimité politique incontestables. Son abandon a entraîné illico la militarisation des instances dirigeantes au cours de la guerre et celle de tout le pays et ses institutions après l’indépendance.
La création de l’Etat-major général (EMG) en décembre 1959 sous le commandement du colonel Boumediene hypothéqua sérieusement les chances d’édifier une Algérie libre et démocratique.
Aujourd’hui le constat s’impose de lui-même : l’échec du régime militaire imposé depuis 1962, voire depuis la remise en cause de ce principe à la première réunion du CNRA du Caire le 20 août 1957 est patent.
À partir de la constitution de 1963, le statut de l’armée est systématiquement mentionné dans le chapitre consacré à l’État, alors que sa place naturelle est dans le chapitre qui traite du pouvoir exécutif dont elle doit dépendre.
Dans la constitution révisée en 2020 l’armée a fait l’objet de quatre dispositions (art. 30, 31, 91, 139), elle est mentionnée six fois dans le préambule et six fois dans le texte, alors que l’on ne lui trouve nulle trace dans les préambules des constitutions tunisienne et marocaine. En disposant que « l’armée défend les intérêts vitaux et stratégiques du pays…», l’article 30.4 de la constitution révisée lui donne la possibilité d’intervenir dans tous les domaines de la vie politique, économique et sociale du pays.
Le sociologue Lahouari Addi observe que l’armée nationale populaire (ANP) s’est éloignée de l’héritage de l’armée de libération nationale (ALN) fondée par des militants formés dans des partis politiques (PPA-MTLD), et l’ANP a recréé la culture politique ancestrale des janissaires sous la régence d’Alger.
Depuis l’inversion de ce principe soummamien du politique et du militaire, les dirigeants ne se considèrent légitimes, comme les Deys d’Alger, que lorsqu’ils sont cooptés et portés par le commandement militaire à la tête de l’État. La force brutale tient ainsi lieu de droit.
Précisons que les janissaires étaient les réels détenteurs du pouvoir sous la régence d’Alger et plus précisément sous la dynastie des Deys, appelés Yenishéri en turc signifiant nouvelle armée au nombre de 10 000 à 12 000 environ. Composés majoritairement de Chrétiens convertis et de Turcs, ils installèrent et renversèrent à leur guise les sultans. L’organisation de la succession, entre la quarantaine de Deys environ, dernière dynastie de la Régence d’Alger, intervenait très souvent dans des bains de sang.
Les janissaires relevaient directement du Dey, leur père nourricier, qui leur assurait la solde et la protection. Leur emblème était la marmite symbole de la nourriture abondante qui leur était servie.
L’Algérie a hérité, à l’instar de la Syrie, l’Irak, la Libye, l’Égypte d’un nationalisme d’inspiration nassérienne de nature militaire, mono-partisan et pan-arabiste. Par ces traits, il se distingue à la fois du nationalisme séculier, destourien (constitutionnel) et civil de Bourguiba en Tunisie dans le droit fil de sa tradition constitutionnelle remontant à la constitution de 1861, voire de Carthage, du nationalisme laïc de Sati’ Al-hussri et de Michel Aflaq en Syrie et en Irak ainsi que du nationalisme de Saad Zaghloul en Égypte qui n’était ni partisan d’un régime militaire, comme le fut ultérieurement Djamel Abdel Nasser, ni il a conçu hizb Al-wafd de tendance libérale qu’il a fondé en 1919 dans une perspective hégémonique d’un parti unique.
Depuis 1962, l’Algérie est prisonnière de l’horizon d’un nationalisme de blocage, instrument idéologique fondamental du maintien d’un régime politique d’une nature hybride militaro-politique.
Né au cours des années 1920, le nationalisme algérien était à ses débuts une conscience de libération, porteur d’un grand projet d’émancipation des peuples d’Afrique du Nord, il s’est peu à peu transformé, notamment après l’indépendance en une idéologie de domination et de blocage d’une nation qui, aujourd’hui plus qu’hier, aspire profondément au changement remarquablement exprimé par le hirak. Une critique lucide des fondements de l’État-nation et du soubassement politique et culturel qui le sous-tend est indispensable pour mieux comprendre les blocages d’aujourd’hui.
La longévité du régime politique ne tient pas uniquement, contrairement à ce que l’on pourrait croire, par l’effet conjugué de son puissant appareil répressif, de la corruption généralisée qui lui garantit des soutiens et la paix sociale par une redistribution inégale de la rente pétro-gazière. L’idéologie nationaliste exaltée contribue autant que la répression et la corruption, si ce n’est davantage, à son maintien.
- Sur le congrès de la Soummam, voir Les assises de la Soummam : 60 ans après, quelles leçons ? publication coordonnée par Tahar Khalfoune, Editions El-Ibriz, Alger, 2018, 222 pages.
- Sur la constitution de 2020 et le statut de l’armée, voir notre article, La constitution de 2020 : une révision de rupture ou de continuité ? Revue internationale de droit comparé (RIDC) n° 3, 2021.
Tahar Khalfoune