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Crise sanitaire et nivellement idéologique

DECRYPTAGE

Crise sanitaire et nivellement idéologique

Comme partout ailleurs, cette pandémie du Covid-19 a vu la production de beaucoup de discours dans les médias et sur les réseaux sociaux en Algérie. Un tel moment peut susciter moult reportages, discussions ou débats, analyses sur des différents sujets liés à cette crise.

Cette crise sanitaire arrive dans une période caractérisée par un conflit ouvert entre le peuple algérien (dans son écrasante majorité) et l’oligarchie aux commandes du pays depuis des décennies. Les crises et les conflits sont des moments propices à l’analyse du fonctionnement d’institutions ou de groupes sociaux.[1] En se penchant sur quelques phénomènes, on peut voir, « grâce » à cette crise, clairement de nouveaux paradigmes institués au niveau idéologique et axiologique ainsi que des rapports qu’ils entretiennent. On peut aussi voir de la constance dans le fonctionnement du régime politique dans certaines dimensions de l’exercice du pouvoir.

Durant les premières semaines de la crise, on a vu un président et son gouvernement, issus d’un régime affaibli par une année de contestation populaire, naviguer à vue dans la gestion de cette pandémie. Ce n’est qu’avec l’instauration d’un confinement strict (couvre-feu), mais variable d’un point de vue horaire selon l’ampleur de l’épidémie dans les wilayas, que « l’expertise sécuritaire » du gouvernement semble assez efficace. La matraque est une des constantes du régime.

Ces derniers jours, on assiste à des règlements de comptes et des rééquilibrages claniques au sein du régime. Une autre constante observée lors des alternances claniques depuis l’indépendance. On voit aussi que les chiens de garde du système sont toujours de service et les mouches du régime toujours actives.

L’instrumentalisation de la religion dans une perspective de légitimation de l’oligarchie au pouvoir s’intensifie. Comme il sied aux régimes théocratiques, le gouvernement d’Alger recourt à son conseil d’imams pour convaincre le peuple à l’aide de fatwas : gouverner, aujourd’hui, avec un esprit canonique moyenâgeux ! Il faut convenir que le discours politique du président et de son gouvernement est inaudible. L’autre discours qui aurait pu leur sauver la mise en ce temps de crise sanitaire, le scientifique, a été étouffé depuis des décennies.

L’un des signaux forts à la minorisation du discours scientifique date de l’instauration, en 1976, du 16 avril comme journée du savoir. Le choix de la date anniversaire du décès de l’imam Abdelhamid Ben Badis est une volonté politique d’inclinaison idéologique. Je ne parle pas du signal envoyé en matière de patriotisme au peuple algérien : Abdelhamid Ben Badis a été un assimilationniste qui n’avait jamais revendiqué l’indépendance du pays, se contentant de réclamer un champ libre pour l’islamisation de l’Algérie française. Le régime avait donc choisi son orientation en matière de savoir vers l’idéologie et les croyances musulmanes. Le savoir religieux, subjectif et irrationnel s’accommode très mal avec le savoir scientifique qui se revendique de l’objectivité et de la rationalité.

Les années qui suivirent ne démentirent pas ce choix idéologique : peu de temps après, on a vu la création du département des sciences islamiques à l’université d’Alger.

Ainsi, les études islamiques se voient décerner un cachet scientifique. Après un intermède (1998-2001) qui a vu la création d’une faculté des études religieuses, en 2001 on assiste à la création d’une faculté des sciences islamiques au sein de cette université d’Alger. Et puis c’est carrément une université (Constantine) qui est dédiée à ces sciences particulières. Autant le concept des études religieuses est pertinent, comme pour toutes les religions, autant celui de sciences religieuses est absurde.

Depuis ce coup d’envoi officiel du processus d’institution de la primauté du religieux sur le scientifique par le dictateur Houari Boumediene le 16 avril 1976, les efforts se poursuivent toujours pour accentuer le rapport de forces. Ainsi, à l’occasion du 16 avril 2020, journée nationale du savoir, Abdelmadjid Tebboune projette la restauration des vieilles mosquées en Algérie. Le régime ne cache rien en ce qui concerne ses priorités « scientifiques ».

En compagnie de la matraque, le régime déploie son autre constante, évolutive si on peut le dire ainsi, la religion musulmane. Heureusement que la question médicale a été laissée à la discrétion de médecins, à l’occasion de cette pandémie, sinon les malades auraient pu se retrouver aux mains des imams et traités avec la « roqia ».

La prise en charge médicale des malades du Covid-19, dès les premiers symptômes, avec le protocole thérapeutique du professeur Didier Raoult est une note positive dans cette crise sanitaire. Mais même là, le ministre des affaires religieuses semble vouloir interférer en prescrivant sa « thérapeutique » qui consiste en une dose quotidienne de diffusion de Coran par les mosquées grâce à leurs sonorisations au milieu de la journée ; une sorte de « roqia » collective administrée même à ceux qui n’en veulent pas ! La quête de légitimité et la pression islamiste mènent le gouvernement à une surenchère en matière de religiosité et d’absurdité.

L’improvisation est aussi un outil qui semble avoir une certaine constance dans le mode de gouvernance de ce régime. La dernière en date est l’octroi d’une prime de 10 000 DA aux « familles nécessiteuses ». Lorsqu’on a vu les cohues provoquées par les distributions de semoule, sous l’œil « complaisant » de l’Etat, les premiers jours, on ne peut que redouter les « cohues » à venir devant les guichets de mairies, surtout lorsqu’on sait la bureaucratisation de la charité étatique. Il n’y a qu’à se rappeler la saturation des services bureaucratiques municipaux à chaque rentrée scolaire pour l’établissement des documents nécessaires pour bénéficier d’une allocation. Quand on voit l’inconscience d’un certain nombre de personnes, qui ne respectent pas les gestes barrières en certaines circonstances, on ne peut pas ne pas s’inquiéter. Espérons que les municipalités sauront trouver comment faire pour éviter les cohues redoutées.

Près de 58 ans après l’indépendance du pays, les autorités algériennes n’ont pas encore mis en place des institutions pour organiser la solidarité nationale. C’est sans doute l’inclinaison idéologique du régime qui constitue un obstacle à la conception et la réalisation d’un mécanisme moderne de solidarité. Le marqueur le plus expressif est sans doute l’action caritative de l’état avec le « couffin du ramadhan » : les pouvoirs publics manifestent ainsi, chaque année, leur « charité » alimentaire durant ce mois considéré comme sacré par les musulmans, comme si les « nécessiteux » qu’ils aident ne pouvaient pas avoir les mêmes besoins le reste de l’année. Le terme « nécessiteux » employé dans la terminologie officielle représente aussi un marqueur idéologique clair.

On retrouve aussi cet esprit de charité chez l’état à l’occasion de cette crise sanitaire. Le gouvernement demande l’aide des citoyens et affiche des numéros de comptes pour la collecte. Après avoir dilapidé des centaines de milliards de dollars, le régime demande aux citoyens de l’aider pour pouvoir, à son tour, les… aider.

Même s’il ne jouit pas de la confiance du peuple, le gouvernement recevra l’aumône de quelques milliardaires qui ont profité des largesses du système pour édifier leurs fortunes : un renvoi d’ascenseur et un signe de solidarité avec le gouvernement. Il y a des fortunés qui choisissent de faires des aumônes en nature, avec une médiatisation qui, en même temps, fait office d’opération de marketing. Ainsi, ces dons attendront deux contre-dons ; celui du système qu’ils soulagent momentanément et celui du peuple qu’ils sauvent (potentialisation de la clientèle et des soutiens).

L’un des pionniers de l’aide humanitaire médiatisée à outrance est Bernard Kouchner, ancien ministre français des affaires étrangères. L’action humanitaire était ainsi rentabilisée diplomatiquement pour son pays et politiquement pour lui.

En ce moment, l’humanitaire à la Kouchner se développe de façon très importante. On peut voir des « bienfaiteurs » se prendre en photo lorsqu’ils remettent une bouteille d’huile ou un plateau d’œufs à quelque nécessiteux ! Une façon d’immortaliser un rapport de force né de la bêtise humaine.

La solidarité familiale, villageoise ou tribale se caractérisait par une forme de discrétion même si les religions qui se sont succédé dans le pays lui ont « imposé » des connotations de la charité. Actuellement, on constate un changement dans le paradigme des valeurs à ce niveau. La charité renverse la solidarité, et l’exhibition s’amplifie au détriment de la discrétion.

En ordonnant la redistribution des dons en nature au niveau départemental ou national, en fonction de l’importance du matériel collecté (laissant la gestion des « bricoles » au niveau local), le gouvernement, en voulant transformer cette charité en solidarité, peut décourager la solidarité locale. Un état moderne n’a pas vocation à redistribuer les aumônes : il établi des assiettes pour les impôts qu’il prélève et, à partir de là, organise la solidarité nationale.

A l’occasion de cette crise sanitaire, le régime, qui a mis en place un système de santé sous-développé et une solidarité impuissante, favorise l’émergence d’un nouveau rapport de force : le peuple sera, en partie, redevable, pour ses soins et son alimentation durant cette crise, envers beaucoup de personnes qui ont fait fortune par la grâce du système.

Les grandes et graves crises permettent à des êtres humains d’exprimer de l’humanisme, de la générosité ou de l’héroïsme comme ils peuvent aussi faire que des humains ressortent ce qu’il y a de pire en eux. Chez un certain nombre, l’instinct de survie se réveille avec une telle force qu’il aveugle leur culture. L’irrationalité prédomine et rend possible le surgissement de comportements dont on n’aurait jamais soupçonné la possibilité chez nombre de personnes qu’on connaît en d’autres temps plus paisibles.

Ainsi le stockage, par des particuliers, de denrées alimentaires qui provoquent des pénuries qui priveraient une partie de la population de leur disponibilité. On peut ainsi priver ses parents ou amis par de tels comportements. Ici, les liens de parenté et d’amitié sont bousculés, souvent inconsciemment, par l’instinct de survie. Lorsque le danger de mort fait beaucoup de bruit, la nature prend le dessus sur la culture, ce qui bouleverse des paradigmes de valeurs sociales ou sociétales.

On a vu des images montrant des personnes se disputant un sac de semoule. La responsabilité de ces comportements, « déshumanisants », sont la conséquence de l’imprévoyance des gouvernants qui n’ont pas su anticiper l’irrationalité de certains comportements humains lors de crises graves comme celle que nous vivons. En tolérant pendant quelques jours l’organisation des distributions de semoule (ou autres denrées alimentaires) ayant entraîné des cohues, sans respect des règles de distanciation, l’état a favorisé l’expression de conduites risquées sur le plan sanitaire. Et cela se passait au moment où les autorités politiques et sanitaires du pays appelaient au confinement et au respect des règles de distanciation pour freiner la propagation du Covid-19.

On peut voir tous les jours des personnes qui oublient, ou omettent, de se protéger dans des espaces publics comme certains magasins alimentaires. Dans pareille situation, l’individu insouciant, négligeant ou défiant (il en existe) peuvent se transformer en vecteurs de transmission de ce virus qui est responsable d’une létalité importante. Certes, le covid-19 est plus dangereux pour les personnes les plus vulnérables, notamment les personnes âgées ayant des comorbidités. Ainsi, on peut aider, consciemment ou inconsciemment, ce coronavirus à tuer nos parents ! Une forme de parricide involontaire. Je ne parle pas des génocidaires qui préconisent l’immunité naturelle. On peut se faire une idée du bouleversement du paradigme de la valeur de la vie humaine chez une partie de la population. Heureusement, pour l’humanité, que beaucoup de monde se surpasse pour sauver des personnes malades.

La méconnaissance de ce nouveau virus participe à la terreur qu’il inspire. Plus le virus se propage plus apparaîtront des conduites irrationnelles d’évitement, d’espionite, de non respect de la vie privée, notamment le secret médical (des noms de personnes malades sont déjà balancés sur les réseaux sociaux), de méfiance, etc. Plus cette crise durera plus ces conduites bouleverseront les rapports humains de fraternité, de solidarité et de confiance dans la société.

Cette crise sanitaire révèle un peu plus l’ampleur de l’espace occupé par la religion dans le paradigme idéologique du régime politique algérien et son évolution. Elle montre aussi comme cette idéologie officielle a transformé le concept de solidarité en charité dans la pratique publique ou privée.

Des paradigmes de valeurs sociales et humaines sont bouleversés par l’ampleur et la force de cette crise sanitaire qui nous révèle combien nous sommes impréparés à affronter des situations aussi difficiles.

On peut comprendre combien il est dangereux de vivre dans un pays frappé par la désertification scientifique et culturelle car cela débouche, avec le temps, sur la misère intellectuelle et l’ignorance qui génèrent, immanquablement, la misère matérielle.

Nacer Aït Ouali

[1] Les courants progressistes de l’analyse institutionnelle recommandent l’analyse lors de conflits pour arriver à comprendre le fonctionnement réel des institutions

Auteur
Nacer Aït Ouali

 




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