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De la censure et de son terreau

ANALYSE

De la censure et de son terreau

La censure est multiforme et sévit sous toutes les latitudes, dans tous les régimes politiques, avec plus ou moins de force. C’est un interdit, une violence symbolique qui peut avoir, parfois, comme conséquences des violences physiques.

La censure n’est pas un phénomène indépendant de tous les autres interdits d’un pays comme c’est le cas en Algérie. Lorsqu’on parle de censure, on pense surtout à celle qui touche les médias et les journalistes ainsi que les produits culturels. Ce phénomène évolue avec le temps et l’organisation du pouvoir politique.

Pour s’épanouir, la censure a besoin d’un terrain fertile sur le plan idéologique et sociétal. Ainsi, les groupes sociaux qui cultivent les interdits politiques ou moraux, et qui édifient des Etats autoritaires ou totalitaires, se prêtent, volontiers, à la pratique de la censure de l’information et des idées.

Un rappel sommaire de l’état de la censure en Algérie avant d’essayer de voir les «conditions » de son épanouissement.

Pendant le règne du parti unique, la censure se pratiquait surtout en amont. Pour les médias nationaux, qui étaient peu nombreux, c’était la désignation de leurs responsables et le recrutement des journalistes, qui adhéraient à la ligne éditoriale officielle, qui rendaient quasi inutile la censure en aval.

La presse étrangère était contrôlée avant sa distribution. Pour les autres produits culturels (livres, films), il y avait le visa d’édition du ministère de la Culture qui vérifiait la «conformité idéologique» du produit et le contrôle, avant la distribution, des importations. Pour la chanson, c’étaient le canal de diffusion ou de publicité qui se chargeait de la censure quand un produit échappait au « circuit de régulation idéologique ». En gros, une sorte de chape de plomb.

Après l’institution du multipartisme politique, il y a eu ouverture aussi du champ médiatique. Ainsi, au début des années 1990, on a assisté à la naissance de plusieurs titres dans la presse écrite. L’autonomie et la liberté de cette presse étaient fragiles étant donné qu’elles dépendaient beaucoup des rotatives et des subventions de l’Etat. Malgré ces difficultés, des courants idéologiques interdits d’expression publique auparavant pouvaient investir les médias. Mais cette relative liberté n’allait pas durer car la montée du terrorisme islamiste et l’état d’urgence décrété par le pouvoir allaient restreindre toutes les libertés et beaucoup de journalistes ont été assassinés. Assassinats attribués par le pouvoir aux terroristes islamistes. Ce n’était plus de la violence symbolique mais de la violence physique extrême. Une violence qui engendre, légitimement, de l’autocensure.

Le règne de Bouteflika n’a pas rétabli le peu de liberté acquis au début des années 1990. Bien au contraire. Des pressions multiples ont été exercées pour restreindre les libertés encore existantes et étouffer celles qui voulaient éclore. La distribution de la publicité étatique, qui représente une manne financière très importante, a servi de moyen de pression à l’encontre des médias.

Cette manne a aussi servi à créer des journaux que la vox populi désignait comme les « journaux de la publicité ». En plus des journaux qui ont disparu à cause de ces pressions d’autres ont été interdits. De la censure en amont et en aval. Il fallait s’affilier à un clan ou à un cercle du pouvoir pour survivre.

Les médias lourds étatiques sont toujours censurés en amont comme au temps du parti unique. Les chaînes de télévision du privé ne sont en réalité qu’un alibi pour faire semblant de promouvoir la liberté de l’information et de l’expression. Ces chaînes «appartiennent » en fait à des courants idéologiques qui composent le pouvoir et sont parrainées par des cercles et clans qui dirigent le pays. La relative liberté de ton adoptée par les journalistes de ces chaînes n’est qu’une sorte de mise en scène, parfaitement contrôlée, et chaque fois qu’il a fallu qu’ils changent de ton, ou qu’ils se taisent, ils l’ont fait.

C’est durant ce règne de Bouteflika que se sont développés les TIC. Les chaînes de télévision satellitaires et internet favorisent une très grande circulation de l’information. La censure devient problématique pour les gouvernants. A moins d’adopter les méthodes de la Corée du nord.

La censure en amont nécessite la coopération des gouvernements des pays d’où émettent les chaînes de télévision, ce qui la rend problématique notamment dans les pays démocratiques. Pour la censure en aval, il y a toujours le blocage d’accès quand c’est techniquement possible.

Pour ce qui est de l’internet, la situation est complexe. Pour les journaux et blogs domiciliés en Algérie, la censure peut s’exercer en aval. Un certain nombre de journalistes et blogueurs ont fait les frais de la politique de répression du gouvernement avec de lourdes condamnations à la prison ferme. Cette répression vise à instaurer la peur qui va engendrer de l’autocensure car elle se situe au-delà de la censure ordinaire. Lorsqu’ils dérangent le pouvoir, les journaux électroniques et blogs domiciliés à l’étranger voient l’accès à leurs sites subir des blocages illimités dans le temps sur décision administrative ou policière.

Une partie importante de l’information emprunte les canaux des réseaux sociaux, surtout que la défiance vis-à-vis des médias traditionnels, pour diverses raisons, ne cesse de se développer. Là aussi, on assiste à des condamnations d’internautes par des tribunaux dans ce qui semble constituer une ligne rouge dictée par le pouvoir.

La récente loi qui criminalise les « fake news » n’est pas un fait isolé dans le monde. Même dans les pays qui ne cessent de crier, face au monde, leur qualité de « démocratie », ont adopté des lois semblables, acculant même les patrons des réseaux sociaux à censurer les informations « non vérifiées », c’est-à-dire non officielles : une sous-traitance de la censure.

Ainsi, dénoncer un mensonge officiel sera considéré comme une fausse information. Ces lois liberticides ont pour but de limiter la liberté d’expression et de protéger les mensonges officiels et d’en faire des vérités contre vents et marées : la vérité philosophique ou idéologique est difficile à établir. Et la communication sert beaucoup à faire avaler toute sorte de pilule au peuple.

Le développement de la censure dans la pratique de gouvernement en Algérie n’est pas « accidentelle ». Le terreau idéologique s’y prête beaucoup. Des idéologies fondées sur l’autoritarisme et le totalitarisme.

Après l’indépendance du pays en 1962, l’armée avait pris le pouvoir. Et depuis, elle l’entretient et le garde, jusqu’à ce jour, même lorsqu’elle désigne à la tête de l’état un civil. Un peu « l’arbre qui cache la forêt ».

Il faut rappeler aussi que ceux qui avaient pris le pouvoir après l’indépendance l’avaient fait avec violence et se fondaient sur une volonté « révolutionnaire » qui prolongerait la révolution qui avait abouti à l’indépendance. On sait que les révolutionnaires finissent forcément en conservateurs pour « veiller » sur les acquis de leur révolution et garder le pouvoir conquis. Et cela ne peut se faire sans violence à l’égard de nouveaux révolutionnaires qui menaceraient l’ordre qu’ils ont établi, ce qui nécessite des interdits pour se protéger. Surtout que, dans cette situation, la colonne vertébrale du pouvoir était l’armée.

Lorsque les militaires dirigent un pays, ils ont tendance à vouloir y instaurer une vie de caserne à bien des égards. La liberté d’expression ou la contestation de l’ordre établi et des ordres reçus n’ont pas de place dans la vie militaire. Lorsque des militaires investissent le champ politique, c’est leur vision militaire qu’ils imposent au pays. Cela débouche sur un régime autoritaire qui ne peut exister que par les interdits qu’il impose au peuple pour éviter toute contestation. Il arrive que même que les chuchotements de la population soient intolérables. La censure est « naturelle » dans un tel régime de gouvernement. D’autant plus que le conservatisme religieux de la société cultive l’interdit à outrance.

La guerre de libération nationale avait déjà été empreinte d’une connotation religieuse : un certain vocabulaire (djihad, martyr, etc.) et des pratiques au sein de l’ALN (la prière obligatoire par exemple) témoignent de cette inclinaison vers une dimension musulmane de cette guerre contre l’occupant français. Cette cohabitation du militaire et du religieux dans l’exercice du pouvoir a continué après la guerre.

La religion musulmane, comme les autres religions monothéistes, cultive l’interdit incontestable puisqu’il s’agit de dogmes divins. L’intériorisation et l’intégration des tabous et interdits par les croyants ne leur permet pas de mesurer la censure puisque c’est leur norme. Les espaces de liberté sont extrêmement réduits, pour ne pas dire inexistants puisque la vie privée et la vie sociale sont strictement codifiées par les canons religieux. Le croyant se contente des « libertés » que lui laisse sa religion auxquelles il tient mais il est indifférent à l’atteinte aux libertés (qui ne sont pas conformes à sa religion) des autres.

Lorsqu’une communauté religieuse est majoritaire dans un pays non laïque, elle a tendance à imposer au reste de la population son idéologie et sa morale avec tous les interdits qui vont avec elles. Comme une telle communauté n’est pas fondée institutionnellement pour pratiquer la censure, elle exerce les pressions nécessaires sur le pouvoir politique pour arriver à ses fins.

Ainsi, en Algérie, des « idées » du FIS dissous ont été adoptées par le pouvoir en place pour ne pas se mettre à dos la mouvance islamiste. Et une certaine censure découle de cette idéologie.

La pression des islamistes sur les femmes pour le port du voile est un exemple de censure, non institutionnelle, sur la liberté vestimentaire qui est une expression humaine. On trouve aussi des intrusions dans la vie amoureuse des gens. Ces atteintes à la vie privée ne sont pas isolées ; parfois, elles sont prises en charge par l’état comme dans la prohibition de l’alcool par certains walis (sous la pression des islamistes) ou la pénalisation de la rupture du jeûne sur un espace public pendant le ramadhan. Vouloir régenter la vie privée et ce qui relève de l’intime est une dérive totalitaire.

Lorsqu’un régime autoritaire intègre des éléments d’une vision totalitaire dans sa gestion d’une société la censure ne peut que se développer et « s’épanouir ». Des « ciseaux » bénis, en quelque sorte, dans un pays où les censeurs, les policiers et gendarmes, les magistrats et les administrateurs ne rechignent pas à la besogne pour réduire la liberté d’expression à sa simple… expression.

 

Auteur
Nacer Aït Ouali

 




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