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De l’homo donator au fait social total

L’énigme Lounès Matoub

De l’homo donator au fait social total

Après la disparition tragique de Lounès Matoub, l’homme et l’artiste adulés, naît Lounès Matoub l’idéal-repère de toute sa société, donnant «le phénomène Matoub», phénomène intriguant pour ceux qui veulent le saisir par une analyse objective. Intriguant parce qu’il ne suscite pas seulement de l’admiration et de l’émotion, il sensibilise, il conscientise et il mobilise pour l’action engagée pour la vérité en même temps qu’il est considéré comme une référence révélatrice de nouvelles vérités.

En soutenant qu’il est absurde d’attendre de l’engagement par la conscientisation pour l’action engagée d’un poète, comprendre «la sottise qu’il y aurait à réclamer un engagement poétique » (1948 : 24), écrivait-il, Jean-Paul Sartre a, de notre point de vue raison et tort en même temps. Il a raison dans le mesure où, en effet, le poète n’utilisant les mots que comme objets pour dire des émotions, les poèmes ne peuvent pas, dans la société occidentale moderne, exprimer ou décrire des faits concrets, se contentant de la construction d’images sans visages dans la réalité et donc dans les sociétés du sans message de vérité.

Il a tort, plutôt il s’est induit en erreur, parce que son analyse escamote le fait que le langage est aussi symbolisme dans les sociétés différentes des sociétés occidentales qu’il a analysées, nous dirons même que dans les sociétés traditionnelles, le langage est d’abord symbolisme, et dans ces sociétés, dirait Jakobson, «le vers dépasse [de beaucoup] les limites de la poésie» (1963). Pour saisir le sens du langage transmis par les symboliques du langage poétique, en même temps que le code linguistique, «le lecteur met en marche, spontanément et inconsciemment, un second code, proprement sémantique, que lui fournit sa culture et qui détermine la manière de relier le signe à une réalité qui lui est extérieure et qui constitue son sens » (Marghescu, 2012 : 108).

Par conséquent, pour nous, Lounès Matoub n’est un phénomène exceptionnel que parce qu’il est un fait social total d’une société fondamentalement traditionnelle, « c’est-à-dire un fait mettant en branle la totalité sociale et traversant les découpages de la société » (Létourneaux, 2012 : 86-87). On ne peut donc analyser le phénomène Matoub par l’étude textuelle, et la seule démarche féconde ici est celle qui tient compte des textes, du poète et du contexte, textes comme partie de dons, poète comme donateur et contexte comme récepteur des dons et « offreur » des contre-dons.

Nous posons l’hypothèse que si Matoub, l’absent-présent plus que le présent de l’absent, parvient par le pouvoir du symbolisme au sens d’A. Caillé(1) à contrarier et, très souvent, même  à contrer tous les autres pouvoirs officiels, économiques, culturels, scientifiques et politiques, c’est que le contexte, la société kabyle, fonctionne autrement, par le symbolisme. Et « symbolique et dons, dit Caillé, sont sans doute pour Mauss identiques. Ou au moins coextensifs. Il n’est de don que ce qui excède par sa dimension symbolique, la dimension utilitaire et fonctionnelle des biens ou des services. Et, réciproquement, qu’est-ce qu’un symbole sinon ces mots, ces gestes, ces coups, ces objets[…] qui sont solennellement donnés en créant l’alliance sous peine de guerre? » (2004 : 145).

L’objet de ce papier est donc d’analyser le phénomène Matoub en tant que fait social total, c’est-à-dire en tant que processus qui commence avec le don pluriel (don de temps, don de mots, don d’anecdotes, … jusqu’au don sacrificiel) et les contre-dons (rester fidèle aux promesses, au serment …), processus qui mène à la naissance de la légende dans la société kabyle, et qui s’achève avec la prégnance du symbolisme matoubien dans plusieurs sphères de la société kabyle, domestique, culturelle, politique, scientifique et économique.

Le cheminement de ce travail va se réaliser en trois parties. Dans la première, nous exposons, par une recherche dans les textes et les attitudes matoubiens, les éléments qui montrent la cohérence et la noble prestance de l’homme représentant la figure de « L’homme révolté » (2) au sens d’Albert Camus (1951), que recherche la société. Dans la deuxième, nous exposons les différents dons que Matoub a donné à sa société, don sacrificiel, don de dires et don de contre-dons. Dans la troisième, par une étude de terrain, nous montrons la dimension de contre-don que représente Matoub dans l’imaginaire collectif de la société kabyle, contre-don total matérialisé par la déification du donateur total.  

Matoub Lounes, l’incarnation de l’Homme révolté

Fait unique, du moins très rare, dans l’histoire, Lounès Matoub est parvenu à représenter pour tout son peuple le symbole de son identité kabyle. Il est utile de signaler d’entrée de jeu que pour un artiste, la conquête de la reconnaissance d’un peuple est différente de la conquête de celle d’une élite. La deuxième vient après et par l’appréciation d’une œuvre artistique. L’artiste qui réalise l’art pour l’art, en effet, négocie, marchande, donne même de sa liberté et se tait sur la négation de la liberté des autres pour que vive son art : «Entre Cherif Kheddam(3) et le régime il y a eu une forme de jeu du chat et de la souris où chacun essayait de tirer le meilleur parti de la situation, dit Saïd Sadi. Au final, précise-t-il, il s’est établi une espèce de modus vivendi : le pouvoir vérifiant que l’artiste ne souscrirait pas à un engagement dans une structure formalisée, le chanteur se contentant de la liberté de ne pas négocier ses compositions » (Chekri C et Guenanfa, 2018).

Cet exemple illustre au mieux la démarche indiquée par le paradigme de « la rationalité instrumentale, avec la notion d’optimisation comme concept central. La rationalité instrumentale est une rationalité des moyens par rapport aux fins […]  le modèle de l’homo œconomicus soutient que, en optimisant leur intérêt individuel, les membres d’une société produisent un optimum de bien-être collectif » (Godbout, 2005).

Cette démarche de la rationalité instrumentale crée naturellement des situations où l’art dit tout de l’artiste comme la richesse dit tout du bourgeois : «Cherif Kheddam a été incontestablement, parmi les artistes de sa génération, précise S. Sadi, celui qui a engagé une rénovation musicale inédite et décisive » (Chekri C et Guenanfa, 2018). Et ces fins réalisées font un résultat qui, quand il donne satisfaction, devient suffisant pour gagner la reconnaissance de l’élite. La deuxième, par contre, fait traverser de longs chemins, souvent périlleux, pour arriver, à la fin, à faire de cet art un des détails du symbole accompli, symbole qui est toujours un « signe de reconnaissance » (Vergote, 1959 : 197). Reconnaissance au double sens, ajoutons-nous : reconnaissance pour l’absent symbolisant et tout ce qu’il évoque au présent comme présents, et reconnaissance par le symbole, comme par l’estampille, de ce qui est authentique, donc bon.      

Si le monde était tout utilitarisme, la démarche indiquée par le paradigme de la rationalité instrumentale serait applicable à tous. Or, souligne utilement A. Caillé, « la société moderne est double. Il y a la société proprement moderne […], celle pour laquelle ce qui compte c’est l’efficacité fonctionnelle, dans le marché, dans les administrations, dans la science. Mais nous vivons aussi dans une autre société : la société primaire […] Cette socialité, cette société primaire, elle, reste mutatis mutandis organisée par la triple obligation de donner, recevoir et rendre » (2010 : 30). La Kabylie est justement une de ces sociétés qui sont fondamentalement primaires.

Pour comprendre le « phénomène Matoub », qui est totalement différent du « phénomène Kheddam »(4), il faut donc mobiliser un autre paradigme que celui de la rationalité instrumentale, le paradigme du don, puisque Matoub a adopté toute sa vie durant la démarche indiquée par le paradigme de la société primaire, laquelle « société doit se concevoir comme l’intégrale des dons et des contre-dons et l’intégrale des prises, l’intégrale des rivalités, l’intégrale des conflits, l’intégrale des alliances » (Caillé, 2010 : 32).  La vie de L. Matoub ramenée à toutes ces intégrales donne précisément l’incarnation de «L’homme révolté » camusien.

En saisissant, en effet, tout le sens que veut nous transmettre Camus par « L’homme révolté », notamment sur la différence à établir entre l’homme révolutionnaire, qui veut transformer la réalité qu’il nie en la mutilant, et le révolté qui veut transformer la réalité qu’il vit en pansant ses plaies, « la révolution, disait-il, […] malgré ses prétentions, […] part de l’absolu pour modeler la réalité. La révolte, inversement, s’appuie sur le réel pour s’acheminer dans un combat perpétuel vers la vérité » (Camus, 2013/1951 : 372), sur également le fait que l’artiste qui, en refusant « le monde à cause de ce qu’il lui manque et au nom de ce qui, parfois, il est » (camus, 2013/1951 : 317), est par définition l’homme révolté, nous comprenons qu’il y a beaucoup de vérité dans l’idée de S. Fumet, que « l’art quel que soit son but, fait une coupable concurrence à dieu » (cité in Camus , 2013/1951 : 324).

En effet l’artiste, le vrai, n’est rien de plus mais également rien de moins, qu’un concurrent de Dieu. Concurrent de Dieu qui refuse d’accepter les souffrances de son monde et, quand il le pense, il n’hésite pas à le lui dire. Concurrent de Dieu également, qui veut vivre dans le monde en le rendant vivable pour tous, et n’hésite pas d’agir pour le faire. En saisissant tout cela, nous comprenons enfin que L. Matoub a été simplement comme il ne pouvait ne pas être sans ne pas être un artiste, il a été, comme il voulait être, « soi-même ». Il a été simplement artiste, donc un Homme révolté. Et comme, précisait Camus, on ne peut être circonstantiellement ou à moitié Homme révolté, L. Matoub a été Homme révolté d’une façon totale. D’une façon totale en allant a plusieurs moments dire à Dieu directement que son monde est mal fait, « i-cḍas i rebbi leqlam, i-lhad di maɣvan, a mezwaṛu d nekki-ni » (par glissement méthodologique, Dieu comme un maléfique, a fait dans ce monde, moi en premier, de misérables faméliques)(5), chantait-il.

Les injustices du monde, bien entendu, il ne suffit pas de se révolter contre, il faut aussi se placer aux côtés des souffreteux pour soulager leur souffrance en ayant « la pensée des limites » (Camus, 2013/1951  : 367). C’est ce que justement L. Matoub a fait, qui de sa vie pratique, des dizaines d’anecdotes se racontent illustrant qu’il avait bien compris que «la révolte ne peut se passer d’un étrange amour (que) ceux qui ne trouvent de repos ni en Dieu ni en l’Histoire se condamnent à vivre pour ceux qui comme eux ne peuvent pas vivre : pour les humiliés » (Camus, 2013/1951 : 379). Une fois, dit-on, en rentrant au village, il voit une maison aux mille feux illuminée mais pas animée, avec quelques personnes assises à l’extérieur. Tradition kabyle oblige, il demande aux gens s’il s’agit d’un deuil, cette lumière et ces hommes à cette maison, sans doute pour s’y rendre. On lui répond qu’il ne s’agit pas d’un deuil, mais d’une fête. Mais comment, leur répond, se fait-il qu’aussi peu de gens s’y trouvent ?

Ils lui expliquent qu’il s’agit de la fête d’un pauvre orphelin qui n’a pas les moyens de s’offrir une animation artistique, et ses invités sont tous partis à une autre fête (d’un riche) située pas très loin, animée par un grand artiste. C’est alors qu’il se rend chez lui et revient avec son matériel et sa mandole pour animer la fête du pauvre gratuitement. En l’entendant chanter, tous les gens ont quitté l’autre fête pour venir à lui et donc à la fête du pauvre. Cette attraction qu’il exerçait sur le peuple est due, en partie au moins, à sa franchise, sa clarté et sa joie de vivre, se faisant ainsi adepte de Camus qui disait qu’il faut « s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel et de parier, face à la douleur des hommes, pour le bonheur » (Camus, 2013/1951 : 356).

Comprenant par intuition que, comme l’exprime bien Diène, « en profondeur et dans la durée, c’est le front intellectuel qui construit les outils de légitimation morale et de justification conceptuelle à la défense de (l’ordre établi)  […] (et qui réalise) la production de concepts défensifs de neutralisation ou de délégitimation de toute contestation » (2009 : 98), il s’est révolté contre les intellectuels qui ont, d’après lui, essayé de programmer la dévitalisation de l’être culturel local pour l’acceptation de sa propre transmutation, « a-neddu d Si leflani, d dadda mu du-winat, imi ɣran nukni d-ulli, ulayɣar ne-slum taswaɛt » (qu’on se mettent à suivre Si (6) untel et telle éminence, puisqu’ils sont des intellectuels et nous des moutons, inutiles les remontrances). Comprenant également que les armes de ces auteurs de légitimation contre les cultures minoritaires, ce sont les idéologies dominantes, il a tour à tour dénoncé les méfaits du marxisme, du capitalisme, de l’arabisme et de l’islamisme, « taɛravt d-awal a rebbi e-dges tamusni matchi am tid e-niden. E-syes ma tebbded s-ifri, xas e-grirev a-ɣli, muhamed a-ki-di-selken » (l’arabe est la langue de Dieu, elle contient les savoirs absolus, elle n’est donc pas comme les autres, toutes de pauvres dérivées. En la choisissant tu pourrais, en étant au bord du précipice, sans risque te laisser renverser, et Mohammed serait là pour te sauver), disait-il dans une chanson. Joignant le geste à la parole, et comme pour appliquer la recommandation de A. Camus qui disait que « les foules du travail, lassées de souffrir et de mourir, sont les foules sans dieu. Notre place, exhortait-il, est dès lors à leur côté, loin des anciens et des nouveaux docteurs » (2013/1951 : 378-379), Matoub a dit « e-vɣiɣ e-ṣef i maɣvav » (j’ai choisi la ligue des pauvres), et il a toujours été à leurs côtés, prenant part à leur jeux, à leur soirées et à leur repas, à leur joies et à leur colères.  

Le Révolté autant il mesure les moyens dans les actes visant à changer matériellement une situation, autant il ne mesure ni ne calcule dans l’action de dénonciation ou de revendication. «Situé avant ou après le sacré », il cherche des réponses et des solutions humainement acceptables dans sa quête de vérité sans prendre en considération la position de l’opinion dominante, «la liberté qu’il réclame, il l’a revendique pour tous ; celle qu’il refuse, il l’a l’interdit à tous » (Camus, 2013/1951 : 355).

Ainsi la liberté que L. Matoub a réclamée, il l’a revendiquée pour tous, d’abord à ceux auxquels elle a le plus manqué, comme Slimane Azem, Muhand U Harun, et la liberté qu’il a refusée, il l’a refusée pour tous, des plus hauts dignitaires, comme H. Boumediene et B. Chadli (7), au simple bureaucrate, en passant par les chefs des partis dits kabyles.

En allant revendiquer la liberté, par exemple « le droit de choisir de ne pas être musulman », Lounès Matoub, sans mesurer le danger, risque tout, toute sa vie, en opposant la « foi culturelle » aux fois religieuse, marxiste et libérale, « comme d’autres ont foi en leur religion, moi j’ai foi en ma culture», disait-il. Et c’est en risquant tout qu’il a été atteint par un gendarme de plusieurs balles en 1988, séquestré par des terroristes en 1994, puis assassiné en 1998.   

L’ultime acte de révolte de L. Matoub fut sa reprise de l’hymne national algérien pour en faire une chanson exprimant la révolte de l’artiste contre l’histoire de son pays. Lounès Matoub était alors conscient des risques, «Je sais, disait-il, que ça va me valoir des diatribes, voire un enfermement, mais je prends ce risque, après tout il faut avancer dans la démocratie et la liberté d’expression», faisant ainsi sienne la maxime de Camus qui dit : «Ceux-là font avancer l’histoire qui savent, au moment voulu, se révolter contre elle aussi» (Camus, 2013/1951  : 377-378). (A suivre)

Mohamed-Amokrane Zoreli, Enseignant-chercheur à l’Université de Bejaia

Notes de fin

(1) « Entendons donc par symbolisme quelque chose de plus vaste que le symbolique. Non pas seulement un système figé de signes différenciés par leurs oppositions distinctives, mais aussi l’usage des symboles, et l’ensemble des activités par lesquelles les hommes les créent, les choisissent, leur donnent sens, les font vivre ou les laissent mourir et tomber en désuétude […] Posons que le symbolisme, tel qu’étudié par les structuralistes, représente du symbolisme mort, tandis que ce qui intéresse M. Mauss au premier chef, c’est le symbolisme vivant » (1999 : 9).

(2) L’homme révolté » est pour nous homo donator, puisque « cette folle générosité, disait Camus, est celle de la révolte […] Son honneur, enchaine-t-il, est de ne rien calculer, de tout distribuer à la vie présente et à ses frères vivants […] La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent » (2013/1951 : 379-380).

(3) Né en Algérie, à Taddert Boumessaoud de la commune d’Imsouhel, en 1927, et mort à Paris, en France, le 23 janvier 2012, Chérif Kheddam est un chanteur, compositeur et poète algérien d’expression kabyle.

(4) Nous ne citons ici cet exemple que dans une optique d’illustration du principe que le don se réalise par la générosité mais également par la conflictualité, l’opposition, y compris l’opposition à ceux qui sont en opposition avec la logique du don, aux utilitaristes. On voit en effet que le pouvoir du symboliste se construit face et se dresse contre le pouvoir symbolique au sens de Bourdieu, qui dit que « c’est en tant qu’instruments structurants et structurés de communication et de connaissance que les systèmes symboliques remplissent leur fonction politique d’instruments d’imposition ou de légitimation de la domination, qui contribuent à assurer la domination … en apportant le renfort de leur propre force aux rapports de forces qui les fondent » (1977 : 408) .

(5) Les traductions approximatives mises entre parenthèses dans le texte sont de nous.

(6) Si est une particule nobiliaire qui précède le prénom d’un marabout en fonction ou en retraite.

(7) Ex-présidents algériens.

Auteur
Mohamed-Amokrane Zoreli

 




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