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Désinhibition de la haine

Main armée

Image par un-perfekt de Pixabay

Il est des temps où les sentiments les plus sombres, naguère contenus par la bienséance sociale ou la peur du jugement, s’expriment à visage découvert. La haine, longtemps murmurée dans l’ombre, s’affiche aujourd’hui sans fard, sans masque ni détour. 

Elle s’exhibe toute honte bue. Ce qui relevait autrefois de l’indicible ou du honteux se dit désormais à haute voix, au nom d’une supposée liberté de ton. On ne se contente plus de la ressentir en silence, de la tenir en laisse : on la revendique, on la propage, on l’assume presque comme un droit naturel. Cette désinhibition de la haine n’est pas un phénomène marginal : elle traverse nos sociétés, irrigue nos débats publics et infiltre nos interactions quotidiennes.

Ce phénomène de désinhibition de la haine a plusieurs visages. Le numérique, on le sait, joue le rôle d’amplificateur. Derrière la protection de l’écran, les barrières intérieures s’effondrent, la colère se libère, l’insulte devient réflexe, le mépris se normalise. Les réseaux sociaux ont offert un espace où l’invective se publie en un clic, où l’anonymat réduit le coût moral de l’agression, où le « buzz » récompense la provocation. Ainsi, l’injure ou le mépris, jadis relégués à la sphère privée, deviennent matière première d’une économie de l’attention. Plus les mots sont violents, plus ils circulent. La stigmatisation se multiplie, la cruauté verbale circule comme un divertissement. La haine devient rentable.

Mais réduire la désinhibition de la haine aux réseaux sociaux serait une erreur : c’est la société entière qui s’y acclimate. C’est dans l’air du temps. Elle s’invite dans l’arène politique, où certains leaders n’hésitent plus à recourir à la brutalité verbale pour galvaniser leurs soutiens. Elle se diffuse dans les médias, où le spectacle de la confrontation l’emporte souvent sur l’exigence du débat argumenté. Elle s’installe même dans le quotidien, quand l’étranger, le voisin ou le collègue devient la cible d’une suspicion systématique. Les fractures sociales, les crises politiques, l’angoisse identitaire, tout concourt à légitimer ce déchaînement d’hostilité. L’autre n’est plus un voisin, un concitoyen, un alter ego : il devient un adversaire, parfois un ennemi.

Les discours publics, parfois même institutionnels, reprennent les codes de la brutalité verbale, donnant ainsi à chacun le sentiment qu’il n’y a plus rien à réprimer. Ce glissement révèle une mutation plus profonde : la haine cesse d’être perçue comme une défaillance morale ou un excès condamnable. Elle se normalise, s’installe dans le registre de l’opinion comme une option parmi d’autres. Le langage perd alors son rôle de filtre civilisateur. Là où la retenue permettait le dialogue, l’explosion pulsionnelle impose le silence de l’autre.

L’époque semble avoir levé les digues qui contenaient jadis les débordements de la haine. Ce qui, autrefois, devait se dire à voix basse, dans le cercle restreint de l’entre-soi, se profère désormais en pleine lumière, sans scrupule ni retenue. La haine s’exprime, s’exhibe, se revendique même, comme si elle relevait d’une authenticité nouvelle : dire sa colère brute, nommer son rejet de l’autre, serait devenu la preuve d’une sincérité affranchie du carcan des convenances.

Ce phénomène de désinhibition ne surgit pas de nulle part. Il s’ancre dans un climat d’incertitudes profondes : crises économiques récurrentes, effritement des repères sociaux, inquiétudes identitaires, sentiment de déclassement. Ces angoisses, plutôt que d’être transformées en énergie politique ou en réflexion collective, se cristallisent dans le rejet. L’hostilité devient alors une ressource symbolique : elle donne l’illusion de reprendre prise sur un monde qui échappe.

La haine s’exprime désormais avec la désinvolture d’une opinion banale. Jadis, elle se camouflait derrière des euphémismes, des sous-entendus ; aujourd’hui, elle se dit crûment, frontalement. Elle prend la forme d’un tweet lapidaire, d’une diatribe de comptoir, d’un slogan hurlé en manif. Et plus elle choque, plus elle se croit légitime, sous prétexte qu’elle « ose dire tout haut ce que d’autres pensent tout bas ».

Le danger n’est pas seulement éthique, il est politique. Une société où la haine circule sans frein devient une société vulnérable, prête à se fracturer. Les mots, on le sait, préparent les actes. L’histoire récente comme lointaine le rappelle : la désinhibition de la haine est souvent le prélude à la désinhibition de la violence.

C’est une mutation inquiétante : la haine est sortie du registre de la transgression pour entrer dans celui de la normalité. Le langage qui l’exprime s’endurcit, et avec lui les comportements. Car les mots, une fois lâchés, appellent tôt ou tard des actes. La désinhibition de la haine est aussi une désinhibition de la peur. Peur de l’avenir, peur de la perte, peur de l’autre. La haine n’est jamais qu’un masque posé sur une fragilité collective. Elle soulage momentanément, mais ne résout rien.

L’enjeu n’est pas seulement moral, il est sociétal. Normaliser la haine, c’est fragiliser les fondements mêmes de la démocratie. Car une société démocratique repose sur la confiance minimale entre citoyens, sur la possibilité de débattre sans se détruire. Or, lorsque la haine cesse d’être une transgression pour devenir une habitude, elle corrode ce tissu fragile. Elle transforme l’autre en menace permanente, et le désaccord en guerre symbolique.

Il serait naïf de croire que cette désinhibition relève seulement d’individus isolés. Elle est le symptôme d’un climat plus large : sentiment d’insécurité culturelle, peur du déclassement, épuisement face aux crises successives. La haine devient alors une réponse facile, immédiate, mais illusoire : elle donne l’impression d’agir, quand elle ne fait que détourner des véritables enjeux.

Face à ce défi, il ne suffit pas d’appeler à la tolérance, souvent perçue comme un vœu pieux. Il s’agit de repenser nos espaces publics : restaurer des lieux de débat qui valorisent l’argument plutôt que l’invective, apprendre dès l’école la pratique du désaccord respectueux, redonner sens au mot « responsabilité » dans l’exercice de la liberté d’expression.

Car la désinhibition de la haine n’est pas un progrès, c’est une régression. L’humanité ne s’élève pas quand elle dit tout ce qui lui passe par la tête ; elle s’élève quand elle choisit de retenir ce qui blesse et de formuler ce qui construit.

Reste une question : comment réapprendre à inhiber, non pas nos colères légitimes, mais ce réflexe toxique qui consiste à transformer la différence en menace ? Peut-être en réhabilitant la lenteur de la réflexion contre la fulgurance de l’invective. Peut-être en redonnant valeur à la nuance, à la contradiction respectueuse, à ce ciment fragile qu’est le vivre-ensemble. Car si la haine est désinhibée, l’humanité, elle, risque fort d’être inhibée pour longtemps.

Comment alors rétablir les digues ? Sans doute en réapprenant que la liberté d’expression n’est pas l’abandon de toute responsabilité, mais au contraire son exercice le plus exigeant. En rappelant que l’opinion n’est pas un exutoire pulsionnel, mais une contribution au bien commun. En redonnant valeur à la nuance, à la contradiction apaisée, à la lenteur de la réflexion. Car une civilisation se mesure moins à sa capacité d’exprimer la haine qu’à son aptitude à la contenir. C’est dans cette retenue – fragile, difficile, toujours à reconquérir – que réside la condition même du vivre-ensemble.

Bachir Djaider

Journaliste, écrivain

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