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Djamel Bensmaïl El Miliani

REGARD

Djamel Bensmaïl El Miliani

Il venait d’une ville qui ressuscite toujours de ses meurtrissures. Miliana fut, du reste, édifiée sur les ruines d’une ancienne ville romaine, Zuccabar, il y a onze siècles de cela au par le prince ziride Bologhine Ibn Ziri, celui-là même qui bâtit Alger et Médéa.

Djamel Bensmaïl portait en lui un peu de ces lumières milianaises, héritées du temps où la ville rayonna en cité de culture et de sciences, lieu de rencontres de créateurs et d’érudits tels Ahmed Ben Otmane El Meliani, poète et écrivain du 13ème siècle et Ali Ben Omrane Ben Moussa El Miliani, théologien ou Ali Ben Meki El Miliani, théologien et juriste du 14e siècle. 

Les Bensmaïl y sont nés de pères en fils, depuis toujours, depuis l’époque du prestige jusqu’à ces jours sombres de la peur et du mépris où la ville ne fu plus qu’une localité dominée, mutilée, profanée, cachant sa disgrâce derrière le massif du Zaccar, reliée à Dieu par d’anciennes prières et aux hommes par cette vieille route qui serpentait à travers les vergers, au milieu des parfums inconnus, qui embaument la nuit et qu’on appelle toujours Trig Arioua.

Une cité profanée où seuls quelques anciens se rappelaient d’une ancienne réputation, Miliana capitale d’une grande partie du  Maghreb, premier caïdat de la région d’Alger sous Aroudj, Miliana de jadis, place forte de l’émir Abdelkader, une des trois plus anciennes villes d’Algérie mais qui, depuis tant d’années, portait les laideurs de la défaite et les rides de la déchéance. Elle était soigneusement ensevelie sous les décombres d’une mémoire effondrée, et ne séduisait plus les hommes. Comment continuer à vivre dans une cité où tout rappelait le temps de l’humiliation coloniale, quand Miliana s’offrait aux uns et pas aux autres, petite métropole de l’injustice, province de l’inégalité et de la loi du plus fort.

Aux uns, les beaux quartiers européens aménagés autour de la rue principale, la rue Saint-Paul, bordée de platanes, la place de l’Horloge avec ses boutiques et ses cinémas, les secteurs résidentiels avec leur jardin d’acclimatation, leur piscine, leurs de maisonnettes en fleurs, sagement regroupées en pâtés égaux, formant un paysage de rosiers, d’églantiers, de micocouliers et de jasmins qui s’épanouissaient sur le blanc de murs des villas cossues. Aux autres, là-bas, à l’abri des regards, Miliana avilie, celle des habitations de fortune, un peu taudis un peu masures déglinguées où s’entassaient les familles indigènes. C’était Miliana du faible.

Les hommes misérables et décharnés, y semblaient vaincus par toutes sortes de malédictions, pendant que le saint patron de la ville, Sidi Ahmed Ben Youssef, sanglotait dans les bras de la plaine. Miliana, vivait du fer mourrait du fer, le fer qu’il fallait savoir arracher du ventre du Zaccar pour enrichir les actionnaires français et européens de l’acier. Miliana de Djamel Bensmaïl, c’était aussi l’insoutenable monde de la mine qui ouvrait ses portes chaque jour que Dieu faisait, à six heures du matin par le hurlement d’une sirène, bok Larmiz, la sirène de la remise, celle qui réveillait en fait toute la ville.

Miliana était à la fois nourrie et écrasée par le minerai. Avec le temps, petits et grands avaient appris à sauter du lit avant même le hurlement de ce cri strident, inhumain presque. Les mineurs escaladaient alors la montagne, après un détour par le magasin pour y prendre le carbure indispensable aux lampes. Ils en revenaient le soir, exténués, le visage noirci par la suie. Parfois, raconte-t-on, on n’en revenait pas.

Depuis Sadek. Sadek  l’ancien, il avait commencé à 12 ans comme mousse, chargé d’apporter de l’eau et les outils puis, un peu plus tard, de pousser les wagonnets, mineur Sadek, gueule noire depuis 30 ans, comme son père Saïd, comme son grand-père Rachid, mineurs de pères en fils, comme le voisin Hamma, pour le pain des enfants, trente ou quarante ans à entrer par ce tunnel lugubre qui donnait sur les gisements de fer, à regarder le minerai dévaler la pente puis recueilli sur des terrasses en contrebas, avant d’être chargé dans les wagons, direction Marseille, Sadek qui n’avait pas vu rouler vers lui l’énorme rocher de fer, « Allah ou Akbar », mort un matin d’hiver, il était poseur de mine, pour le pain des enfants, comme son grand-père Rachid, un bel homme qui avait terminé handicapé, le prix à payer pour la mine, ou pour la Tour Eiffel, mais c’est comme ça, la loi du fer, on meurt broyé par les roches ou étouffé par le grisou. Rachid avait travaillé plus d’heures qu’il  ne pouvait supporter, c’était à la fin du 19e siècle, il fallait du fer, toujours  plus de fer pour le chantier de la Tour Eiffel, du fer du Zaccar, « un excellent minerai, avait dit Gustave Eiffel, à haute teneur, exactement ce qu’il nous faut pour la Tour, nous en prendrons huit mille tonnes ».

La lampe à huile de Rachid s’était éteinte. Trop vieille. Il y avait bien les nouvelles lampes Davy, fonctionnant au gaz acétylène, spécialement adaptées pour l’éclairage souterrain, mais c’est trop cher, avaient dit les propriétaires des gisements. Au siège parisien de la Société des Mines du Zaccar, rue Mogador, on comptait les bénéfices, pas les cadavres. 

Les mineurs du Zaccar assuraient la prospérité des propriétaires de ladite Société et de leur principal associé, Société H. Müller et C°, propriété du Hollandais Gustave-Henri Müller, activant depuis Rotterdam. 

Miliana enseigne aussi la résistance. La résistance ouvrière portée par les mineurs du Zaccar ; la résistance militaire contre l’occupant français…Ici naquit le résistant Ali La Pointe, qui tint tête au général français Bigeard lors de la mémorable Bataille d’Alger. C’est d’ici que partit l’aspirant communiste Maillot, avec une grande quantité d’armes pour les maquis du FLN. Ce fut de Miliana, de cette ville à la position stratégique, si bien située au sud du Dahra, sur les contreforts du mont Zaccar, dominant la vallée du Chelif, que l’émir Abdelkader organisa militairement la lutte contre l’envahisseur français. 

Djamel Bensmaïl, l’enfant de Miliana, restera aussi, l’enfant naturel de cette bravoure.

Auteur
Mohamed Benchicou

 




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