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Djawad Rostom Touati : lisons « Houaria »

Inaam Bayoud

Le livre d'Inaam Beyoud

L’écrivain Djawad Rostom Touati a publié un important texte sur Facebook au sujet de la controverse qui vise honteusement le roman Houaria d’Inaâm Bayoud.

« L’art est éducateur en tant qu’art, non en tant qu’art éducateur. » Antonio Gramsci.

« Houaria », d’Inâam Bayoudh, est l’un des romans les plus beaux et captivants qu’il m’eût été donné de lire, toutes langues confondues.

Un roman polyphonique, où les voix des personnages tissent, par touches successives, la trame de ces destins savamment entrecroisés par l’auteure, qui recourt à un narrateur omniscient pour combler les quelques « blancs » que ne peuvent peindre les personnages, et nous plonger dans l’existence de ces couches marginalisées qui ont subi de plein fouet la décennie noire.

Dans un style de haute facture sans jamais être industrieux, l’auteure saupoudre sa narration de dialogues en dialecte oranais, qui donnent au récit un surcroît de réalisme au point que l’on croit voir les personnages vivre sous nos yeux. Ces passages, parfois crus sans jamais être vulgaires, sont esthétiquement justifiés et jouent un rôle primordial dans la narration: ils donnent de la substance aux personnages, une identité, un réalisme qui leur fait prendre corps et chair au-delà du « type littéraire »: une gageure que peu d’auteurs sauraient soutenir avec un tel brio.

Il semblerait cependant que le procédé, pourtant répandu chez maints grands auteurs (Choukri, Mahfoudh, etc.) eût choqué (vraiment?) quelques esprits bien-pensants, qui se sont empressés, photos à l’appui, de « signaler » ces passages comme indignes de la littérature, « el adab », la polysémie du mot en arabe suggérant une fusion entre littérature et « bonnes manières ».

Pour ces théoriciens de la littérature conventuelle, il faudrait qu’un personnage issu des bidonvilles s’exprimât comme un aède, que ses disputes fussent à fleurets mouchetés, et que les scènes ou dialogues amoureux fussent tirés de « تحفة العروس », ou qu’elles soient réduites au marivaudage.

Les questions esthétiques, notamment celles liées au réalisme, ont été débattues maintes et maintes fois dans tous les pays, mais sur des bases académiques sérieuses, non à partir de « clichés » isolés et offerts en pâture à la vindicte bariolée des contempteurs de la toile: gardiens de la bien-pensance et de la pudeur, envieux, zélateurs d’autres auteurs mis en concurrence, ou simples amateurs de buzz à qui l’on a prostitué la littérature pour en faire la matière de railleries goguenardes et de persiflage revanchard: « C’est donc cela, la littérature? »

Réflexions sur la base matérielle de l’intégrisme, sur le fait qu’il n’ait été que l’idéologie disponible pour habiller le mécontentement et le ressentiment du déclassement et de la paupérisation; sur le rôle réactionnaire de certaines zaouïas, qui exploitent le désespoir et la détresse de ces classes marginalisées pour leur extorquer les maigres sous qu’ils parviennent à épargner; sur le rôle progressiste de l’Islam bien compris, à travers la figure de Mourad, chirurgien brillant et exégète éclairé; sur la faillite de courants progressistes, coupés des préoccupations réelles du peuple réel, car trop occupés à mâchonner une phraséologie creuse ; sur le rapport au corps, à l’amour, à la féminité, à la séduction, à la littérature; sur les espoirs déçus et les désirs réprimés par l’exclusion de classe; sur l’hypocrisie sociale et ses ressorts concrets; réflexions sur bien d’autres thèmes encore: tout cela est passé à la moulinette des Don Quichotte de la littérature lustrale et immaculée, qui ne prennent du réel que ce qui sied au goût de ces sycophantes, et poussent le reste sous le tapis.

Ainsi est sommée Mme Beyoud, et quiconque après elle, de ne peindre du réel que « وين يشوف أحمد ».

Or, les créateurs répondent à une nécessité intérieure, et conduisent leur œuvre selon cette nécessité, et non selon les injonctions des chapelles.

Je me réjouis toutefois de cette polémique: elle permet de dépoussiérer là où ne voit pas Ahmed, de soulever les tapis et pousser les meubles, en somme d’affronter le réel par son plus prestigieux « représentant », au sens où il en fait une représentation: la littérature.

Les mêmes qui raillent, en politique, le procédé qui consiste à faire comme si un problème dont on ne parle pas n’existe pas, voudraient faire de ce procédé la norme en littérature. Vaste programme!

Lisons donc Houaria, pour envisager un pan de la réalité sociale, sans fards, sans complaisance, sans jugements et sans discours idéologique. « Ni rire, ni haïr, ni pleurer, mais comprendre. » La formule de Spinoza est tout de même plus intéressante que l’idéal des zélateurs de « غير وين يشوف أحمد ».

Pour ma part, je vais relire Houaria, entre autres, pour apprendre à écrire: car voilà un roman que j’aurais rêvé de signer.

Djawad Rostom Touati

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