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Du cessez-le-feu au putsch militaire (II)

Dossier : Abdelhafidh Yaha, un homme, un vrai

Du cessez-le-feu au putsch militaire (II)

Dans la contribution précédente, les informations fournis par Abdelhafid Yaha, dit Si Lhafidh, permettent, déjà et clairement, de deviner la suite logique des événements de la guerre de libération nationale (voir vidéo plus bas). Cette «logique», effectivement, se concrétisa.

Deux événements eurent lieu durant la guerre. Leur évocation est plus utile dans cette partie que la précédente ; ils fournissent un éclairage permettant de mieux comprendre ce qui eut lieu au cessez-le-feu.

À l’extérieur, au Maroc, là où stationnait l’armée et l’état-major, l’un des deux dirigeants les plus en vue de la guerre de libération, Abane Ramdane, fut assassiné par ses « frères » de combat (voir pp. 114 et suiv.) Le responsable en était Boussouf, le supérieur du colonel Boumediène. Puis, l’autre dirigeant le plus important, Larbi Ben M’hidi, fut arrêté (dans des circonstances plutôt étranges) et assassiné par l’armée coloniale (voir pp. 116). Avec la mort de ces deux dirigeants, auteurs de la Plateforme de la Soummam de 1956 (1), c’est une vision politique et sociale démocratique et populaire qui fut éliminée. Désormais, la partie autoritaire, militariste, défendant une vision arabo-islamiste de type fasciste, conquit l’hégémonie dans la poursuite de la guerre.

On arrive donc à la cessation de la guerre, en mars 1962. Voici les faits les plus significatifs avancés par Si Lhafidh.

Le premier est d’ordre social ; il concerne une couche de nantis. Si Lhafidh dit : «A la veille du cessez-le-feu, le vent a commencé à tourner. Nombre de personnes aisées, jusque-là peu convaincues par notre lutte pour l’indépendance, prenaient contact avec nous pour régler des cotisations qu’elles n’avaient pas payées depuis des lustres. Elles voulaient se racheter et s’enlever le complexe de n’avoir pas participé à la guerre.

Toutes ces personnes, et elles ont été nombreuses, avaient senti les fragrances de l’indépendance. L’épreuve de feu presque finie, la saison des retournements de veste commença.»

Bien entendu, cette catégorie de personnes se préoccupait de conserver ses privilèges et, éventuellement, en gagner d’autres, soit en occupant des postes administratifs, soit en poursuivant ou augmentant une activité économique lucrative. Et cela par l’habituel moyen : l’argent et la corruption. Déjà !

L’autre fait qui eut lieu est plus grave, on devine lequel : la conquête du pouvoir. À ce sujet, le témoignage de Si Lhafidh est stupéfiant. Qu’on en juge.

«Combien de chefs de l’organisation ont été préoccupés plus de leur carrière politico-militaire que de la marche de la Révolution ? Hélas, ils ont été bien trop nombreux !»

« Pendant ce temps, il y en avait qui fourbissait leurs armes pour asseoir leur pouvoir sur le pays. Dans cette optique, l’état-major dirigé par le colonel Boumediene [situé hors des frontières, au Maroc (2)] a distribué grades et responsabilités à ses clientèles. C’est à cette époque que nombre de déserteurs de l’armée française ont été faits officiers supérieurs pour encadrer les unités destinées à nous combattre.»

«Une autre catégorie de personnes fut incorporée dans ce plan de conquête du pouvoir :

«Combien de fois tout l’appareil militaire stationné à l’extérieur du pays a été paralysé des mois durant à cause des jacqueries ou des promotions de proches qui ne plaisaient forcément pas à tout le monde ?»

Quant aux faits affirmés pari Si Lhafidh ci-dessous, combien en sont informés ? « Dois-je rappeler que l’écrasante majorité des cadres politico-militaires du FLN étaient installés à l’extérieur de l’Algérie, laissant le terrain des opérations et la lutte armée aux maquisards et à leurs officiers ?

Mais avouons que les politiques ne furent pas les seuls à rejoindre l’extérieur. On le sait, nombre d’officiers, je veux parler des colonels et des commandants, une fois sortis n’avaient plus remis les pieds sur le territoire algérien jusqu’à l’indépendance. »

Cependant, restait un acteur à considérer : le peuple. Comment réagira-t-il à une prise de pouvoir illégitime ?… Si Lhafidh déclare:

« En parallèle, l’EMG [État-major Général] distillait auprès de la population toutes sortes de propagandes afin de déstabiliser le GPRA [Gouvernement Provisoire de la République Algérienne] et les djounoud [combattants armés] des wilayas [provinces] qui ne lui étaient pas acquises. Des tombereaux de calomnies ont été inventés sur le GPRA et ses soutiens. Je me rappelle par exemple d’une de ces rumeurs persistantes lancée par l’état-major. Elle disait, en substance, que le GPRA avait trahi et bradé l’Algérie en signant les accords d’Evian [mettant fin à la guerre].

Loin du théâtre de la guerre et ses atrocités, ces soldats se sont permis même le luxe de dénoncer les accords d’Evian. La manœuvre était trop facile sachant qu’ils étaient loin du feu de la guerre. Comme dit le proverbe algérien : ne ressent l’incandescence des braises que celui qui en a été brûlé. C’est vrai, de là où ils étaient, ils ne pouvaient sentir l’insupportable odeur qu’exhalent les corps des moudjahidine [combattants armés] brûlés par le napalm, ni les souffrances aiguës du peuple.

L’objectif de ces menées était, bien entendu, de discréditer le GPRA aux yeux de la population ainsi que l’ALN [Armée de Libération Nationale] de l’intérieur acquise majoritairement au gouvernement légitime. Et par-là, paraître aux yeux des masses algériennes comme le seul défenseur authentique de l’Algérie.

La ruse était diabolique et franchement malsaine. »

Plus loin Si Lhafidh ajoute : « Que disaient d’autres ces fameuses rumeurs allègrement colportées parmi les troupes de l’extérieur et la population ? Que nous, moudjahidine de l’intérieur, n’avions pas tué les harkis [collaborateurs indigènes de l’armée coloniale]. Rien que ça. Bien au contraire, on les aurait incorporés dans nos rangs. Voir ! Comme si l’indépendance arrachée, notre ultime devoir était de liquider tous les harkis ou les suspects sans enquête, ni une quelconque instruction de procès.Voulait-on par-là pousser à des tueries de masse ? C’était à le croire… » (3)

Dès lors, les combattants de l’intérieur, au service du peuple, avaient compris. Si Lhafidh écrit, au sujet de Krim Belkacem, de retour à Tizi-Ouzou :

« Je me rappelle seulement de ces paroles par ailleurs symptomatiques de la situation qui prévalait : « Il vous faut encore résister, tenir ; ce qui nous attend est encore difficile. La révolution n’est pas près de se terminer, restez fidèles à la mémoire de tous ceux qui sont morts en martyrs (…) »

A. Yaha conclut :

« Désormais L’union sacrée avait vécu. L’heure était à la prise de pouvoir. A peine le premier combat fini qu’un autre allait commencer pour les militants de la liberté et de la dignité. »

Effectivement, l’armée des frontières, puissante en soldats, équipée du matériel le plus moderne, envahit le territoire, sous la direction du colonel Boumediene. Les combattants de l’intérieur qui s’opposèrent à ce putsch furent massacrés.

Quant au peuple, il sortit dans les rues en criant « Sab3 asnîne, barakât ! » (Sept ans, ça suffit ! »

D’un certain point de vue, ce comportement était compréhensible. Celles et ceux, algériens ou français ou d’autres encore, qui affirment, aujourd’hui, qu’ « au temps de la France, c’était mieux », sont invité-es à lire ce témoignage de Si Lhafidh :

« Trop de sang et de larmes ont arrosé les montagnes et les plaines de notre pays pour qu’elles ne s’ébrouent pas un jour contre le colonialisme. (…)

Le colonialisme nous a tout enlevé. Les terres et leurs richesses étaient distribuées à sa clientèle, le gros colonat. La liberté ? Eh bien, c’était simple, nous n’avions aucune liberté. Devant toutes les privations imposées par le système colonial, nous n’avions en réalité plus rien à perdre, hormis nos vies bien sûr, que les hommes de novembre ont décidé d’offrir à la révolution algérienne. Cela a été l’ultime liberté que beaucoup d’hommes et de femmes n’ont pas hésité à prendre pour s’affranchir dans la dignité. »

Hélas ! Sept années de guerre anti-coloniale n’ont pas suffit pour les chefs putschistes. Ils poursuivirent leur guerre, celle-ci pour la conquête du pouvoir. Et ils y parvinrent par la force de leurs chars. La première fois qu’ils ont servi, ce fut pour massacrer des combattants de l’intérieur, parce qu’ils s’opposaient à la dictature.

Si Lhafidh écrit :

«Car enfin, l’Algérie d’aujourd’hui est-elle celle dont nous rêvions dans les maquis ? Assurément non. Dès le premier été de l’indépendance, notre pays a été plongé dans une nouvelle oppression ; celle de l’état-major général de Houari Boumediene soutenu par quelques politiques ambitieux.»

Le plus représentatif d’entre eux fut Ahmed Ben Bella, auto-proclamé, grâce aux chars, premier président de la république. Elle fut déclarée « démocratique et populaire», deux mensonges pour un régime autocratique et oligarchique.

Le reste est connu. Dès lors, ce régime s’abattit sur le peuple. Il fut un fascisme (dans les méthodes de domination) masqué de couleur rouge (celle du « socialisme spécifique ») et de couleur verte (l’arabo-islamisme)

Cependant, un problème persiste jusqu’à aujourd’hui. Si Lhafidh le souligne. Il concerne la vérité historique, occultée par les vainqueurs :

« Malheureusement toutes ces précieuses archives qui retracent la marche de notre révolution demeurent encore aujourd’hui pour l’essentiel inaccessibles aux Algériens. Quel sens donner à cette mise sous séquestre si ce n’est la crainte que l’histoire nous renvoie des vérités dérangeantes pour nombre de personnalités politiques qui accaparent encore les cercles du pouvoir ? Il est maintenant évident que dans le maelström de la lutte que nous avons mené, les objectifs des uns n’étaient pas ceux des autres. Pendant que les maquisards tenaient vaille que vaille un maquis chaque jour un peu plus intenable, en Tunisie et au Maroc nos soi–disant décideurs, politiques et militaires, se constituaient des coteries, un puissant appareil militaire pour peser sur la direction du FLN/ALN. »

Reste à exposer comment Si Lhafidh a poursuivi, avec d’autres, la lutte contre la dictature indigène. C’est l’objet de la contribution suivante.

K. N.,

Email : kad-n@email.com

Notes

(1) Voir les précieuses considérations de Si Lhafidh, pp. 117 et suiv.

(2) Pour faciliter la lecture, nous mettons des précisions entre crochets, pour informer les personnes non familiarisées avec les faits évoqués.

(3) Le rôle joué par les harkis, et les auteurs qui l’ont permis, seront évoqués dans la troisième partie de ce dossier. 

Auteur
Kadour Naïmi

 




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