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Du mouvement actuel au prisme de l’analyse

OPINION

Du mouvement actuel au prisme de l’analyse

Cela fait bientôt 20 ans que la société algérienne est sclérosée, et nous la pensions inerte pour longtemps. Et puis, d’une manière inattendue, l’avènement d’un mouvement démarre, mine de rien, contre le 5ème mandat du « président » Bouteflika. Ce sursaut émis sur les réseaux sociaux a rapidement gagné toute l’Algérie.

Les intellectuels locaux ainsi que la société civile n’ont apparemment, croyions-nous, pas émergé depuis la grande répression de 2001 en Kabylie (nous y reviendrons plus loin).

Aujourd’hui, des millions de gens occupent l’espace public et les rues des grandes villes (17 millions tous les vendredis, mais « seulement » 8 millions selon le ministère de l’intérieur algérien).

L’Algérie comptant un peu plus de 40 millions d’habitants, donc c’est au moins un bon tiers de la société qui manifeste tous les week-ends. Une telle mobilisation aurait fait tomber n’importe quel pouvoir, y compris les plus dictatoriaux, mais cela n’est pas (encore) le cas en Algérie.

D’où, en filigrane ces questions :
– Quelle est la véritable nature du régime algérien ?
– L’Algérie est en mouvement, quelle analyse et où va-t-on ?
– Du non-rôle apparent des islamistes
– La singularité de la Kabylie
– In fine, le mouvement est-il révolutionnaire ?

Quelle est la nature véritable du régime ?

Les analystes éclairés, de gauche notamment, ont fait un parallèle entre le système algérien et le système égyptien. Pourquoi ? Les deux systèmes sont issus de leurs armées « libératrices ». La comparaison s’arrête là même s’il y eut des similitudes dans les années 70.

Pour résumer :
– Le système égyptien tient sa « légitimité » du coup d’Etat à l’encontre de la monarchie. Ladite monarchie fut renversée par ce qu’il est appelé les «Officiers libres ». Son vecteur tiers-mondialiste et sa lutte contre l’influence britannique lui donnèrent plus tard une assise étendue au monde avoisinant (Afrique du Nord notamment).

– Le système algérien tient la sienne du coup de force militaire contre le GPRA (Gouvernement provisoire de la révolution algérienne), et contre le congrès de la Soummam qui affirmait que le politique devait primer sur le militaire (1956).
L’Histoire est longue mais les actes fondateurs sont là.

La nomenklatura s’est assise sur le peuple avec sa justification historique, à savoir la lutte pour l’indépendance. Il en est de même par ailleurs en Egypte… Si le parallèle entre les deux régimes était significatif dans les années 70, la comparaison s’arrête là depuis les années 1980 à nos jours. Pourquoi ? Le mouvement berbère de Kabylie a inauguré une contestation ouverte et intéressante en Algérie (Printemps berbère d’Avril 1980). Sa dynamique a fini par déboucher sur un régime acceptant les partis d’opposition. Mais nous verrons qu’ils seront assez rapidement domptés, voire créés pour certains par le pouvoir, avant de servir de garants au régime.

Mais revenons au système. Quel est-il finalement ?

Le système algérien n’a, en réalité, pas son pareil dans le monde. Il est à la fois fondé sur des mœurs politiques fascisants et sur une démocratie de façade, essentiellement à usage externe. Précisons ces deux derniers points.

D’une part, le fascisme est pour nous l’accaparement absolu par les grands nantis de l’organisation de la société : finies les grèves, terminés les syndicats, plus d’oppositions car les intérêts des maîtres doivent être optimisés sans entraves.

D’autre part, et c’est dans l’ère du temps, les politiques de service doivent donner au monde une image présentable du système.
D’où notre désignation du régime algérien comme fascisant, compradore et pseudo-démocrate.

Relevons cependant qu’il faut différencier le fascisme d’une dictature. Une dictature peut être de « Gauche » ou de « Droite ». De Gauche comme par exemple les abominables Khmers rouges, ou encore l’autoritarisme de la « révolution culturelle de Mao ». Mais de droite aussi comme elle est vécue à Haïti par exemple.

Pour résumer, la dictature peut être de gauche comme elle peut être de droite. Mais le fascisme relève exclusivement de la droite.

Revenons à l’Algérie…

Trois vecteurs historiques ont façonné sa colonne vertébrale :

a) L’adhésion du PPA (Parti du Peuple Algérien, ancêtre du FLN) aux phantasmes arabo-islamiques : monolithisme de la langue saoudienne que personne ne parle, et de l’islam imposé comme supra-religion. Il convient néanmoins de relever que la direction du PPA ne fut pas unanime. Les Kabyles, notamment ainsi que d’autres électrons libres, ne se sont jamais reconnus dans ce choix.

b) Le coup de force contre le congrès FLN de la Soummam (Kabylie). Les deux résolutions principales de ce congrès (1957, donc avant l’indépendance de 1962) furent la primauté de l’intérieur sur l’extérieur (i.e. les dirigeants établis à Tunis), et du politique sur le militaire (dont l’Etat-major général était basé lui aussi à Tunis). Les plus gros des maquis étaient en Kabylie (encore). Mais les politiques, hors-sol, se sont alignés à la Umma (islamo-baathisme), c’est-à-dire la grande nation arabe accouplée de la religion islamique. (Nous y reviendrons).

c) L’adoption par le FLN au pouvoir en 1962 du jacobinisme français. Les élèves suivent les maîtres, c’est connu. La préservation de l’Etat colonial est transmise aux nouveaux potentats. Le nouvel Etat «révolutionnaire » s’appuiera désormais sur deux béquilles solides : l’armée et la « nouvelle » idéologie dont l’essentiel est : l’arabe à la place du français, puis l’islam à la place de la laïcité, et pour finaliser, république compradore contre république impérialiste. Beau bouquet qui prend l’eau aujourd’hui.

Pour simplifier, l’Algérie s’est dotée, idéologiquement et par la violence de sa dictature, d’un système assis sur l’articulation de deux éléments fondamentaux : un Etat compradore, une essence cosmopolite (langue et religion supranationales).
Combler le manque de « Nation-Algérie », fut finalement simplet, enfantin. L’idéologie dominante a trouvé recours au cosmopolitisme.

Qu’est-ce que la doctrine cosmopolite ?

Le cosmopolitisme est la théorie qui consiste à nier les réalités nationales et à leur substituer un impérialisme de valeurs supranationales. En général, ce sont les religions et les langues officielles qui jouent ce rôle. A nuancer car les droits de l’homme sont aussi une valeur supranationale au sens de l’universalité.

En Afrique du Nord, nous relevons deux cosmopolitismes permanents : l’islamisme et l’arabisme. Pour l’Algérie, il y en a occasionnellement un troisième : l’anticolonialisme.
Expliquons-nous :

  • Le moule arabiste : pour créer l’Homme Nouveau (sic !), le pouvoir central s’est beaucoup servi de ce moulage dans les années 1970. On a assisté à une arabisation forcée et forcenée tout azimut. La Kabylie était en quelque sorte le maillon faible de la umma, i.e. la mère patrie arabe qu’il fallait renforcer. Cette thèse faisant par la suite moins recette (dissensions entre les pays du Moyen-Orient, etc.), les idéologues du régime ont plus largement mis en exergue l’islam.

  • L’islamisme : religion d’Etat, l’islam a servi de plus en plus d’opium et d’embrigadement au profit des maîtres du pays. Tout réfractaire sera réprimé tant la religion semblait être le dernier paravent de l’Etat central.

  • L’anticolonialisme : voici les inepties que nous pouvons entendre : le colonialisme n’a pas fait de distinction entre les régions ; il a autant frappé la Kabylie que le reste du pays ; nous sommes donc tous identiques. Cet argument est souvent utilisé contre les kabyles.

L’idéologie, distillée par l’Etat algérien se fonde de visu sur ce package ou triptyque arabo-islamique-anticolonial.
Il fut qualifié de Bonapartisme dans les années 1970 (fusion des élites et adhésion populaire). Mais la négation des langues et des luttes de classes est évacuée. Cette thèse est largement dépassée aujourd’hui. Passons donc.

Entretemps, le malaise perdure et s’accentue. Les richesses naturelles du pays servent de moins en moins les « gens d’en bas » et de plus en plus ceux « d’en haut ». Au passage, il n’y a plus de production économique, ni même de classe tampon. Il reste juste la rente et l’affrontement.

La rupture avec ce système est à l’évidence nécessaire. Toute tentative de composition ou recomposition s’avère inutile, voire nuisible pour les générations futures.

L’Algérie est en mouvement, quelle analyse et où va-t-on ?

L’appareil étatique, calme jusqu’à un certain moment, semble maintenant sérieusement inquiet. La mobilisation ne faiblit pas et le peuple veut en finir avec le régime. La question du « que faire » est double. Elle se pose autant pour le pouvoir que pour le peuple dans la rue.

Pour le pouvoir, il est évident que l’aspect répressif redevienne la norme pour sa survie. Les gaz lacrymogènes et autres canons à eau sont les réponses qui commencent à être données.

Le peuple, quant à lui, a résolument choisi la voie pacifique. La leçon de la décennie noire (1990-1999) est tirée, mais reste un constat amer tout de même :
– Plus de 200 000 morts
– Islamisation profonde de la société
– Oppositions démocratiques et/ou révolutionnaires « innovantes » satellisées, voire carrément inféodées : RCD (social-libéral à ancrage kabyle), PT (lambertiste) pour ne citer que ces deux formations)
– Ecole gravement sinistrée
– Pillage des ressources du pays par les castes au pouvoir
– etc.

Tranquillement, le camp du peuple s’élargit et se renforce de semaine en semaine. Ce camp sait intuitivement qu’un choc frontal avec le pouvoir lui sera fatal. Donc il prend son temps pour s’enraciner davantage. Une bonne chose car il se fait force et rouleau-compresseur.

A la lumière des éléments que nous possédons au moment où nous écrivons ces lignes, nous pouvons constater deux choses :
a) Le mouvement est bien lancé, et on ne voit pas pourquoi il pourrait s’affaiblir. Les conflits internes au régime ne sont pas véritablement résorbés – ils s’accroissent au contraire -, et donc la rue remplit le vide en s’amplifiant de semaine en semaine.

L’Histoire ne choisit pas son heure. Que ce soit par ailleurs le jour de la défaite ou celui de la victoire.

b) Le pouvoir mi-théocratique, mi-compradore ne peut que se réaménager, puis rebondir pour sa survie politique. Il ne peut, à l’évidence, abandonner ses immenses dividendes. Les instances « légales » ayant déserté les apparitions publiques ne peuvent que se préparer à une conclusion à l’égyptienne.

Clairement à une nouvelle dictature militaire qui sera soutenue par la France. A ce propos, les cas libyen et nigériens sont éloquents. Nous pouvons les résumer en un slogan : «Que perdure le gaz du Sud Algérien, que continue Areva au Nord du Niger » !

Du non-rôle apparent des islamistes

Les islamistes semblent absents de la révolte pacifique du peuple. Et pourtant ils sont une réalité criante, tangible et non négligeable. Ils ont tenté de lancer des prières publiques lors des premières manifestations, mais ont été manu-militari évacués par les jeunes. Depuis, ils sont invisibles physiquement et politiquement. Cette question pourra devenir à terme un véritable poison. Pourquoi ?

Trois raisons essentielles peuvent expliquer ce « non rôle » :

– D’une part, ils ont été défaits militairement suite à la « décennie noire ». Mais ils ont gardé toute leur capacité de mobilisation.
– D’autre part, ils ont obtenu toutes les garanties, grâce à la « Concorde civile » de Bouteflika (1999). Ils peuvent le congratuler. Rappelons néanmoins que la « Concorde civile » a aussi largement bénéficié au pouvoir. Cela lui a notamment permis de se dédouaner de sa responsabilité dans la guerre faite aux civils.

Cette loi de la concorde dite civile a non seulement amnistié les islamistes en armes, mais leur a aussi permis de réintégrer la vie civile. Plus encore, ils ont rapidement bénéficié de rentes à titre d’anciens combattants. Plus de 6 000 combattants descendirent ainsi des maquis.

Les partis de l’opposition légale dite démocratique, embarrassés à s’opposer «à la paix», capitulèrent sans honneur. Ils ne donnèrent pas de consignes à leurs militants. Bref, quand bien même ils en auraient données, cela n’aurait servi à rien car il est connu que ces partis sont les suppôts et les toutous du pouvoir. Sociaux-démocrates et extrême-gauche compris.
Mais le pire n’est pas là…

Le pire sont les conséquences qui s’en sont suivies. Notamment les programmes éducatifs. Les fondements et l’idéologie de ces programmes sont aujourd’hui entièrement islamisés. Les référents ont totalement changé. La « révolution algérienne » a remplacé l’exemple cubain par la pureté saoudienne, le socialisme par l’espoir du paradis.

Revenons à notre questionnement : pourquoi les islamistes se tiennent en réserve ?

L’islamisme politique est plus lucide que l’on ne pense. Il a compris qu’il n’aura rien à gagner d’une confrontation ouverte. Il se met donc en embuscade « citoyenne » tout en laissant libre le terrain aux manifestants.

Ceci pour deux raisons :

a) La sociologie électorale lui est favorable.
b) Les urnes lui donneront une véritable légitimité en cas d’assemblée constituante et plus encore dans la perspective d’élections organisées par le pouvoir.

La singularité de la Kabylie

La Kabylie est singulière tant sur le plan géographique que sur le plan historique. Elle est aux abords d’Alger, elle est montagneuse et possède un long rivage sur la méditerranée. Elle a toujours été en opposition aux pouvoirs en place. Souvent indicatrice ou initiatrice, puis fer de lance des révolutions, elle en fut finalement durement victime. Un temps mort, puis les jeunes générations reviennent et persévèrent. Incontournable que ce bout de pays, très densément peuplé, et estimé à environ 8 millions d’habitants huchés et perchés essentiellement sur les cimes des montagnes !

Aujourd’hui, tous les militants kabyles sont dans les rues, y compris les plus affirmés et les plus rompus aux luttes. Mais une question lancinante se pose dans leur esprit : n’allons-nous pas faire accoucher d’un nouveau monstre ? Ou alors un espoir inassouvi peut-il devenir enfin réalité ?

Etant moi-même kabyle, le rêve d’un espoir inassouvi serait idyllique. Je n’y crois pas et la désillusion sera de nouveau amère.
Mais que veulent les kabyles finalement ?

Pour simplifier, ils rejettent l’Etat central, l’arabo-islamisme, le pouvoir mortifère en place. Ils ne se reconnaissaient pas dans le fatras de l’Etat-Nation. Ils sont proches des revendications catalognes, mais les moyens constructifs manquent pour faire de même. Des formations politiques autonomistes ou indépendantistes existent. Mais cela ne prend pas faute, à notre avis, d’une politique basée sur une idéologie convaincante. La question reste entière. La Kabylie est encore sur le « revendicatif » et pour le moment suiviste, mais avertie.

Une vieille militante kabyle est tout de même à relever : «La situation que traverse la Kabylie depuis quelques semaines interpelle et doit inciter les Kabyles à mener une réflexion pour mettre en place une stratégie à même de protéger la Kabylie et lui éviter toute aventure qui la fragiliserait davantage. »

In fine, le mouvement est-il révolutionnaire ?

D’emblée, nous dirons qu’il ne l’est pas. Pas encore en tout cas. Il y a certes un bouleversement ouvert des mœurs sur les places publiques, mais le fond idéologique pêche cruellement. Les partis des oppositions démocratiques, ainsi que les syndicats ont largement été laminés par les services algériens. Tous sont passés à la trappe : FFS (social-démocrate), RCD (social-libéral), PT (trotskiste-lambertiste), PST (trotskiste-pabliste), MDS (néo-léniniste), les syndicats autonomes (nous ne pouvons tous les citer vu leur nombre). Notre conviction est que ces catégories, sont somme toute théoriques et ne peuvent convenir dans une société où le politique tient plus d’un organigramme de parti et d’égo que de pensée conséquente.

Ces organisations, après avoir manifesté une certaine réserve, ont fini par se joindre au mouvement en ordre dispersé. La jeunesse tumultueuse les a rejetées dans un premier temps par crainte de récupération. Puis elle a en admis certaines et mais pas toutes…

C’est que le « dégagisme » est ancré en profondeur ! Il va à l’évidence au-delà du « dégagisme » du pouvoir officiel…
Nous devons admettre l’incapacité structurelle actuelle d’une entente sur un minima démocratique, et encore moins sur un socle révolutionnaire de base car les postures idéologiques de la « décennie noire » restent vivaces (entre autres).

Ceci étant, du côté de la politique informelle, les réunions fourmillent, des plateformes émergent çà et là. A boire et à manger car on ne sait d’où elles viennent.

Du côté des « réseaux sociaux » – d’où d’ailleurs le mouvement fut lancé- des pages de faux opposants pullulent. Le DRS (services algériens) fait son travail de sape, mais cela ne semble pas prendre.

Le mouvement, très puissant et le plus massif depuis « l’indépendance de 1962 », a conscience de sa force mobilisatrice. Au milieu du gué, il ressent cependant une impasse à terme. Certes, la classe politique doit être dissoute, mais que faire après ?
Les populations ont recours depuis des semaines aux grèves et aux manifestations pacifiques. Les leçons de la Tunisie et de l’Egypte sont assimilées. Mais les places ne sont pas réellement occupées comme elles l’ont été par les islamistes en 1991 à l’occasion de leur grève insurrectionnelle, ou comme les Kabyles en 2001 qui ont complètement vidé leur territoire de l’appareil répressif du pouvoir.

Quelques camarades espèrent qu’un consensus pourra se dessiner, il est difficile d’y croire !

Malgré les slogans généreux, malgré les démonstrations de rue, malgré l’enthousiasme du renouveau ainsi que les apparences, nous ne sommes pas en situation révolutionnaire même si la cristallisation possède incontestablement des potentialités en ce sens.

Gérard Lamari
 

Auteur
Gérard Lamari

 




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