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Du Printemps noir de Kabylie au  Hirak 2019 : le pari perdu de la transformation de l’indignation citoyenne en projet politique

Arouch, printemps noir

Vingt-quatre ans après le Printemps noir, la Kabylie se souvient encore (?) de ce qui fût  un soulèvement populaire d’une ampleur inédite, mais dont les aspirations restent orphelines.  

La répression post-Hirak, marquée par un recentrage autoritaire du pouvoir et l’effacement systématique de la mémoire militante, participe à une entreprise plus large de déconstruction du sens de la résistance, conférant à cette séquence historique une brûlante actualité.

Une contestation inégalée, une mémoire sous silence

Le 14 juin 2001, des milliers de citoyens kabyles convergent vers Alger pour porter la voix d’une région meurtrie par les violences policières. Le mouvement citoyen des Arouch, né dans le sillage de l’assassinat de Massinissa Guermah, tente alors de canaliser l’indignation populaire en un projet structuré, fondé sur la plateforme d’El Kseur : exigence de justice, égalité, reconnaissance des droits culturels et retrait des forces de sécurité.

Mais si cette marche pacifique est accueillie par une répression féroce, causant de nouvelles victimes, c’est surtout l’oubli organisé qui s’installe durablement. Comme les  événements d’avril 1980 qui bénéficient, jusque-là, d’un minimum de reconnaissance symbolique, le Printemps noir est volontairement marginalisé dans les récits officiels comme s’il fallait en effacer la trace pour mieux disqualifier toute révolte citoyenne.

Dans l’Algérie post-Hirak, ce processus s’est accentué. La mémoire de résistance populaire est désormais perçue comme une menace par un pouvoir qui criminalise la commémoration, interdit les rassemblements et verrouille l’espace public. Même les cérémonies de Tafsut Imazighen ( le printemps amazigh,  commémoré dans une ferveur toujours renouvelée) sont désormais dans le viseur sécuritaire. L’État cherche moins à réconcilier qu’à effacer.

Une transition politique avortée

Le Printemps noir aurait pu marquer un tournant démocratique. Mais les espoirs ont été piégés dans une stratégie de désamorçage : concessions techniques sans réformes de fond, dialogue sans reconnaissance, mesures sociales sans justice. La reconnaissance des victimes, les excuses officielles, les pensions ou le retrait partiel des gendarmes ont été autant de tentatives de pacification sans transformation.

Les animateurs du mouvement citoyen, bien que porteurs d’une parole légitime, n’ont pas su — ou pu — transformer l’élan de la rue en force politique durable. En l’absence de structuration autonome, ils ont été rapidement marginalisés par les manœuvres du régime, les divisions internes, et l’usure d’un engagement non relayé. Le champ politique kabyle s’est progressivement désertifié, à mesure que les espaces de lutte ont été fermés ou récupérés.

Cette incapacité à donner une suite politique à l’indignation n’est pas seulement celle des Arouch : elle s’inscrit dans une dynamique plus large de neutralisation des contre-pouvoirs, relancée de manière brutale après le Hirak de 2019. Là encore, un mouvement massif, pacifique et national a été vidé de son potentiel par une répression judiciaire et policière qui rappelle les méthodes post-2001.

De la mémoire refusée à la normalisation autoritaire

Le parallélisme entre la gestion du Printemps noir et celle du Hirak éclaire la continuité autoritaire d’un régime qui redoute la parole libre et la mobilisation autonome. En 2001 comme en 2019, les revendications portaient sur les fondements d’un État de droit, sur la dignité, la reconnaissance et la justice. Et dans les deux cas, la réponse du pouvoir a été la même : contenir, délégitimer, réprimer.

Aujourd’hui, les lois antiterroristes sont instrumentalisées pour criminaliser toute dissidence, les médias sont muselés, et la mémoire des luttes populaires est activement effacée. L’oubli du Printemps noir n’est pas une défaillance, c’est une stratégie : faire taire les sursauts populaires précédents pour empêcher les recommencements.

Le pouvoir ne commémore que ce qu’il peut contrôler. Ce qui arrange sa propagande. Les autres souvenirs — ceux qui gênent, qui accusent, qui dénoncent — sont condamnés à l’effacement. Le Printemps noir, en ce sens, reste une blessure ouverte et un rappel douloureux de ce que l’Algérie aurait pu devenir.

Une histoire à réécrire collectivement

Repenser le Printemps noir, vingt-quatre ans après, ce n’est pas seulement un devoir de mémoire. C’est poser une question politique essentielle : comment transformer l’indignation en changement durable dans un système verrouillé ? Quelles formes d’organisation, de solidarité, de mobilisation, pour redonner corps à une parole citoyenne muselée ?

Dans un pays où l’histoire officielle se construit par omissions, réhabiliter les mémoires de lutte relève d’un choix politique. Il ne s’agit pas de céder à la nostalgie, mais de tirer les enseignements d’un moment de bascule afin de penser  de nouvelles perspectives de transformation  malgré l’immobilisme imposé par l’autoritarisme qui, lui, s’efforce de tout figer. 

Samia Naït Iqbal

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