Site icon Le Matin d'Algérie

Du putsch militaire de 1962 à la veille de la création du FFS (III)

Abdelhafidh Yaha : témoignage d’un homme, un vrai

Du putsch militaire de 1962 à la veille de la création du FFS (III)

 Des enfants de chouhada au centre d’accueil des fils de chahid de Larbaa Nath Irathen

Après avoir présenté les vérités sur la guerre de libération nationale, puis la période entre le cessez-le-feu et le premier putsch militaire qui installa la dictature, nous abordons le contenu du second tome (1) du témoignage de Abdelhafidh Yaha, dit Si Lhafidh. Rappelons qu’il fut un militant du PPA/MTLD, puis officier dans l’A.L.N [Armée de Libération Nationale], celle de l’intérieur.

Situation à la fin de la guerre : la régression.

Voici comment Abdelhafidh Yaha vécut la toute première période de l’indépendance :

« En ce jour du 19 mars 1962, date du cessez- le feu qui signait la fin de la guerre et de l’occupation française, j’avais cru pouvoir déposer les armes, avec la satisfaction du devoir accompli. Le peuple algérien avait laissé éclater sa joie sous un ciel plus bleu que jamais. La liberté, contenue et réprimée durant plus d’un siècle, allait enfin trouver sa place en cette terre meurtrie d’Algérie. Mais, elle sera réprimée une nouvelle fois, et pourchassée par des fiers-à-bras qui ont violé la Révolution, volé la victoire, trafiqué l’histoire, usurpé des titres de gloire. Des opportunistes qui, pendant les années de feu, étaient tapis derrière les frontières, au Maroc, en Tunisie, en Libye et en Égypte. A défaut d’avoir libéré le pays, ils n’hésiteront pas à l’envahir. A la tête d’une armée de 35.000 à 40.000 soldats bien équipés, une poignée d’officiers, dont certains fraîchement déserteurs de l’armée française, fera son baptême du feu en tirant sur les maquisards de l’intérieur qui avaient tout sacrifié, leurs biens, leur famille, leur vie pour que vive l’Algérie vive libre et indépendante.

L’épopée de la libération virait au tragique vaudeville, et le pays tombait sous la coupe autoritaire du duo Boumediene-Ben Bella. »

Notons que la transformation d’une rupture sociale révolutionnaire en un système totalitaire conservateur n’est pas spécifique à l’Algérie. Si Lhafidh rapporte :

« Dans un style qui lui est propre, la mise en garde de l’Abbé Bérenguer, qui occupe l’un des seize sièges réservés aux Pieds-noirs [les Algériens d’origine européenne, dans la première assemblée constituante algérienne], est prémonitoire :

– L’histoire est pleine de révolutions qui ont commencé dans la liberté et qui ont fini dans la servitude. »

Les deux plus fameux cas furent les révolutions française de 1789, et russe de 1917.

Voici comment cette transformation sociale contre-révolutionnaire eut lieu. Les observations suivantes ne sont pas dans le témoignage de Si Lhafidh. Elles les complètent. Une majorité de moudjahidines, de politiciens et de militaires tiraient profit de la confiscation de la liberté populaire. Les uns occupaient des postes de responsabilités

Quant au peuple, il ne sut pas faire autre chose que se résigner. Personne ne l’avait préparé à prévoir cette situation contraire à ses intérêts, encore moins à savoir comment la combattre et l’éliminer. Malgré tout leur dévouement au peuple, les combattants de l’intérieur n’ont pas pu  préparer le peuple à la résistance contre la dictature militaire, pourtant programmée et mise en cours dès 1956, suite à l’assassinat de Abane Ramdane, et au rejet du programme social démocratique de la Plateforme de la Soummam. Voilà une leçon à méditer : un peuple non préparé à se défendre contre ses ennemis est toujours vaincu.

À l’opposé, Si Lhafidh fut parmi ceux qui restèrent fidèles à leur idéal : respect du peuple et démocratie sociale.

« Fallait-il se taire ? Écouter l’herbe pousser au lieu d’agir ? Abandonner l’héritage de Novembre et de la Soummam ? Non, je ne pouvais me résoudre à cette triste fatalité. Je n’étais pas le seul, car le pouvoir s’était construit contre l’Algérie profonde. La vraie. Nous étions nombreux à croire que la lutte devait continuer. Pour l’Algérie, dont nous rêvions dans les maquis. Celle que nous avions promis de bâtir aux populations démunies qui nous avaient soutenus durant les durs moments de la lutte armée. Nous l’avions juré devant les tombes creusées à la va-vite de nos compagnons tombés au champ d’honneur.

Nous ne devions pas oublier ces hommes et ces femmes des moments difficiles qui avaient tout sacrifié pour que vive l’Algérie dans la liberté et la dignité. Il était de notre devoir de nous occuper de leurs veuves et de leurs enfants. Si nous, nous ne le faisions pas, qui le ferait ? »

Caractéristiques de l’opposition : la division des « chefs »

« Jusqu’à la proclamation du FFS, l’opposition, éclatée, était réduite à la dissidence de quelques personnalités, appuyées parfois par des groupes de sympathisants plus ou moins déterminés. La rapide structuration du FFS va lui donner plus de force et de crédibilité. Avec un bastion de militants et de sympathisants, une réelle profondeur sociale, et des prolongements auprès de moudjahidines, de militants, de syndicalistes et d’étudiants, il devient très vite une redoutable machine contre le régime.

L’alliance des figures de proue des anciennes wilayas III et IV, et de personnalités politiques de divers horizons, a mis le duo Ben Bella-Boumediene en alerte. »

Comment, alors, répond ce duo de « révolutionnaires » ? Qui a suivi l’histoire depuis l’assassinat de Abane Ramdane ne sera pas surpris par

« Aux problèmes politiques posés, ils répondent par la violence des armes. En un temps record, ils mobilisent d’importants renforts militaires, et dépêchent la troupe en Kabylie. A peine une année après l’indépendance, le bastion de la Révolution qui n’a pas encore pansé ses blessures est occupée par l’ANP… »

Suit l’exposé de Si Lhafidh. Il explique dans le détail, preuves à l’appui, comment le processus de guerre de libération nationale a abouti à ce qu’il appelle « le temps des militaires ». Il y démontre ceci :

« S’il y a un groupe qui a choisi l’illégalité, c’est bien ce conglomérat douteux d’ambitieux et d’opportunistes qui s’est rallié à Ben Bella, et non les fidèles au GPRA, signataire des Accords d’Evian au nom de l’Algérie combattante. »

Après l’emploi de la force pour conquérir le pouvoir, le duo Ben Bella-Boumediene met en place les institutions politiques concrétisant sa dictature. L’instrument principal fut le parti unique qui avait guidé la guerre de libération nationale, puis l’organisation des travailleurs.

« Les syndicalistes ne sont pas épargnés par le régime « socialiste » de Ben Bella, qui ne pardonne pas à l’UGTA sa neutralité lors du conflit entre le « groupe de Tlemcen » et le GPRA. Les accords conclus le 19 décembre 1962 entre le gouvernement et l’UGTA garantissant l’autonomie de la centrale syndicale sont violés au bout de quelques semaines. Le sort de cette organisation, jugée trop indépendante, sera scellé lors de son congrès, le 19 janvier 1963. Et c’est Bachir Boumaâza, ministre du Travail, qui usera de méthodes énergiques et de pratiques peu orthodoxes pour écarter l’ancienne direction, jalouse de son autonomie, et la remplacer par des éléments plus dociles.

Par ces procédés peu honorables, le régime a étouffé dans l’œuf toute velléité d’organisation syndicale libre, inaugurant ainsi, et pour longtemps, l’ère des « courroies de transmission » inféodées au pouvoir. »

Dans la contribution précédente fut annoncé un complément d’information sur le problème des harkis. Nous y voici. Rappelons que, durant la crise de l’été 1962, le régime avait accusé les combattants de l’intérieur de les incorporer à eux contre l’armée de l’extérieur. Voici la vérité de Si Lhafidh :

« Mais nous savons toutefois qu’en octobre 1963, pendant les quelques semaines qu’a duré la guerre des frontières contre les forces armées royales marocaines, des harkis emprisonnés ont été approchés avec cette proposition : rejoindre les rangs de l’ANP pour aller combattre l’armée marocaine aux frontières ouest, ou continuer à purger leur peine de prison. Dans un sursaut de rédemption, beaucoup d’entre eux n’ont pas hésité à endosser la tenue verte de l’Armée nationale populaire. C’était une chance inespérée pour ces soldats perdus de la guerre de libération.

Par une de ces ironies dont l’histoire a le secret, ces harkis devenus de vénérables soldats de l’ANP ont été, quelques semaines plus tard, utilisés une seconde fois par l’ANP. Cette fois-ci, ce fut pendant les ratissages contre les anciens maquisards de l’ALN qui avaient rejoint le Front des forces socialistes (FFS) entrés en rébellion contre le régime des deux B : Ben Bella et Boumediene. C’était décidément un monde à l’envers qui se dessinait pour l’Algérie nouvelle. »

Conquête de l’hégémonie : les moyens.

Mais comment le duo Ben Bella-Boumediène a réussi à conquérir l’hégémonie ?… Si Lhafidh fournit la réponse.

Auparavant, ont déjà été évoqués les occupations de postes administratifs et les mains mises illégales sur les biens dits « vacants »

Venons à l’aspect politique.

D’une part, de manière inexplicable, certaines personnalités ont soutenu les usurpateurs du pouvoir, tels Ferhat Abbas et Mohamed Khider.

D’autre part, les opposants ne surent jamais s’unir. Notons cette caractéristique. Elle constitue un aspect permanent de l’histoire algérienne jusqu’à aujourd’hui.

Au contraire, le récit de Si Lhafidh montre que l’une de ses préoccupations fondamentales était l’union de l’opposition. Il affirma, et le récit fournit les preuves concrètes de son comportement :

« Quels que soient les différends qui subsistent, nous devons nous unir. Si nos adversaires arrivent à se rassembler, pourquoi pas nous ? Si chacun campe sur ses positions, nous ne pourrons rien faire… » (…) « J’ai toujours essayé de rassembler les militants, même ceux ayant des sensibilités différentes, pour que la cause en ressorte renforcée. »

Hélas ! Non seulement il n’y parvint jamais, mais il en fut généralement la victime. Il constate, et par ce qu’il affirme l’on comprend les calomnies et les trahisons qui l’ont souvent visé :

« S’ils font tous le même constat politique sur les dangers de militarisation du régime qui ne peut déboucher que sur une dictature, la synthèse des forces bute sur les ambitions des dirigeants, qui rêvent tous d’être « Calife à la place du calife ». »

Ainsi, nous découvrons l’une des qualités fondamentales de Abdelhafid Yaha : le refus et l’opposition à toute forme d’autoritarisme en général, et, en particulier, celui incarné par des « personnalités » intéressés au rôle de « Chef » unique. Si Lhafidh était, à sa manière, un autogestionnaire. Et nous verrons ce que ce choix, authentiquement démocratique, lui coûtera, jusqu’à la fin de sa vie. En Algérie, comme dans le monde, qui dénonce le rôle néfaste des « Zaïms » et des « icônes » se condamne toujours à l’isolement et à la calomnie. Elles sont l’œuvre précisément des «  Zaïms » et des « icônes » ; ils parviennent, hélas !, généralement à tromper le peuple et même les militants les plus honnêtes.

Du point de vue politique pratique, les faits les plus marquants relevés par Si Lhafidh furent les suivants :

« (…) Mohamed Boudiaf annonce, le 2 novembre 1962, la création du Parti de la Révolution Socialiste, un mouvement jamais reconnu qui sera très vite réprimé. D’autres encore, comme le Parti Communiste Algérien, ont choisi de s’adapter au fait accompli, dans l’espoir d’accompagner l’option socialiste proclamée par le régime. Interdit fin novembre 1962, le PCA continue malgré tout de soutenir Ben Bella jusqu’à sa chute le 19 juin 1965. »

Et voilà découverte une des illusions de ceux qui croyaient à l’aspect « révolutionnaire » du régime dictatorial :

« Comble des paradoxes, l’Algérie, terre d’accueil pour les révolutionnaires du monde, est devenue le tombeau des libertés pour les opposants et les contestataires algériens. »

En fait, le paradoxe n’est qu’apparent. Ces révolutionnaires avaient généralement une mentalité marxiste autoritaire étatiste. Cette vision leur facilitait la croyance dans l’aspect « révolutionnaire » et « socialiste » du nouveau régime algérien, d’autant plus qu’il le proclamait à tous les vents.

Cependant, Abdelhafidh Yaha et ses compagnons ne se laissent pas tromper, et ne s’accommodent pas de cette imposture. Comment ? C’est l’objet de la partie suivante.

K. N.

kad-n@email.com

Notes

(1) Abdelhafidh Yaha, FFS CONTRE DICTATURE : De la résistance armée à l’opposition politique, Mémoires recueillis par Hamid Arab, tome II : 1962 – 1990, Koukou Editions, Alger, 2014.

 

Auteur
Kadour Naïmi

 




Quitter la version mobile